Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Finance internationale

Fil des billets

vendredi 24 mars 2023

Cinquante ans de flottement

« Ce mois-ci marque le cinquantième anniversaire du mois (mars 1973) où le dollar, le yen, le deutschemark, la livre sterling et d’autres devises commencèrent à flotter, leurs valeurs relatives étant depuis lors déterminées par les marchés des changes plutôt que par les gouvernements. L’abandon du système de Bretton Woods des taux de change fixes a généralement été considéré comme un échec. Le passage des taux de change fixes aux taux de change flexibles a toutefois probablement résulté d’un processus de long terme inévitable, naturel.

Le système de Bretton Woods

Le système monétaire international qui a été conçu à Bretton Woods, en 1944, était l’une des composantes de l’ordre international d’après-guerre. Cet ordre, qui a aussi reposé sur plusieurs cycles de négociations visant à libéraliser le commerce, nous a permis de connaître des décennies de paix et de prospérité sans précédent.

Il est tentant de croire que le système de Bretton Woods a duré presque trente ans, qu’il a coïncidé avec la période de croissance économique mondiale rapide que les Français appellent les « Trente Glorieuses ». Mais, dans un sens, le système n’a vraiment fonctionné qu’une année.

Il n’a pas vraiment été en vigueur avant 1958, tant que les économies d’Europe de l’ouest n’avaient pas connu suffisamment de croissance pour être capables de restaurer la convertibilité de leurs devises en dollars (en éliminant les contrôles de change pour les transactions du compte courant). Ce fut au cours de l’année suivante, en 1959, que les engagements en dollars vis-à-vis des étrangers dépassèrent la valeur des réserves d’or détenues par les autorités américaines. Le professeur de Yale Robert Triffin prit conscience de l’importance de ce signal, diagnostiqua correctement le problème inhérent à un système basé sur le dollar et prédit qu’il finirait par s’effondrer. Selon le dilemme de Triffin, si le reste du monde continuait de gagner suffisamment de dollars américains (la devise de réserve de facto) pour que leur économie fonctionne, les investisseurs finiraient par perdre confiance dans le dollar. La hausse des engagements en dollar s’accéléra après 1965 avec les impulsions budgétaire et monétaire inflationnistes aux Etats-Unis associée à la Guerre du Vietnam.

Le passage au flottement

Les tensions culminèrent lors des événements tumultueux de 1971, quand le président américain Richard Nixon suspendit la possibilité pour les autres gouvernements de convertir les dollars en leur possession en or et dévalua le dollar de 11 % (l’accord du Smithsonian), et de 1973, quand les principaux ancrages furent abandonnés pour de bon. Le nouveau système de taux flottants a prouvé son utilité un peu plus tard lors de l’année 1973, quand la dépréciation automatique des devises des économies les plus dépendantes du pétrole, notamment le yen japonais, les aida à atténuer le choc de l’embargo arabe et le quadruplement subséquent du prix du pétrole.

L’effondrement de la stabilité des taux de change ne s’apparente pas à un précipice. Tout d’abord, il a été préfiguré par les réalignements en 1967, quand la livre sterling fut dévaluée de 14 %, et en 1969, quand le deutschemark fut réévalué de 9 %. En outre, le passage à la flexibilité se généralisa après 1973. Initialement, les plus petites devises restèrent ancrées. Mais durant les décennies ultérieures, la tendance parmi les pays émergents et en développement de taille intermédiaire a été d’abandonner les cibles de taux de change pour se rapprocher de la flexibilité.

Le choix d’un régime de change résulte d’un arbitrage entre avantages et inconvénients. Les avantages des taux de change fixes incluent : la facilitation des échanges commerciaux et de l’investissement en réduisant le risque de change et les coûts de transaction ; la fourniture d’une ancre nominale que la politique monétaire peut facilement suivre ; le fait de s’épargner deux problèmes qui surviennent parfois avec les taux de change flottants, en l’occurrence les dépréciations compétitives ("les guerres de devises") et les bulles spéculatives. Les avantages des taux de change flottants incluent : la capacité à fixer la politique monétaire indépendamment des autres pays ; l’ajustement automatique des chocs commerciaux ; le maintien du seigneuriage pour le gouvernement national (le privilège de créer de la monnaie pour financer les dépenses publiques) ; le maintien de la protection apportée par le prêteur en dernier ressort pour le système bancaire ; et le fait d’éviter les attaques spéculatives qui affligent parfois les taux de change ancrés.

Graduellement au cours des cinquante dernières années, de plus en plus de pays ont jugé que, pour eux, les avantages des taux de change flottants l’emportaient sur les avantages des taux de change fixes. Une inversion temporaire de cette tendance commença en 1985, quand certains pays, en particulier en Amérique latine, retournèrent à des cibles de taux de change pour contenir l’inflation (l’avantage de l’ancrage nominal). Mais la tendance vers la flexibilité reprit après 1994, quand une attaque spéculative força le Mexique d’abandonner sa cible de taux de change, suivi par la Thaïlande, la Corée du sud, l’Indonésie, la Russie, le Brésil, l’Argentine, la Turquie et bien d’autres pays. (Une autre grosse exception à la tendance globale vers des taux davantage flexibles a été la création en 1999 d’une devise commune à onze pays européens, l’euro, désormais partagée par vingt pays.)

Une variété d’accords se situe quelque part entre les extrêmes que sont le pur flottement et l’ancrage sur une autre devise : ils incluent les bandes (les zones-cibles), les paniers, les parités mobiles, les clauses de sortie et les flottements administrés systématiques.

La plupart des devises majeures (le dollar américain, l’euro, le yen, la livre sterling, le dollar australien et le dollar canadien) ont flotté presque librement. Certains jugèrent les taux de change trop volatiles et appelèrent à des interventions sur le marché des chances. Ce fut une période d’interventions concertées occasionnelles, notamment avec l’effort coordonné du G5 pour baisser le dollar avec l’Accord du Plaza de 1985. Mais les interventions se firent rares après 1995.

Guerres de devises et guerres de devises inversées

Après 1973, il y a eu une prohibition des manipulations de devises "déloyales". Depuis 2003, les politiciens américains craignent que la Chine maintienne de façon déloyale sa monnaie sous-évaluée : la banque centrale chinoise est intervenue fréquemment, en vendant des yuans et en achetant des dollars. En recourant notamment à l’expression de "guerre de devises" (currency war), les responsables brésiliens ont accusé les Etats-Unis et le Japon de sous-évaluation déloyale en 2010-2011.

Mais parmi les pays développés, la dernière grande intervention sur le marché des changes pour dévaluer une devise a été l’effort coordonné pour aider le Japon à faire face aux répercussions du séisme de Tohoku en 2011. En février 2013, le G7 se mit d’accord pour ne pas se lancer dans des guerres monétaires, en se promettant de s’empêcher de chercher délibérément à baisser la valeur de ses devises, que ce soit directement via les interventions sur les marchés des changes ou indirectement via l’expansion monétaire, dans un accord peu connu. En vérité, même la Chine a cessé de contenir l’appréciation de sa devise en 2014 et cherche depuis à combattre sa dépréciation.

Ces derniers temps, il ne semble pas y avoir de guerres de devises. En fait, on craint plutôt les "guerres de devises inversées". A une époque où les pays s’inquiètent moins des déficits commerciaux, mais s’inquiètent davantage de la lutte contre l’inflation, ils se lancent dans des hausses de taux d’intérêt, ce qui conduit à une appréciation, et non à une dépréciation, de leur devise. Certains pays ne sont pas satisfaisants que le dollar se soit apprécié de 14 % au cours des deux dernières années (en l’occurrence entre mars 2021 et mars 2023), atteignant son troisième plus grand pic depuis qu’il a commencé à flotter en 1973. (La population américaine ne l’a même pas noté.)

Certains regrettent le système monétaire d’avant-guerre ou même l’étalon-or. Mais l’effondrement du système de Bretton Woods en 1973 n’a pas été l’équivalent monétaire du naufrage du Titanic. Le dernier demi-siècle a été marqué par l’émergence d’un nouveau système, d’un meilleur système, qui est resté en place pendant cinquante ans malgré de fréquentes turbulences. »

Jeffrey Frankel, « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), mars 2023. Traduit par Martin Anota



« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Les Accords du Plaza, 30 ans après »

« La flexibilité des taux de change accélère-t-elle la résorption des déséquilibres courants ? »

« La Fed et le cycle financier mondial »

samedi 1 octobre 2022

Pourquoi la livre sterling s'est-elle fait frapper ?

« D’habitude, les marchés financiers donnent beaucoup de marge budgétaire aux pays riches, politiquement stables. En l’occurrence, un pays comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne peut normalement générer de larges déficits budgétaires sans créer de panique sur sa devise. C’est parce que les investisseurs financiers croient typiquement que des pays comme ceux-là vont, à terme, agir de concert et rembourser leur dette ; ils croient aussi que les banques centrales comme la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre vont faire tout ce qu’il faut pour empêcher le déficit public de provoquer une inflation galopante.

En fait, les déficits publics dans une économie avancée poussent normalement la devise de ce pays à s’apprécier relativement aux autres devises, parce que la collision entre la relance budgétaire et le resserrement monétaire entraîne des taux d’intérêt élevés et que ces taux élevés attirent un afflux de capitaux du reste du monde. Quand Ronald Reagan a réduit les impôts tout en augmentant les dépenses militaires au début des années 1980, le dollar s’est fortement apprécié vis-à-vis des autres devises majeures, comme le deutschemark allemand (c’était bien avant la création de l’euro).

Mais une chose amusante (enfin, guère amusante si vous êtes britannique) est survenue au cours de la semaine dernière, quand Liz Truss, la nouvelle Première ministre du Royaume-Uni a annoncé un "événement budgétaire" néo-reaganien. (Elle n’a pas appelé cela un "Budget" parce que cela aurait nécessité de publier des prévisions budgétaires et économiques, des prévisions qui auraient probablement été embarrassantes.)

Il était déjà manifeste que le gouvernement de Truss aurait à accroître les dépenses à court terme pour aider les ménages touchés par la hausse des prix de l’énergie provoquée par l’embargo russe sur le gaz naturel. Plutôt que d’accroître les impôts pour couvrir cette dépense, le chancelier de l’Echiquier de Truss a annoncé des baisses d’impôts, notamment une forte réduction des impôts pour les plus riches. Le parallèle avec la Reaganomics était évident. Les taux d’intérêt ont augmenté. Mais, cette fois-ci, au lieu de s’apprécier, la livre sterling a plongé.

Ce n’est pas la réaction à laquelle vous pouvez vous attendre de la part de marchés financiers à l’égard d’une économie avancée. Ce fut par contre similaire à ce que l’on observe régulièrement dans les pays émergents, là où les investisseurs financiers s’inquiètent à l’idée de voir les gouvernements couvrir leurs déficits en faisant tourner la planche à billets, amenant l’inflation à accélérer.

De telles choses s’étaient déjà produites en Grande-Bretagne par le passé. En 1976, celle-ci a connu une crise de la livre sterling, parce que des inquiétudes à propos des déficits budgétaires avaient fait plonger la monnaie, alimentant une inflation déjà forte. Chose humiliante, le gouvernement avait été forcé de se tourner vers le FMI pour obtenir un prêt, qui lui fut octroyé en contrepartie de fortes réductions dans les dépenses publiques.

A l’époque, cependant, la Banque d’Angleterre n’était pas l’institution indépendante qu’elle est devenue par la suite. Elle était, en effet, une simple branche du Trésor de Sa Majesté et elle a assoupli sa politique monétaire face aux effets inflationnistes des déficits publics au lieu d’agir de façon à les contrer. Aujourd’hui, la Banque d’Angleterre est non seulement indépendante, mais elle a aussi pour mandat de maintenir l’inflation à un faible niveau.

Donc pourquoi la soudaine panique sur la livre ? Une réponse que j’ai aimée vient d’un économiste de la City, Dario Perkins, qui déclara que le problème avec le Budget n’est pas qu’il est inflationniste, mais qu’il est "idiot" et qu’une économie dirigée par des idiots devait payer une prime de risque. Mais même si j’aime l’idée d’une "prime de stupidité", il peut aussi y avoir un motif d’inquiétude plus pressant. J’ai été en correspondance avec d’autres économistes de la City et ils ont exprimé des doutes à propos de la volonté de la Banque d’Angleterre de suffisamment resserrer sa politique monétaire pour compenser l’impact inflationniste de la Trussonomics. Ces doutes se sont renforcés lundi, quand la banque centrale a déçu les investisseurs financiers, qui espéraient une hausse du taux d’urgence pour stabiliser le taux de change, en se contenant de déclarer vaguement qu’elle "n’hésiterait pas" à relever ses taux si nécessaire pour limiter l’inflation.

Pourtant, je ne vois pas de raison de croire que la banque centrale de la Grande-Bretagne ait perdu son indépendance politique ou qu’elle soit intimidée par un gouvernement qui croit apparemment en l’idée zombie qu’une réduction d’impôts s’autofinancerait. Il pourrait toutefois y avoir une raison spécifique à la Grande-Bretagne qui expliquerait pourquoi la Banque d’Angleterre hésiterait à relever suffisamment ses taux pour contenir l’inflation.

Plus je me penche sur les événements qui se passent actuellement en Grande-Bretagne, plus je pense, non pas à la crise sterling de 1976, mais à celle de 1992. A l’époque, l’euro n’existait pas encore, mais plusieurs pays européens, notamment la Grande-Bretagne, faisaient partie d’un système cherchant à stabiliser la valeur relative de leurs devises, le Système Monétaire Européen. En 1992-1993, le SME s’est retrouvé sous la pression des spéculateurs, notamment de George Soros, qui commencèrent à parier que plusieurs pays cesseraient de défendre leur monnaie et finiraient par la laisser chuter vis-à-vis du deutschemark. Défendre contre une vague de spéculation aurait nécessité de relever brutalement les taux d’intérêt pendant une longue période. Et à la fin, plusieurs pays, la Grande-Bretagne elle-même, se révélèrent guère enclins à le faire.

Pourquoi ? Une partie de la réponse était que la Grande-Bretagne souffrait d’un chômage élevé à l’époque et qu’elle craignait que le relèvement des taux aggrave sa récession. Mais il y avait une inquiétude, peut-être plus pressante. Pour diverses raisons, les propriétaires britanniques, contrairement aux propriétaires américains, tendaient à avoir soit des crédits à taux variables, c’est-à-dire dont le taux d’intérêt variait avec celui du marché, ou des crédits qui arriveraient bientôt à échéance et qui devraient être refinancés dans les prochains jours. En 1992, cela signifiait que défendre la livre avec une hausse des taux d’intérêt infligerait immédiatement une détresse financière pour des millions de personnes. Et après quelques semaines de grandes paroles, les autorités plièrent sous la pression et laissèrent la livre chuter. Je n’ai pas d’éléments montrant que des considérations similaires pèsent aujourd’hui sur la Banque d’Angleterre. Mais il est possible que ce soit le cas.

Il est trop tôt pour faire une croix sur la Grande-Bretagne. C’est un pays riche avec une grande liberté de manœuvre. D’un autre côté, si la politique monétaire britannique est vraiment contrainte de cette façon, donner libre cours à la politique budgétaire zombie est encore plus irresponsable. Et vous devez vous demander combien de temps Truss va rester en place, étant donné cette énorme erreur de politique. »

Paul Krugman, « Why is the British pound getting pounded? », 28 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La crise du SME : simplement le produit d'événements domestiques ? »

samedi 10 septembre 2022

Les mystères de la toute-puissance du dollar

« En 1971, John Connally, le secrétaire du Trésor de Richard Nixon, a dit à ses homologues des autres grandes économiques : "le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème". Le contexte (l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods) est une vieille histoire. Mais cette déclaration s’avère toujours remarquablement juste après toutes ces années.

J’ai dit "remarquablement" parce que les Etats-Unis ne dominent plus l’économie mondiale comme ils ont pu le faire par le passé. En 1960, les Etats-Unis représentaient environ 40 % du PIB mondial ; à présent, ils représentent moins d’un quart de celui-ci. En outre, il y a à présent deux autres devises (l’euro et le yuan) servant des économies pratiquement comparables en taille.

Pourtant, le dollar reste dominant sur les marchés financiers mondiaux. Par exemple, quand les pays émergents empruntent à l’étranger, leur dette est toujours libellée de façon disproportionnée en dollar américain :

GRAPHIQUE 1 Composition en devise de la dette externe des pays émergents (en % du PIB)

Paul_Krugman__composition_en_devises_dette_externe_des_pays_emergents.png

La domination financière du dollar semble donner au taux de change américain (la valeur du dollar en termes des autres devises) une grande importance dans l’économie mondiale. Une nouvelle étude de Maurice Obstfeld et Haonan Zhou affirme qu’il y a un "cycle du dollar" mondial : quand le dollar est fort, cela crée des turbulences financières et économiques à travers le monde. Et le dollar a été très fort dernièrement :

GRAPHIQUE 2 Indice nominal du dollar vis-à-vis des autres économies avancées

Paul_Krugman__indice_du_dollar.png

source : FRED

A mes yeux, il y a trois gros mystères à propos du pouvoir du dollar. Le premier et le plus simple est de savoir pourquoi le dollar reste dominant, même si l’économie américaine ne domine plus. La deuxième question, plus énigmatique, est de savoir pourquoi les fluctuations du taux de change du dollar ont de tels effets mondiaux. Enfin, il y a la question de savoir pourquoi le dollar s’est autant apprécié dernièrement.

Concernant la première question, une partie de la réponse tient au rôle de l’histoire. Une fois qu’une devise a établi une domination mondiale, cette domination tend à se perpétuer par elle-même. Il est plus facile et moins cher de réaliser des transactions en dollars parce que beaucoup d’autres personnes utilisent le dollar ; l’emprunt en dollar tend à être moins cher parce qu’une grande partie du commerce international se fait en dollar et les faibles coûts de financement encouragent l’usage du dollar.

En outre, il est plus facile et plus sûr d’utiliser une devise au niveau mondial si elle est adossée sur un marché financier national sur lequel les actifs peuvent être facilement achetés et venus. Les marchés financiers combinés des pays de la zone euro sont larges, mais ils sont aussi quelque peu fragmentés ; par exemple, les obligations italiennes sont vendues à rabais en comparaison avec les obligations allemandes. Et il est difficile de se sentir en sécurité en allant sur les marchés chinois lorsque le pays contrôle les mouvements de fonds qui y entrent et en sortent et qu’il est gouverné par un autocrate de plus en plus erratique.

Mais même s’il y a de bonnes raisons expliquant la domination du dollar, pourquoi les effets des fluctuations du taux de change du dollar sont si larges ? Obstfeld et Zhou affirment que parce qu’une grande partie de la dette mondiale est libellée en dollars une hausse du taux de change du dollar crée des problèmes de bilan à travers le monde. Cela fait sens. Mais je trouve toujours surprenante l’apparente taille des effets. Je suis particulièrement intrigué par la force de la relation entre le dollar et les prix des produits de base mondiaux comme le pétrole et le blé.

(…) Vous pourriez penser (…) que lorsque le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole chute en dollars, mais augmente en euros. Mais ce n’est pas ce qu’ils pensent ; confirmant un résultat que j’ai vu à plusieurs reprises, ils trouvent qu’"une appréciation de 2 % du dollar est associée à une baisse en pourcentage bien plus forte des prix mondiaux des produits de base". Quand le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole ne chute pas seulement en dollars ; il chute aussi en euros.

Donc l’appréciation du dollar contribue à expliquer pourquoi les prix mondiaux du pétrole sont actuellement là où ils étaient avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine et pourquoi le prix du blé a effacé, quoique pas entièrement, la hausse provoquée par l’invasion de l’Ukraine. (…)

Mais pourquoi le dollar grimpe-t-il autant ? A première vue, la réponse semble évidente : c’est à cause de la Fed. La Réserve fédérale a relevé ses taux d’intérêt pour réduire l’inflation, ce qui, toute chose égale par ailleurs, rend plus attractif l’achat d’actifs en dollars et accroît la valeur du dollar. Mais la Fed n’est pas la seule banque centrale à relever ses taux. Les économistes internationaux croient normalement que les taux de change dépendent des taux de long terme, pas des taux de court terme et que les taux de long terme ne dépendent justement pas de ce qu’une banque centrale a déjà fait, mais de ce que les investisseurs financiers s’attendent de ce qu’elle fasse à l’avenir.

Voici une chose amusante : les taux de long terme ont autant augmenté en Europe qu’ils ont augmenté aux Etats-Unis. En décembre 2021, le taux d’intérêt sur les obligations à dix ans aux Etats-Unis était de 1,47 % : le même taux en Allemagne était de – 0,38 %, ce qui reflétait la croyance des investisseurs financiers que l’économie européenne faisait face à plusieurs années de faible croissance économique. Ce matin, le taux américain était de 3,26 % (supérieur de 1,79 point à ce qu’il était en décembre) ; le taux allemand était de 1,67 % (supérieur de 2,05 à ce qu’il était en décembre). Donc l’Europe semble avoir eu un resserrement monétaire similaire ou plus efficace que les Etats-Unis. Alors pourquoi l’euro a-t-il plongé ?

Il n’est pas dur de trouver des raisons possibles, en particulier le fait que l’embargo de facto du gaz de Vladimir Poutine affecte durement l’Europe. Mais dans tous les cas, la force du dollar semble ne pas seulement tenir à la lutte contre l’inflation menée par la Fed.

Qu’importe les raisons, cependant, il est clair que le dollar fort inflige beaucoup de maux aux économies à travers le monde. A nouveau, c’est notre devise, mais leur problème. Est-ce que cela doit influencer la politique monétaire ? Claudia Sahm, une ancienne économiste de la Fed (celle qui a inventé la fameuse "règle de Sahm", un indicateur de récession), a fortement critiqué la position dure que la Fed a adoptée à l’égard de l’inflation et elle a récemment déclaré que la Fed a la responsabilité les dommages que ses politiques infligent sur le reste du monde. Elle a un point.

Malheureusement, je ne pense pas que la Fed va écouter, pour l’instant. Les responsables de la Réserve fédérale sont toujours profondément inquiets à l’idée que la forte inflation persiste dans l’économie américaine et cette inquiétude va dominer tout le reste jusqu’à ce qu’il y ait des signes clairs que l’inflation ralentit. Une fois que la Fed sentira qu’elle retrouve un peu d’oxygène, elle devrait commencer à prendre en compte les répercussions internationales de ses décisions. (…) »

Paul Krugman, « The mysteries of the almighty dollar », 9 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

« La Fed se soucie-t-elle du reste du monde ? »

lundi 18 juillet 2022

Que signifie le plongeon de l’euro ?

« Durant l’été 2001, ma femme et moi avons fait un tour en Bourgogne. Nous avons aimé le paysage, le vin, la nourriture (sauf l’andouillette, beurk !) et les prix. Le récent euro était à un faible niveau, pesant moins de 90 centimes de dollar et tout en France nous semblait bon marché. L’euro n’est pas resté faible. Son taux de change vis-à-vis du dollar a fluctué au cours du temps, parfois allant jusqu’à 1,60 dollar, mais il n’est presque jamais revenu à proximité de la valeur symbolique d’un dollar. Jusqu’à présent.

GRAPHIQUE 1 Taux de change de l'euro vis-à-vis du dollar

FRED__taux_de_change_euro_dollar_juillet_2022.png
source : FRED

A l’instant où j’écris ceci, l’euro et le dollar sont à la même parité. C’est en soi symbolique : cela ne fait pas de différence qu’un euro vaille 1,01 dollar ou 0,99 dollar. Ce qui est important est la saisissante glissade de la valeur de l’euro. Que se passe-t-il ? Et pourquoi cela est important ?

Un déclin de l’euro vis-à-vis du dollar peut rendre les exportations européennes plus attrayantes aux acheteurs en-dehors de la zone euro, mais cela alimente une inflation européenne déjà élevée en augmentant les prix en euros des biens que la zone euro importe, des céréales aux produits industriels.

La plupart des analyses modernes des taux de change s’appuient sur un article classique, "Expectations and exchange rate dynamics", écrit par feu Rudiger Dornbusch, économiste au MIT, qui a eu une énorme et salutaire influence dans le domaine ; j’ai affirmé qu’il avait sauvé la macroéconomie internationale. Dornbusch estime que les taux de change sont déterminés à long terme par les fondamentaux, c’est-à-dire en l’occurrence que la valeur de la devise d’une économie tend à aller au niveau auquel son industrie est compétitive sur les marchés mondiaux.

Mais la politique monétaire peut éloigner temporairement une devise de sa valeur de long terme. Supposons que la Réserve fédérale relève ses taux d’intérêt tandis que sa consœur la Banque Centrale Européenne ne le fait pas. La hausse des rendements sur les actifs en dollar va attirer des capitaux aux Etats-Unis, poussant la valeur du dollar à la hausse. Cependant, les investisseurs financiers vont normalement s’attendre à ce que la valeur du dollar finisse par revenir à sa valeur de long terme, si bien que les rendements plus élevés sur les actifs en dollar seront compensés par les pertes en capital attendus de la baisse future du dollar. Et ces pertes seront d’autant plus importantes que le dollar ira haut. Le taux de change du dollar vis-à-vis de l’euro augmente donc seulement au niveau auquel les pertes en capital attendues compensent juste la différence de rendements entre les obligations en dollar et les obligations en euro.

A première vue, cela semble bien expliquer les événements récents. La Fed a relevé son taux directeur (le taux d’intérêt de court terme qu’elle contrôle) à plusieurs reprises cette année, mais pas la BCE (bien que la BCE ait indiqué qu’elle projetait une modeste hausse la semaine prochaine). Et il y a des raisons à cette divergence entre les politiques monétaires. Bien que l’inflation européenne soit comparable à l’inflation américaine, plusieurs économistes affirment qu’elle est moins fondamentale, conduite par des chocs temporaires plutôt que par une économie en surchauffe, donc qu’il y a moins besoin d’un resserrement monétaire dans la zone euro.

Mais plus je me penche sur cette question, plus je suis convaincu que ce n’est avant tout pas une question de taux d’intérêt. Il y a, selon moi, des causes plus profondes derrière la chute de l’euro. On sait qu’une faible devise n’est pas forcément le symptôme d’une économie affaiblie. Mais, dans le cas qui nous intéresse, le faible euro reflète probablement des faiblesses économiques réelles, en particulier le mauvais pari que l’Europe et en particulier l’Allemagne ont fait en se rendant dépendants de la raison des autocrates.

Commençons avec des taux directeurs. Oui, ils ont divergé. Mais ils l’ont déjà fait par le passé. De 2016 à 2019, la Fed a davantage relevé ses taux qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent cette année, craignant (à tort, comme nous le montrèrent les événements ultérieurs) que l’économie était en surchauffe, tandis que la BCE ne les relevait pas. Pourtant, il n’y a pas eu quelque chose s’apparentant au récent plongeon de l’euro.

GRAPHIQUE 2 Principal taux directeur de la BCE et de la Réserve fédérale

FRED__BCE_Fed_taux_directeur_juillet_2022.png
source : FRED

En outre, les taux d’intérêt de court terme contrôlés par les banques centrales ne sont seulement qu’indirectement pertinents pour la plupart des choses qui importent pour l’économie réelle, des choses comme les logements, l’investissement des entreprises et le taux de change. Les taux d’intérêt qui importent pour de telles choses sont généralement les taux de plus long terme, par exemple ceux sur les obligations à dix ans, et ces taux dépendant davantage des anticipations à propos de la politique monétaire future de la Fed ou de la BCE que de ce qu’elles font à présent.

(...) Alors que la BCE n’en a pas fait autant que la Fed pour l’instant, les taux d’intérêt de long terme ont autant augmenté en Europe qu’aux Etats-Unis. Voici une comparaison des taux sur les obligations à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis pour décembre 2021 et aujourd’hui (oui, les taux allemands étaient négatifs ; c’est une tout autre histoire).

GRAPHIQUE 3 Taux d'intérêt à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis (en %)

Krugman__taux_d__interet_a_dix_ans_Allemagne_Etats-Unis.png

Des deux côtés de l’Atlantique, les taux d’intérêt ont augmenté d’environ 1,5 point de pourcentage. En effet, bien que la BCE ait été lente à agir, les investisseurs financiers semblent croire qu’elle va finir par fortement resserrer sa politique monétaire. Peut-être parce que l’Europe, plus que les Etats-Unis, semble vulnérable à une spirale prix-salaires, dans laquelle la hausse des prix pousse les salaires à la hausse, ce qui alimente en retour la hausse des prix, et ainsi de suite. C’est en partie parce qu’en Europe les syndicats restent puissants : ces derniers peuvent demander une hausse des salaires pour compenser la hausse du coût de la vie. C’est en partie parce que l’impact inflationniste de la hausse des prix de l’énergie a été bien plus élevé en Europe qu’aux Etats-Unis, essentiellement en raison de la dépendance du continent au gaz naturel russe.

Ce qui m’amène à ce que je soupçonne être la raison centrale du plongeon de l’euro : non pas les taux d’intérêt, mais une majeure révision à la baisse des estimations de la compétitivité européenne par les investisseurs financiers et donc de ce qu’ils pensent être la valeur soutenable à long terme de la devise européenne.

C’est un peu simplifié, mais pas au point de s’éloigner de la vérité, de dire qu’au cours des deux dernières décennies l’Europe (en particulier l’Allemagne, le cœur de l’économie du continent) a essayé de fonder sa prospérité sur deux piliers : le gaz naturel bon marché provenant de Russie et, dans une moindre mesure, sur les exportations de biens manufacturés à destination de la Chine. L’un de ces piliers s’est complètement écroulé, en raison de l’invasion de l’Ukraine menée par Vladimir Poutine. L’autre pilier s’effrite, dans la mesure où l’économie chinoise vacille, en partie en raison des politiques erratiques qui ont été adoptées contre la propagation de l’épidémie de Covid-19, mais aussi dans la mesure où les violations des droits humains par la Chine font qu’il est de plus en plus toxique de faire affaires avec son régime. Donc, l’Europe a un problème et le faible euro peut être un symptôme de ce problème.

Maintenant, l’économie européenne n’est pas sur le point de tomber dans l’abîme. Nous parlons d’économies incroyablement sophistiquées, compétentes qui sont technologiquement au même niveau que les Etats-Unis. Avec le temps, elles devraient être capables de trouver une façon de faire sans le gaz russe et de réduire leur dépendance vis-à-vis des marchés chinois.

Mais pour l’instant, elles sont piégées dans une mauvaise situation, en grande partie parce que leurs dirigeants politiques (en particulier en Allemagne) ont refusé de prendre conscience que le problème avec les régimes autocratiques n’est pas juste qu’ils font des choses horribles, c’est qu’ils ne sont pas dignes de confiance. L’Europe paye à présent le prix pour cet aveuglement volontaire et le faible euro est un symptôme de ce prix. »

Paul Krugman, « The meaning of the plunging euro », 15 juillet 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Quels sont les effets d’une dépréciation de l’euro ? »

samedi 18 juin 2022

La fin de la suprématie du dollar ?

« Chaque décennie, le débat à propos du rôle du dollar américaine en tant que première devise au monde revient : la monnaie américaine sera-t-elle détrônée par celle d’un autre pays ? Dans les années 1970, les prétendants étaient le yen japonais et le Deutsche Mark. Puis, avec l’Union économique et monétaire, l’euro a été vu comme un rival. Au cours de la dernière décennie, le renminbi a pris le rôle de possible aspirant. Où en sommes-nous en aujourd’hui?

Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler qu’une chose importante à souligner concernant les quarante dernières années est le maintien de la suprématie du dollar, comme le montre le graphique, et ce malgré la crise financière mondiale et la pandémie de Covid-19. Le dollar reste la principale devise dans les portefeuilles des banques centrales à travers le monde. Alors qu’il y a une certaine incertitude entourant les parts exactes détenues dans chaque devise (puisque certaines banques centrales ne déclarent pas la composition de leur portefeuille), le dollar représente environ 60 % du total, bien davantage que l’euro (autour de 20 %). Malgré l’essor du renminbi, la part de la devise chinoise ne s’élevait qu’à 2,6 % à la fin de l’année 2021.

GRAPHIQUE Composition des réserves de change des banques centrales (en %)

Menzie_Chinn__composition_des_reserves_de_change_des_banques_centrales.png

Si nous regardons d’autres dimensions du rôle d’une devise, comme unité de compte, comme intermédiaire des échanges et comme réserve de valeur, il n’est pas manifeste que la domination du dollar soit menacée. Environ 40 % du commerce international est réglé en dollar, soit un peu plus que la part réglée en euro. Sur le marché des changes, le dollar reste de très loin la principale devise échangée : en l'occurrence, il représente 88 % des 200 % d'opérations de change. En termes de messagerie internationale pour les transactions financières (par exemple, via SWIFT), le dollar reste un meneur, représentant plus de 40 % de l’activité. L’euro suit à environ 35 %. (…)

Le contrecoup des sanctions


Les doutes à propos de la domination du dollar sont revenus lorsque les sanctions imposées à la Russie ont semblé avoir bien nui à son économie. Certains pensent que cette démonstration de vulnérabilité va amener d’autres pays à chercher à réduire leur dépendance au dollar.

Une partie du drame vient de la sanction d’une banque centrale majeure, puisque l’on pensait que le fonctionnement des autorités monétaires était protégé. Les Etats-Unis, avec leurs alliés occidentaux, ont menacé des institutions financières engagées dans des activités avec les banques russes, notamment la banque centrale de Russie. Non seulement les transactions financières furent coupées, mais en outre la banque centrale russe ne peut avoir accès à 100 milliards de dollars de ses réserves.

Cet apparent succès contraste avec la croyance conventionnelle en ce qui concerne l’efficacité des sanctions financières. Au cours des précédentes décennies, les Etats-Unis ont imposé des sanctions économiques pour infléchir le comportement d’autres pays, de Cuba à la Lybie, en passant par l’Iran. Les Etats-Unis ont tenté de pousser l’Iran à accepter un accord pour limiter la prolifération nucléaire avec notamment des sanctions, certaines d’entre elles qualifiées d’"intelligentes", ciblant des individus et secteurs en particulier plutôt que les économies dans leur ensemble. (…)

Les terribles dommages infligés à l’économie russe ont apporté un nouvel éclairage sur l’efficacité des sanctions. L’économie russe devrait se contracter de 30 % d’ici la fin de l’année 2022. Chose plus importante, l’impact à long terme de la privation des technologies et importations en provenance de l’Occident est susceptible de ramener l’économie russe plusieurs décennies en arrière. Le rouble a retrouvé ses niveaux d’avant-guerre, mais cette résilience n’est qu’apparente : la reprise a été obtenue en imposant un contrôle des capitaux strict, restreignant les achats de réserves étrangères et forçant les entreprises à se défaire des recettes d’exportations gagnées en devises étrangères.

Si l’effet des sanctions surprend, c’est parce que les autorités russes ont cherché après l’invasion de l’Ukraine en 2014 à isoler son économie contre d’éventuelles sanctions économiques. En particulier, un large montant de réserves de change a été amassé. Tout cela a apparemment démontré l’énorme pouvoir dont jouissent les Etats-Unis avec la position privilégiée du dollar comme devise internationale.

Est-ce que cette démonstration spectaculaire a poussé certains pays à adopter des mesures pour se diversifier en dehors du dollar, autrement qu’ils ne l’ont fait par le passé ? Je pense que la réponse est non.

Un adieu au dollar ?


La première raison pour laquelle je pense que c’est improbable est la difficulté extraordinaire qu’il y a à abandonner l’usage du dollar, à plusieurs niveaux. Considérons les réserves de changes : les banques centrales tendent à accumuler des réserves de changes dans la devise dans laquelle elles sont gagnées, c’est-à-dire via les exportations ou via les entrées de capitaux. Or une large part des exportations dans le monde sont facturées en dollars. Et environ 40 % de la dette transfrontalière est émise en dollars. Pour changer la répartition des réserves selon les devises par rapport à celle dans laquelle elles sont gagnées, les banques centrales devront vendre des dollars et acheter d’autres devises telles que l’euro, la livre ou le yen. Ce serait une option coûteuse dans la mesure où les marchés des actifs libellés dans ces autres devises sont moins liquides et donc plus difficile à pénétrer et quitter. En d’autres mots, la diversification des réserves en-dehors du dollar serait coûteuse. Les pays auraient à subir des coûts sur de longues périodes (en détenant des actifs moins sûrs) juste pour être moins dépendants du dollar dans l’éventualité d’un conflit.

Si je pense qu’un dégagement en dehors du dollar n’est guère susceptible d’arriver, c’est aussi parce qu’il reviendrait à tirer la mauvaise leçon des événements de 2022. C’est la nature multilatérale des sanctions qui les ont rendues si efficaces, plutôt que le fait que le dollar américain soit impliqué. Les banques centrales occidentales ont gelé les réserves étrangères russes détenues avec elles (seulement une portion de réserves est détenue avec la banque centrale russe), si bien que seulement 60 milliards des 160 milliards de dollars étaient accessibles fin février.

D'ailleurs, les autorités chinoises ont apparemment conclu que, du moins à court terme, il y a peu de moyens de s’immuniser contre le genre de sanctions déployées à l'égard de la Russie (une question qui les taraude dans le contexte de tensions croissantes entre la Chine et Taïwan). Lors d’une réunion de haut niveau des régulateurs et banquiers en avril, les dirigeants ont conclu qu’un tel traitement dévasterait l’économie chinoise, étant donné les innombrables liens commerciaux et financiers entre l’Occident et la Chine. Les entreprises chinoises se sont abstenues de traiter avec les banques russes sanctionnées, pour éviter de se faire également sanctionnées. Mais ce n’est pas la domination du dollar, mais plutôt celle de la finance occidentale, ainsi que l’infrastructure financière, qui ont conduit à l’attentisme chinois.

Mais qu’en est-il du renminbi ?


Au cours des années 2010, l’essor de la Chine a été rendu manifeste par son dépassement de la taille de l’économie des Etats-Unis (du moins en termes de parités de pouvoir d’achat). Il semblait que ce n’était qu’une question de temps avant que sa monnaie ne devienne une devise internationale dominant ; l’inclusion du renminbi dans les droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI semblait signaler que le temps du renminbi était arrivé. Entre 2015 et 2020, le yuan est passé d’une part nulle à 2 % dans les détentions de réserves de change. La part des opérations de change en yuan est grimpée de 0 % en 2001 à 9 % en 2019 (sur un total de 200 %).

Mais aucune monnaie ne peut devenir une devise internationale aussi longtemps que les restrictions existent sur les transactions transfrontalières. Pendant un certain temps, il semblait que la Chine avait opté pour un régime financier international plus ouvert. Cependant, depuis l’ascension de Xi Jinping, il semble que la plus grande ouverture financière (et la réduction de l’autonomie économique qui s’ensuivrait) n’est plus une priorité. (…) Le renminbi est déjà une importante devise régionale et ce rôle-là se renforcera encore, mais sa trajectoire pour être une devise mondiale est maintenant bloquée.

Alors, que va-t-il se passer ?


Le dollar va garder son statut parce que les externalités de réseau associées avec le fait d’être une devise clé sont très fortes. La domination du dollar est si forte qu’il est difficile de concevoir une érosion rapide de son rôle. Cela ne signifie pas que d’autres devises ne peuvent gagner en importance (par exemple, le dollar australien, le dollar canadien, etc.), d’autres systèmes pour compenser et régler les transactions pourraient suffisamment se développer pour rivaliser avec ceux en place. Mais au cours de la prochaine décennie, le régime de changes international va probablement beaucoup ressembler à ce qu’il est aujourd’hui. »

Menzie Chinn, « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), 10 juin 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

- page 1 de 10