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« L’éminent sociologue français Mohamed Cherkaoui aborde le problème de la délimitation de la distinction micro-macro dans plusieurs travaux. Comme les études empiriques réalisées par Cherkaoui sur la stratification sociale et sur le système éducatif visent souvent à relier micro et macro, ses vues sont d'intérêt. (…)

"En substance, la microsociologie se réfère à la sociologie de l'individu, isolé de ses groupes interactifs. Le niveau macro se réfère à la généralité de personnes dans une situation." (Mohamed Cherkaoui , "The individual and the collective", in European Review, vol. 11, n° 4, 2003, p. 489)

"Un sociologue opère au niveau microsociologique quand il cherche à démontrer empiriquement l'existence de la relation entre le niveau de scolarité et le statut professionnel des individus, ainsi qu’à mesurer sa force. Quelle que soit l'analyse statistique qui est utilisée, cette affirmation demeure au niveau micro dans la mesure où elle suppose que les individus sont indépendants les uns des autres de la même manière que les niveaux d'enseignement et les professions sont indépendants." (ibid, p. 490)

Fondamentalement, il affirme que "micro" est synonyme d’"individu isolé orienté vers un but". Cherkaoui se montre critique concernant cette approche de la recherche sociologique, car elle ignore délibérément l’"interdépendance", c’est-à-dire le fait que les individus et leurs propriétés sociales soient liés au comportement et aux propriétés des autres individus. Les individus doivent être traités dans le contexte ; ils ne doivent pas être "décontextualisés" par les études sociologiques.

Cette critique semble être valable pour un sous-ensemble de théoriciens sociaux, en particulier ceux qui procèdent sur la base des hypothèses de la théorie du choix rationnel (y compris James Coleman. cf. la critique que Cherkaoui fait de Coleman). Mais ce n'est pas valable pour un autre groupe important de "micro-sociologues", y compris notamment Erving Goffman, Harold Garfinkel et les défenseurs de l'ethnométhodologie. Ces sociologues regardent l'individu ; mais ils sont pleinement engagés à le faire d'une manière épaisse et contextualisée. Nous n'avons pas trouvé d'individus isolés dans Goffman et Garfinkel ; mais plutôt, nous trouvons des serveurs, des détenus, des jurés, des professeurs et des jeunes désenchantés ; et nous trouvons une minutieuse observation sociologique de leur comportement dans des contextes institutionnels et normatifs spécifiques. Une sociologie centrée sur l’acteur ne doit pas être basée sur un modèle du choix rationnel de l'acteur et elle n'est pas obligée d'ignorer les interactions et les relations entre les acteurs comme ils passent dans leur vie sociale. Donc, une réfutation rapide de l'argument de Cherkaoui est que la "micro"-sociologie n'est pas synonyme de sociologie d’"individu isolée". (C'est le point de mon propre concept de "localisme méthodologique", consistant à regarder les individus socialement situés et socialement constitués ; lien). La sociologie centrée sur les acteurs n'est pas la même que l'individualisme méthodologique décontextualisé (lien). (…)

"La macrosociologie fait généralement référence à l’étude d’une foule de phénomènes sociaux couvrant de vastes zones sur de longues périodes de temps. En revanche, la microsociologie préfère se focaliser sur des phénomènes spécifiques, impliquant uniquement des groupes limités d’individus, tels que les interactions familiales ou les relations de face-à-face. Les théories et concepts de la macrosociologie opèrent à un niveau systémique et utilisent des données agrégées, alors que ceux de la microsociologie sont confinés à l’échelle individuelle." (Mohamed Cherkaoui, "Macrosociology-microsociology", in International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Elsevier, 2001, p. 9117)

(…) Cherkaoui identifie trois approches fondamentales de la relation micro-macro.

V1. La première est macro-centrée ; la sociologie cherche des relations de cause à effet entre un ensemble de faits macro et un autre. Cette approche "consiste à analyser les relations entre un phénomène social donné et des facteurs sociaux indépendants" (ibid, p. 9117). Cette approche tend à négliger le micro ; elle ne se soucie pas de la nécessité de micro-fondements et de mécanismes de niveau inférieur.

V2. La deuxième approche tente d'expliquer les caractéristiques macro sur la base des effets agrégés des caractéristiques micro. "La seconde procédure consiste à collecter des observations à un niveau infra-systémique et à élaborer des hypothèses sur la base de ces unités (individus, groupes, institutions) dans le but d'expliquer les relations systémiques à travers une synthèse appropriée de ces observations" (ibid, p. 9118). Cette approche est conforme à la logique représentée par le bateau de Coleman. Il pose le problème de l'explication sociale comme un problème d'agrégation des réalités sociales depuis le comportement des acteurs rationnels au niveau micro.

V3. Le troisième est ce que nous pourrions appeler l’approche "formelle-structurelle" : celle-ci explique les caractéristiques au niveau macro en analysant la structure et l'organisation du macro-système. Ici, c'est la nature et la topologie des positions au sein de la structure sociale qui sont d'intérêt. "La troisième approche... consiste à analyser les effets dus à la nature des positions et des distributions de certaines variables sur le comportement des unités composant le système sans formuler des hypothèses sur les individus" (p. 9118). Cela n'est pas sans rappeler ce que Thomas Schelling appellait les "mathématiques de chaises musicales" dans Micromotives and Macrobehavior. Ce sont les caractéristiques de fonctionnement du système social qui constituent la base de l'explication sociale.

Cherkaoui résume sa vision de la relation entre la microsociologie et macrosociologie en ces termes :

"Le projet macrostructuraliste (V1) est limité à certains aspects de la réalité sociale. Il ne peut pas, pas plus que toute autre théorie, offrir une solution au problème des liens entre la micro et la macro. Alors que la théorie du choix rationnel (V2) présente un indéniable avantage sur les autres théories, elle ne peut servir de solution universelle : la présenter comme inconditionnellement valable la rend vulnérable aux mêmes dangers qu’ont rencontrés d’autres théories. En ce qui concerne le fonctionnalisme (V3), son erreur a été de céder à la tentation de l'hégémonie ; il a remporté le titre de théorie générale des systèmes sociaux, alors que certains de ses principes ne sont valables que pour des domaines particuliers, étroitement circonscrits. Cela signifie qu'il y a une bonne façon d'utiliser le fonctionnalisme et les théories normatives, tout comme il y a une mauvaise façon d'utiliser ces théories fortes et totalisantes. Il ne peut y avoir de solution unique au problème des liens entre microsociologie et macrosociologie, pas plus qu'il ne peut y avoir un seul mode pour expliquer tous les phénomènes (le premier problème étant seulement un aspect du second)." (ibid, p. 9120)

La critique que Cherkaoui fait de Coleman est également pertinente concernant cette question, puisque Coleman procède par des explications allant de la micro à la macro ; ou des acteurs rationnels aux propriétés sociales.

"Ma troisième et dernière remarque est que, dans la pensée de Coleman, comme dans celle de nombreux théoriciens du choix rationnel, l'explication reste purement spéculative. À quelques exceptions près, comme l'exemple historique de ‘vivre et laisser vivre’ emprunté à Ashworth, nous n'avons pas suffisamment de données empiriques sur les processus sociaux conduisant à l'émergence des normes. Supposons que nous reconnaissons que les normes soient intentionnellement produites et que les individus qui les initient et les entretiennent bénéficient à se comporter en conformité avec les normes par crainte du châtiment ; supposons que les externalités générées par les actions soient parmi les conditions d'émergence de la norme ; supposons également que nous reconnaissions que l'échange bilatéral ou le marché ne sont pas capables de réguler les comportements. Toutes ces conditions, et le théorème d'existence de la norme, ne sont pas plus que des propositions primitives pour un modèle de simulation qui peut seulement générer des données théoriques." (Mohamed Cherkaoui, "Micro-macro transitions: Limits of rational choice theory in James Coleman's 'Foundations of Social Theory'", p. 98)

Une importante conséquence de ce passage et de l'analyse offerte dans les deux premiers articles, c'est qu'il n'y a pas de réponse simple à la question : quelle est la relation entre micro et macro dans le monde social ? Voici l'alternative de Cherkaoui au bateau de Coleman en application de la théorie de l'éthique protestante de Weber. Ce schéma indique une relation beaucoup plus complexe entre les facteurs de causalité macro et micro. Et ça stipule des processus causaux qui vont et viennent entre les niveaux supérieur et inférieur d'organisation et d'action sociales. »

Daniel Little, « Mohamed Cherkaoui on the micro-macro debate », in Understanding Society (blog), 20 avril 2013.


SCHEMA Le modèle dynamique de Weber pour lier les variables micro et macro

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