« Les adeptes de la MMT disent souvent que financer les dépenses publiques (moins les impôts) en émettant de la dette publique est un choix politique, car on pourrait plutôt créer des réserves (monnaie électronique) auprès des banques commerciales. Bien entendu, seuls les gouvernements qui disposent de leur propre monnaie peuvent le faire, cette option n’est donc pas disponible pour les gouvernements de la zone euro par exemple. Si les gouvernements pouvaient financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves, voudraient-ils le faire ?

La réponse que l’on pourrait trouver dans les manuels est que le financement monétaire est inflationniste. C'est pourquoi la plupart des gouvernements délèguent la création de réserves à des banques centrales indépendantes. Cela ne tient pas à un monétarisme crû : dans le courant orthodoxe en macroéconomie, l’idée selon laquelle il existe un lien de causalité prévisible allant de la création monétaire à l’inflation est morte il y a plusieurs décennies, et aujourd’hui seule une poignée de personnes y croient. Au lieu de cela, on trouve dans les manuels l’idée selon laquelle une création de monnaie par les gouvernements nuirait à la capacité des banques centrales à contrôler les taux d’intérêt à court terme. Le financement monétaire pousserait les taux d’intérêt à zéro, ce qui serait inflationniste.

Cependant, les manuels sont presque toujours obsolètes et cette explication du caractère inflationniste du financement monétaire est devenue largement hors de propos lorsque les banques centrales ont commencé à payer des intérêts sur les réserves. Les réserves sont comme de la monnaie électronique détenue par les banques commerciales et leur quantité est contrôlée par les banques centrales. Aujourd’hui, les banques centrales contrôlent les taux d’intérêt à court terme en payant ces taux d’intérêt sur les réserves. En conséquence, il est possible de créer d’importantes quantités de monnaie/réserves sans que cela n’entraîne une hausse de l’inflation.

Nous le savons avec l’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE), par lequel les banques centrales ont créé d’importantes réserves afin d’acheter de la dette publique. Lorsqu’elles ont fait cela après la crise financière mondiale, nous n’avons pas eu d’hyperinflation ! L’idée selon laquelle l’inflation récente est le résultat du nouvel assouplissement quantitatif mis en place pendant la pandémie est tout simplement ridicule. Ce que l’expérience récente nous montre c’est qu’il est parfaitement possible pour les banques centrales de contrôler l’inflation même lorsqu’il y a beaucoup d’argent/de réserves dans le système.

Alors, si les banques centrales peuvent créer de grandes quantités de monnaie tout en contrôlant l’inflation, pourquoi les gouvernements ne peuvent-ils pas financer leurs déficits en créant de la monnaie ? Si des intérêts sont payés sur cette monnaie/ces réserves et si les banques centrales ont un contrôle total sur la fixation de ce taux d’intérêt, il n’y a aucune raison de croire que le financement monétaire des déficits serait plus inflationniste que le financement des déficits par émission d’obligations. C’est ce que la MMT veut dire lorsqu’elle affirme que le financement obligataire est un choix politique.

Nous pourrions aller plus loin et dire que l’assouplissement quantitatif a été l’équivalent d’un financement monétaire des déficits courants et passés. Que cela soit survenu parce que les banques centrales voulaient faire pression à la baisse sur les taux d’intérêt de long terme et non parce que les gouvernements ont choisi la finance monétaire n’est qu’une question de motifs. En pratique, nous avons fini à peu près au même endroit que si les gouvernements avaient financé leurs déficits à partir d’une certaine date passée en créant des réserves.

Bien sûr, rien de cela n’aurait eu d’importance si les gouvernements n’avaient pas eu de raisons d’être intéressés par le financement monétaire des déficits. La raison évidente expliquant pourquoi ils pourraient y trouver un intérêt est que le financement monétaire était moins cher que l’émission de dette sur le marché obligataire. La création de monnaie/réserves entraîne un coût égal au niveau auquel la banque centrale fixe le taux d’intérêt de court terme. L’émission de dette peut entraîner un coût similaire si cette dette était à très court terme. Cependant, les gouvernements ont l’option (qu’ils prennent généralement) d’émettre des obligations de plus long terme. Cela peut ou non être immédiatement moins cher que de créer de la monnaie/des réserves, selon que les taux d’intérêt de long terme sont supérieurs ou inférieurs aux taux d’intérêt de court terme. Après la crise financière mondiale, les taux de court terme étaient inférieurs aux taux de long terme, donc le financement monétaire aurait été moins cher et l’assouplissement quantitatif était rentable. Actuellement, les taux d’intérêt de long terme sont inférieurs aux taux de court terme, donc le financement obligataire serait moins cher en cet instant. Cependant, à long terme, si l’option d’emprunter à long terme est moins cher pour les gouvernements reste une question ouverte. Ellison et Scott estiment que le Royaume-Uni, qui tend à emprunter à long terme, aurait mieux fait d’emprunter à court terme.

La situation serait claire si les banques centrales payaient seulement des intérêts sur les réserves à la marge, plutôt que de payer des intérêts sur toutes les réserves. Cela permettrait aux banques centrales de continuer de contrôler les taux d’intérêt de court terme, mais aussi de verser substantiellement moins d’intérêts sur le stock total de réserves. J’ai déjà discuté de cette possibilité en détails ici, dans le contexte de la réduction des pertes provoquées par l’assouplissement quantitatif. Une raison supplémentaire de payer des intérêts seulement à certaines réserves est qu’il n’y a pas de raison évidente à ce que les banques commerciales reçoivent de larges sommes de monnaie pour leurs réserves lorsque les taux d’intérêt sont élevés et quasiment rien lorsque les taux sont faibles.

Si les intérêts étaient seulement versés sur des réserves marginales, alors il deviendrait clairement attractif du point de vue des finances publiques de financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves plutôt qu’en émettant de la dette. Alors pourquoi les gouvernements n’explorent-ils pas cette possibilité ? Je pourrais également demander pourquoi les économistes orthodoxes ne parlent pas plus de cette possibilité. Peut-être que je manque quelque chose d’évident ici. Si c’est le cas, faites-le moi savoir !

Un possible argument qui, selon moi, ne tient pas est qu’un financement moins coûteux des déficits encouragerait les gouvernements à être dépensiers. La principale dissuasion à la prodigalité budgétaire quand il y a une banque centrale indépendante, ce sont les taux d’intérêt élevés, pas des paiements d’intérêts sur la dette élevés.

J’aimerais finir en faisant deux points additionnels. Le premier porte sur les marchés financiers et le défaut de paiement. Le financement monétaire peut apparaître attractif à ceux qui croient que la finance par endettement contraint les décisions budgétaires du gouvernement. L’idée est que les marchés obligataires pourraient soudainement arrêter de prêter aux gouvernements et cela empêche les politiciens de faire des choix de politique budgétaire optimaux. Si les politiciens pensent ainsi ils se trompent, parce qu’il est improbable (comme je l’ai expliqué ailleurs) que le marché obligataire arrête de prêter au gouvernement et, si cela survenait, la banque centrale agirait en tant qu’acheteur en dernier ressort de la dette publique. C’est ce qui s’est passé pendant la pandémie et après le fameux événement budgétaire de Truss.

Parce que les gouvernements peuvent créer de la monnaie, ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée d’être forcés à faire défaut en conséquence de turbulences sur les marchés obligataires. En outre, le fait que les gouvernements aient un arbre de monnaie magique signifie que les obligataires peuvent toujours obtenir des intérêts et retrouver leur monnaie. Le seul défaut formel que doivent craindre les marchés obligataires est celui que les gouvernements choisissent, parce que le coût politique qu’il y a à assurer le service de la dette publique devient trop élevé. Nous sommes loin de tels niveaux aujourd’hui (...).

Mon second point concerne les actifs sûrs. Parce que les gouvernements des pays développés qui s’endettent dans leur propre monnaie choisissent rarement de faire défaut, la dette qu’ils émettent est bien plus sûre que toute dette que crée le secteur privé. Une telle dette est précieuse pour le secteur financier. Elle apporte aux fonds de pension une plus grande certitude qu’ils pourront verser des pensions à l’avenir, par exemple. Il y a une très bonne raison expliquant pourquoi les gouvernements doivent continuer d’émettre de la dette. Est-ce que cela signifie que les gouvernements doivent toujours financer leurs déficits en utilisant la dette ? Non, parce que les gouvernements peuvent émettre de la dette pour acheter des actifs (via un fonds souverain par exemple) plutôt que financer des déficits. »

Simon Wren-Lewis, « Could governments finance deficits by creating money? », in Mainly Macro (blog), 16 avril 2024. Traduit par Martin Anota