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Innovation et productivité

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samedi 24 juin 2023

La clairvoyance (et les erreurs) des néo-luddites à propos des géants du numérique

« Dites ce que vous voulez à propos de Lord Byron, mais vous ne pouvez pas dénier le fait qu’il savait comment tourner une phrase. Prenons sa prise de parole à la Chambre des Lords en 1812. Elle porta sur la folie des Luddites, qui prenaient d’assaut les usines et brisaient les machines. "Les travailleurs désœuvrés, aveuglés par leur ignorance, au lieu de se réjouir de ces arts si bénéfiques à l’Humanité, se perçurent comme sacrifiés aux améliorations mécaniques."

Le terme "luddite" est aujourd’hui une insulte, un mot que vous lancez à un boomer qui n’a pas compris comment les podcasts fonctionnent. Mais il aurait été évident aux contemporains de Byron qu’il prononça ses mots avec sarcasme. Byron soutenait les Luddites. Ils avaient en effet été sacrifiés sur l’autel des améliorations de la productivité. Il n’y a aucune ignorance derrière la violence de leur résistance.

Avec l’étiquette "luddite", il y a le "sophisme luddite", qui se réfère à la croyance que le progrès technique provoque un chômage de masse. Nous le qualifions de "sophisme" parce que deux siècles d’histoire l’ont contredit : il y a toujours eu de nouveaux emplois et, au fil du temps et en moyenne, ces nouveaux emplois ont été plus productifs et mieux payés que les précédents.

Mais il semble que le luddisme soit de retour. Un livre qui sera prochainement publié, Blood in the Machine, affirme que "les origines de la rébellion contre les géants du numérique" tiennent au soulèvement luddite. Et au cours de la dernière décennie beaucoup ont fait part de leur inquiétude quant à la perspective d’un chômage de masse.

Tout d’abord, il y a eu la fameuse étude "The Future of Employment" de Carl Frey et Michael Osborne de l’Université d’Oxford en 2013, avec le constat qui a fait les gros titres selon lequel 47 % des emplois sont susceptibles de disparaître avec l’automatisation. Ensuite, il y eut les craintes que tous les chauffeurs de taxis et de camions perdent leur emploi avec les voitures automatisées.

A présent, il y a l’intelligence artificielle "générative", qui remplit de peur le cœur des travailleurs "créatifs" : Dall-E et Midjourney menaceraient l’emploi des illustrateurs, ChatGPT et Bard iraient s’en prendre aux journalistes et aux rédacteurs techniques. Nos emplois seront-ils cette fois-ci détruits ? Ou devons-nous nous détendre à l’idée de connaître de nouveau deux siècles d'une prospérité tirée par la productivité ?

Je pense qu’aucune de ces deux visions n’est juste. Que penser de celle selon laquelle la technologie ne crée pas du chômage de masse, mais est néanmoins capable de détruire des existences, en ayant des conséquences inattendues et en concentrant le pouvoir entre les mains de quelques uns ? (Une fois j’ai suggéré de qualifier cette vue de "néo-luddite", mais hélas les vrais technophobes firent de ce label le leur il y a longtemps.)

Considérons le guichet automatique des banques : il n’a pas rendu les guichetiers redondants. Ils les ont libérés pour faire des ventes-croisées de prêts hypothécaires. Ou le tableur informatique : il a libéré d’humbles commis-comptables de la nécessité de faire des lignes et colonnes d’arithmétique et il a permis à la comptabilité de devenir (hum hum) une profession plus créative. De telles technologies n’ont pas détruit d’emplois, mais elles en ont transformés. Certains sont devenus plus gratifiants et enrichissants, d’autres plus durs.

Dans leur nouveau livre, Power and Progress, les économistes Daron Acemoglu et Simon Johnson affirment que le progrès technique peut certes produire une prospérité généralisée, mais qu’il n’est pas garanti que cela arrive rapidement et que, dans certains cas, il n’est pas garanti que cela survienne tout court.

"Les usines du textile au début de la Révolution industrielle britannique ont généré beaucoup de richesses pour quelques-uns, mais elles n’ont pas augmenté les revenus des travailleurs pendant près d’un siècle", écrivent-ils. C’est trop tard pour les artisans du textile qui perdirent leurs bons emplois.

Il y a des exemples plus inattendus, comme avec les bateaux traversant les océans qui permirent le commerce d’esclaves transatlantique. Il y en a aussi des plus subtils. Le code-barres nous a réduit les queues et les prix, mais il a aussi modifié le rapport de force entre distributeurs et fournisseurs, entre les petits commerces et la grande distribution et en définitive entre les distributeurs physiques et leurs concurrents en ligne. (...)

Acemoglu et Johnson affirment que la prospérité généralisée nous échappe, tout comme elle a échappé aux travailleurs au début de la Révolution industrielle. Qu’est-ce qui est nécessaire ? De meilleurs politiques, bien sûr : des impôts et des subventions pour favoriser le bon type de technologie ; des réglementations intelligentes pour protéger les droits des travailleurs ; une action antitrust pour casser les monopoles ; tout cela, bien sûr, doit être fait adroitement et avec le moins possible de paperasse et de distorsions. Mais pour réussir cette tâche, il faut tout d’abord en saisir la mesure.

Et comme Acemoglu et Johnson l’expliquent, de telles politiques vont s’effondrer sur un sol rocailleux s’il n’y a pas de contre-pouvoirs politiques capables de résister aux monopoles et aux milliardaires. En l’absence de telles conditions, le luddisme a eu recours à ce qu’un historien a qualifié de "négociation collective par l’émeute" en recourant aux incendies et même au meurtre. Les autorités ont contre-attaqué et, selon les mots d’un autre historien, "le luddisme a fini sur l’échafaud".

Ce fut une terrible affaire et une opportunité ratée pour réformer la société et fournir "la première bénédiction de l'homme" comme l’aurait espéré Booth. Si les dernières technologies sont vraiment disruptives, nous aurons de nouveau une telle opportunité. Ferons-nous mieux cette fois-ci ? »

Tim Harford, « What neo-Luddites get right – and wrong – about Big Tech », 26 mai 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les robots menacent-ils les travailleurs ? »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« Informatisation, productivité et emploi »

« La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? »

samedi 11 décembre 2021

Les dangers d’une intelligence artificielle non réglementée

« (…) Dans une récente analyse (Acemoglu, 2021), j’affirme que les technologies d’intelligences artificielles actuelles (en particulier celles basées sur le paradigme actuellement dominant de la reconnaissance des schémas statistiques et la big data) sont davantage susceptibles d’avoir des répercussions sociales négatives que de générer les gains promis.

Ces nuisances peuvent apparaître sur les marchés des produits et dans la publicité, en termes d’inégalités, de modération salariale et de destructions d’emplois sur le marché du travail et à travers les effets sociétaux plus généraux de l’intelligence artificielle dans le cadre de la communication sociale, des discours politiques et de la démocratie.

Intelligences artificielles, contrôle de l’information et marchés des produits

Dans tous ces cas, le principal problème n’est pas les technologies d’intelligence artificielle en tant que telles, mais la façon par laquelle les firmes dominantes, qui exercent une influence déterminante sur la direction des avancées technologiques en matière d’intelligence artificielle, utilisent les données.

Prenons l’exemple de l’apprentissage machine et de la big data dans la publicité et le design des produits. Bien qu’en principe ces méthodes pourraient bénéficier aux consommateurs (par exemple en améliorant la qualité des produits et en permettant de personnaliser le contenu), elles peuvent en définitive détériorer le bien-être des consommateurs. Pour commencer, les entreprises qui acquièrent davantage d’informations à propos de leurs clients peuvent utiliser ce savoir pour opérer une discrimination tarifaire, ce qui leur permet de capturer davantage du surplus des consommateurs. Sur un marché en oligopole, l’exploitation des données relatives aux consommateurs peut entraîner un relâchement de la concurrence par les prix. Intuitivement, cela peut survenir quand la discrimination tarifaire opérée par une entreprise qui a un avantage informationnel rend sa clientèle de cœur moins attrayante pour d’autres entreprises, les encourageant à accroître leurs prix. Cette pression à la hausse sur les prix peut, bien sûr, détériorer davantage le bien-être des consommateurs.

D’autres usages de ces nouvelles techniques peuvent être encore plus nocifs aux consommateurs. Tout d’abord, les plateformes numériques peuvent finir par contrôler un montant excessif d’informations à propos de leurs usagers, parce que lorsqu’elles achètent ou acquièrent les données de certains utilisateurs, celles-ci leur fournissent des informations à propos des autres usagers. Ce type d’"externalité de données" (data externality) est davantage susceptible de survenir quand les utilisateurs révèlent directement de l’information à propos de leurs amis et de leurs contacts ou lorsqu’ils partagent des informations corrélées avec l’information d’autres personnes qui sont dans le même groupe démographique. Les externalités de données peuvent contribuer à ce que trop de données se retrouvent concentrées dans les mains des entreprises, ce qui n’est pas sans effets pervers pour la vie privée et le surplus des consommateurs (Acemoglu et alii, 2021).

Pire, les entreprises peuvent utiliser leurs informations à propos des préférences des consommateurs pour manipuler leur comportement. La manipulation des comportements n’est pas commune dans les modèles dans lesquels les consommateurs sont pleinement rationnels. Cependant, elle est assez probable quand les consommateurs n’ont pas tout à fait conscience de cette collection de données et des méthodes utilisées pour suivre et prédire leur comportement. L’idée derrière une telle manipulation a été saisie par les analystes juridiques dans le domaine de l’antitrust, notamment Hanson et Kysar (1999) qui observèrent qu’"une fois que l’on accepte que les individus se comportent systématiquement de façon non rationnelle, il s’ensuit d’un point de vue économique que d’autres vont exploiter ces tendances pour en tirer un profit". En effet, la publicité a toujours impliqué une certaine dose de manipulation. Cependant, les outils que constituent les intelligences artificielles peuvent avoir amplifié les possibilités d’une telle manipulation. Il y a déjà plusieurs exemples de manipulations s’appuyant sur les intelligences articles. Il y a notamment la chaîne de magasins Target qui a réussi à prédire correctement si les femmes sont enceintes et à leur envoyer des publicités cachées pour des produits pour bébés ou diverses entreprises repérant les "moments de grande vulnérabilité" et faisant la publicité de produits qui tendent à être achetés de façon impulsive au cours de tels instants. Il y a aussi des plateformes comme YouTube et Facebook qui utilisent leurs algorithmes pour identifier et favoriser des vidéos ou fils de nouvelles plus addictifs pou des groupes spécifiques d’utilisateurs.

Intelligences artificielles et inégalités sur le marché du travail

Les effets des technologies basées sur l’intelligence artificielle dans le cadre du marché du travail peuvent être encore plus pernicieux. Les inégalités sur le marché du travail se sont creusées aux Etats-Unis et dans plusieurs autres pays développés et de nombreux éléments empiriques suggèrent que c’est en partie la conséquence de l’adoption et du déploiement rapides des technologies d’automatisation qui ont retiré les travailleurs peu ou moyennement qualifiés des tâches qu’ils avaient l’habitude de réaliser (Acemoglu et Restrepo, 2021). Une telle automatisation et ses conséquences adverses sur les inégalités datent d’avant l’intelligence artificielle. Néanmoins, Acemoglu et alii (2021a) trouvent que l’accélération des intelligences artificielles aux Etats-Unis depuis 2016 a ciblé l’automatisation et a eu des effets similaires à ceux d’autres technologies d’automatisation. L’intelligence artificielle et l’usage massif des données sont susceptibles de multiplier les possibilités d’automatisation et donc d’exacerber les tendances en termes d’inégalités que les Etats-Unis et d’autres pays développés ont connues au cours des dernières décennies.

En principe, l’automatisation peut améliorer l’efficacité. Il y a cependant des raisons qui nous amènent à penser qu’elle s’opérera de façon inefficace. Des imperfections sur le marché du travail accroissent le coût du travail au-delà de son coût d’opportunité social. Dans ce scénario, les entreprises vont automatiser de façon à confisquer des rentes des travailleurs, même lorsque l’automatisation réduit le surplus collectif.

D’autres usages de l’intelligence artificielle peuvent avoir des conséquences encore plus nocives. Ceux-ci incluent l’utilisation de l’intelligence artificielle et des données relatives au lieu de travail en vue d’intensifier la surveillance des travailleurs. A nouveau, quand il y a des rentes pour les travailleurs (par exemple en raison de considérations en termes de salaire d’efficience), une plus grande surveillance permet aux firmes de confisquer ces rentes. Mais avec le même raisonnement, une telle réallocation des rentes est socialement inefficace et excessive ; à la marge, c’est une activité coûteuse qui ne contribue pas au surplus collectif, mais transfère une partie de celui-ci d’un ensemble d’agents vers un autre ensemble d’agents.

Intelligence artificielle, discours social et démocratie

L’automatisation basée sur l’intelligence artificielle a d’autres effets négatifs. Bien qu’il soit improbable qu’elle se traduise bientôt par un chômage de masse (et les effets négatifs sur l’emploi des autres technologies d’automatisation ont jusqu’à présent été modestes), le déplacement des travailleurs peut avoir plusieurs répercussions socialement disruptives. Les citoyens avec le lien à l’emploi le plus fragile peuvent moins participer aux activités civiques et à la vie politique. Surtout, l’automatisation réoriente le pouvoir du travail au capital et cela peut avoir de larges implications pour le fonctionnement des institutions démocratiques. Pour le dire autrement, dans la mesure où la politique démocratique dépend de la présence de contre-pouvoirs vis-à-vis du capital et du travail, l’automatisation peut nuire à la démocratie en rendant le travail dispensable dans le processus productif.

Les effets de l’intelligence artificielle sur la démocratie ne se résument pas à son impact sur l’automatisation. L’un des domaines qui a été le plus radicalement transformé par l’intelligence artificielle jusqu’à présent est la communication et la consommation d’informations, en particulier via les services offerts par diverses plateformes de médias sociaux. L’usage d’intelligences artificielles et la récupération des données sur les utilisateurs ont déjà changé le discours social et les analyses empiriques suggèrent qu’ils ont déjà contribué à la polarisation et à réduire la compréhension des faits et priorités qui sont cruciales pour le fonctionnement de la démocratie. Comme Cass Sunstein l’anticipait il y a vingt ans, « la fragmentation et l’extrémisme (…) sont les conséquences prévisibles de toute situation dans laquelle des personnes pensant la même chose ne se parlent qu’entre elles ». Il souligna que « sans des expériences partagées, une société hétérogène va avoir plus de difficultés à répondre aux problèmes sociaux ». En effet, les médias sociaux utilisant les intelligences artificielles semblent avoir contribué à ce type de fragmentation et à l’extrémisme d’un côté et à la diffusion de la désinformation de l’autre.

Un problème d'orientation du progrès technique

Mes propos, jusqu’à présent, pourraient laisser penser que les intelligences artificielles ne peuvent qu’avoir de désastreuses conséquences sociales et que je suis contre cette technologie. C’est faux. L’intelligence artificielle est une plateforme technologique prometteuse. Le problème tient à la direction actuelle du développement et de l’usage de cette technologie : donner du pouvoir aux entreprises (et parfois aux gouvernements) aux dépens des travailleurs et des consommateurs. C’est la conséquence des pratiques commerciales et des priorités des entreprises contrôlant les intelligences artificielles et des incitations que cela génère pour les chercheurs dans le domaine des intelligences artificielles.

Prenons l’exemple des médias sociaux. Une raison expliquant les problèmes que j’ai soulignés est que les plateformes essayent d’optimiser l’engagement en s’assurant à ce que les usagers soient "accros". Cet objectif est enraciné dans leur modèle d’affaires, qui est centré sur la monétisation de données (…) avec la publicité. Ce problème est aggravé par le manque de réglementation.

C’est également le cas en ce qui concerne les effets négatifs de l’automatisation. Les intelligences artificielles peuvent être utilisées pour accroître la productivité des travailleurs et pour créer de nouvelles tâches pour les travailleurs (Acemoglu et Restrepo, 2018). Le fait qu’elles soient avant tout utilisées pour automatiser les tâches de production résulte d’un choix. Ce choix quant à la direction de la technologie est aiguillonné par les priorités et les modèles d’affaires des entreprises meneuses centrés sur l’automatisation algorithmique.

Le point plus général est que la trajectoire actuelle de l’intelligence artificielle accroît le pouvoir des entreprises au détriment des travailleurs et des citoyens et fournit aussi souvent des outils de contrôle additionnels aux gouvernements à des fins de surveillance, voire même parfois de répression (comme avec les nouvelles méthodes de censure et les logiciels de reconnaissance faciale).

Conclusion : la nécessité d’une réglementation

Ce raisonnement nous amène à une conclusion simple : les problèmes actuels entourant l’intelligence artificielle sont des problèmes d’intelligence artificielle non réglementée, qui ignore ses conséquences sociétales et distributives. En fait, il serait naïf de s’attendre à ce que des marchés non réglementés fassent les bons arbitrages entre maux sociétés et profits tirés de la monopolisation des données. (…) »

Daron Acemoğlu, « Dangers of unregulated artificial intelligence », in voxEU.org, 23 novembre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les répercussions du progrès technique sur la répartition des revenus et l’emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« Dans quelle mesure l’automatisation a-t-elle contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis ? »

samedi 12 juin 2021

Les dangers du progrès technique

« Plusieurs techno-optimistes suggèrent que les gains de productivité vont main dans la main avec les hausses de salaires réels. Cette idée que le progrès technique bénéficie à tous fut également incarnée par le dogme du ruissellement qui a caractérisé le néolibéralisme. Cependant, cette idée ne fut soutenue ni par la théorie, ni par les analyses empiriques ; en fait, la théorie économique a toujours indiqué que les avancées en matière de technologies ne bénéficient pas forcément à tous et peuvent créer des gagnants et des perdants. Les données (cf. graphique 1) montrent qu’au cours des dernières décennies, plusieurs pays ont connu des épisodes au cours desquels les salaires ont augmenté moins vite que la productivité. En outre, comme nous l’affirmons ci-dessous, même là où les salaires moyens ont augmenté au rythme de la productivité, les salaires médians ont pu augmenter moins vite et il y a un risque tout gain positif que nous avons connu par le passé ne puisse plus continuer.

GRAPHIQUE 1 Productivité et salaires réels en France (en indices, base 100 en 1990)

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Le graphique 2 montre que les gains de revenu associés au progrès technique ont été très inégalement répartis. Aux Etats-Unis et dans d’autres pays à haut revenu, l’essentiel des fruits de la croissance a été capté par le sommet de la distribution, ce qui s’est traduit par un creusement des inégalités de revenu dans la plupart des pays développés depuis le début des années 1980, inversant la tendance de long terme qui était jusqu’alors à l’œuvre dans la plupart des pays.

GRAPHIQUE 2 Part du revenu national avant impôt allant aux 5 % les plus riches dans les pays développés (en %)

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Comment pouvons-nous réconcilier cela avec la théorie économique ? Dans le contexte d’une économie concurrentielle, nous pouvons réfléchir au progrès technique comme déplaçant la frontière technologique : nous pouvons obtenir davantage de production à partir d'un montant donné de facteurs de production. Mais cet élargissement des possibilités de production ne nous dit pas comment les gains tirés du progrès technique seront distribués. Dans nos modèles économiques les plus simples, par exemple, si nous supposons une économie concurrentielle avec une fonction de production à la Cobb-Douglas, les parts relatives sont fixes.

Cependant, dans le cas le plus général, le changement technologique peut modifier la répartition du revenu de telle façon que, par exemple, le travail obtient une part plus petite du gâteau. Si sa part diminue assez, les travailleurs peuvent voir leur situation sa dégrader. L’évolution des salaires dépend de ce qui se passe du côté de la demande de travail aux salaires existants. Si l’on utilise la terminologie initialement introduite par Hicks, le changement technique qui entraîne une baisse de la part relative du travail est qualifié de biaisé en faveur du capital (capital-biased) ; s’il entraîne une baisse de la part du travail non qualifié, il est qualifié de biaisé en faveur des compétences (skill-biased) ; s’il se traduit par une réduction des salaires, il est qualifié d’économiseur en travail (labor-saving). Les Etats-Unis, par exemple, ont connu un changement technologique biaisé en défaveur des tâches routinières qui a déplacé les travailleurs aux tâches routinières vers les activités manuelles ou cognitives depuis les années 1980 et qui a contribué au déclin de la classe moyenne (Autor et alii, 2003).

Korinek et Stiglitz (2019) ont montré que les effets distributifs des innovations peuvent être vus comme générant des quasi-rentes ; outre les gains directs obtenus par les innovateurs, les innovations peuvent entraîner des changements dans la demande de facteurs, par exemple en réduisant la demande pour le travail non qualifié et en augmentant la demande de travail qualifié et les travailleurs affectés connaîtront des gains ou des pertes. Les gagnants du progrès technique (par exemple les travailleurs qualifiés dans notre exemple) tirent ces gains sans avoir contribué à l’innovation, si bien qu’ils obtiennent une quasi-rente, tandis que les perdants connaissent des pertes sans qu’ils aient commis une quelconque faute. Cela a une importante implication : les gouvernements peuvent capturer une partie des quasi-rentes en taxant les gagnants et en la redistribuant ; et étant donné la nature des gains, les gouvernements peuvent même être capables de relever les impôts de façon à ce qu’il n’y ait guère d’effets de distorsion, par exemple si les gagnants incluent les propriétaires de facteurs fixes comme la terre. Donc, un progrès technique "administré" peut permettre des améliorations dans le sens de Pareto.

Cependant, il y a une grosse différence entre observer l’impact de l’intelligence artificielle dans un seul pays et d’un point de vue mondial. Alors qu’un pays jouit des bénéfices et le coût est supporté par un autre, une amélioration à la Pareto nécessiterait que les gagnants compensent les perdants via les frontières nationales. Aujourd’hui, de tels transferts transfrontaliers sont limités.

Par conséquent, les fruits du progrès technique vont être inégalement répartis, mais ce qui est troublant, c’est que certains pays peuvent fortement y gagner et d’autres y perdre. Ces différences se reflèteront, respectivement, en améliorations et détériorations des termes de l’échange des pays. Par la suite, nous analyserons diverses formes spécifiques du progrès que la révolution de l’intelligence artificielle et les technologies d’automatisation qui lui sont associées sont susceptibles d’induire, en nous focalisant tout particulièrement sur la façon par laquelle elles peuvent nuire aux pays en développement.

Le progrès technique économiseur de travail


Plusieurs observateurs s’inquiètent à l’idée que l’intelligence artificielle puisse économiser le travail, c’est-à-dire réduire le demande de travail aux prix des facteurs existants. Si c’est le cas, les salaires d’équilibre diminueraient et les travailleurs verraient leur situation se dégrader.

Comme nous l’avons noté, au cours du dernier demi-siècle, les Etats-Unis et plusieurs autres pays semblent avoir connu un progrès technologique biaisé en défaveur des travailleurs avec de faibles niveaux de diplôme réalisant des tâches routinières, en l’occurrence suffisamment biaisé pour qu’il puisse économiser le travail dans ce segment, réduisant les revenus réels de ces travailleurs. Par exemple, Autor et alii (2003) ont observé que, des années 1970 aux années 1990, alors que la numérisation apportait un substitut pour un nombre croissant de tâches routinières, le changement technologique a accru la productivité des travailleurs dans les emplois à tâches non routinières, par exemple des tâches de résolution de problème ou des communications complexes. Ces changements technologiques peuvent avoir expliqué près des deux tiers de la réorientation de la demande relative vers les travailleurs diplômés du supérieur au cours de cette période. De même, plus récemment, Acemoglu et Restrepo (2020) ont observé aux Etats-Unis de significatifs effets négatives de l’introduction de robots industriels sur les salaires et l’emploi, des effets concentrés dans l’industrie et parmi les professions impliquant des tâches manuelles routinières, de cols bleus, d’assemblage, ce qui contribue à expliquer la forte hausse de la dispersion des salaires selon les différentes catégories de travailleurs selon el diplôme au cours des cinq dernières décennies.

Cette polarisation de l’emploi en termes de salaires s’est aussi reflétée dans les dynamiques de la répartition de l'emploi. L’emploi dans les emplois non routiniers a continuer de croître régulièrement aux Etats-Unis, tandis que les emplois routiniers ont stagné et même, depuis environ 1990, décliné, ce qui a contribué, comme nous l’avons noté, à un déclin de la classe moyenne. L’OCDE (2019) note que les emplois moyennement qualifiés peuvent être ceux qui sont les plus exposés à l’automatisation et aux délocalisations, comme ils impliquent beaucoup de tâches routinières qui sont relativement faciles à automatiser.

(…) Acemoglu et Restrepo (2019a) ont formulé un modèle particulier dans lequel le déplacement de travailleurs par les robots va réduire la part du revenu rémunérant le travail et peut se révéler économiseur en travail si les gains de productivité tirés de l’adoption de robots sont modestes. Berg et alii (2018) se focalisent sur les effets différentiels du progrès technique en distinguant les groupes de travailleurs et ils montrent que le progrès technique peut être économiseur en travail non qualifié parce que ce type de main-d’œuvre peut facilement être substitué par des robots ; à l’inverse, le travail très qualifié est susceptible de se révéler complémentaire aux robots et va bénéficier du progrès technique ; par conséquent, les avancés technologiques risquent de se traduire par une hausse des inégalités de revenu. L’automatisation peut aussi creuser les inégalités selon d’autres dimensions, par exemple dans les secteurs où les femmes occupent plus de tâches routinières (Brussevich et alii, 2018).

Même si le progrès technique économise le travail à court terme, il peut aussi déclencher une accumulation additionnelle de capital qui s’avère complémentaire au travail, ce qui bénéficierait au travail à long terme. Par exemple, Stiglitz (2015) et Caselli et Manning (2019) montrent qu’une économie avec seulement du capital et du travail, dans laquelle l’accumulation du capital à long terme est déterminée par un taux d’intérêt exogène, le travail sera toujours gagnant. Cependant, l’impact final sur les inégalités dépendra de l’existence d’autres facteurs rares dans l’économie, par exemple les ressources naturelles ou la terre, qui bénéficieraient du progrès technique et finalement deviendraient plus rares, comme les facteurs "capital" et "travail remplaçant les machines" deviendront plus abondants et moins chers. En effet, Korinek et Stiglitz (2021a) montrent que, si c’est le cas, alors, en l’absence d’intervention du gouvernement, les travailleurs peuvent même y perdre avec le progrès technique à long terme.

A un niveau mondial, des dynamiques similaires peuvent s’observer. Même si le progrès technique économiseur en travail rend le monde dans son ensemble plus riche, il peut nuire aux pays en développement qui ont un avantage comparatif dans le travail peu qualifié. Si la demande mondiale de travail ou, plus spécifiquement, de travail non qualifié diminue, de tels pays connaîtraient une détérioration significative de leurs termes de l’échange et perdraient une part significative de leurs recettes tirées de l’exportation. Le progrès technique économiseur en travail peut non seulement créer des gagnants et des perdants dans les pays en développement qui s’en trouvent affectés, mais il peut dégrader la situation nette de ces pays. Alonso et alii (2020) constatent que les améliorations de la productivité des "robots" peuvent entraîner une divergence, comme les pays développés bénéficient davantage de la numérisation étant donné leur stock de capital initialement plus élevé. (...)

Information, monopoles numériques et firmes superstars


Jusqu’à présent, nous avons considéré les effets du changement technologique dans un environnement concurrentiel. Cependant, l’essor des intelligences artificielles et d’autres technologies d’information peuvent aussi mener à une plus forte concentration du pouvoir de marché. Par conséquent, l’économie peut se retrouver à un équilibre qui s’avère moins concurrentiel et davantage perturbé par le pouvoir de marché, avec de plus grandes rentes pour les firmes dominantes. Les acteurs avec un pouvoir de marché vont utiliser ce pouvoir pour améliorer leur situation. Les distorsions qui en résultent peuvent compenser une partie des bénéfices de l’innovation, exacerbant les effets distributionnels négatifs du changement technique économiseur en travail ou en ressources. Avec toute fonction de bien-être collectif averse aux inégalités, le bien-être collectif peut décroître.

Alors que l’hypothèse de marchés pleinement concurrentiels offre un repère utile, ce modèle est moins approprié lorsque l’on considère une économie dominée par les intelligences artificielles. Il est difficile de concevoir qu’une économie d’intelligences artificielles puisse être concurrentielle ou du moins bien décrite par le modèle d’équilibre concurrentiel standard.

Il y a plusieurs raisons expliquant pourquoi les avancées en matière d’intelligences artificielles peuvent intensifier le pouvoir de marché des entreprises. Tout d’abord, l’intelligence artificielle est un bien informationnel et les biens informationnels sont différents des autres biens en ce qu’ils sont non rivaux : ils peuvent être utilisés à un coût marginal proche de zéro, ce qui implique qu’une seule entreprise peut fournir un très large marché. En outre, la création de codes d’intelligences artificielles ou d’algorithmes d’apprentissage-machine implique typiquement des coûts irrécouvrables et/ou fixes élevés : sur un marché privé, les entreprises doivent gagner des rentes de monopole pour couvrir ces coûts. De plus, même de petits coûts irrécouvrables peuvent rendre le marché non contestable, c’est-à-dire qu’il peut y avoir des rentes et profits durables. En outre, les applications d’intelligences artificielles et les plateformes impliquent typiquement de significatives externalités de réseau. Une partie de celles-ci apparaissent parce que les entreprises accumulent de vastes montants de données qui leur permettent de mieux exploiter leurs algorithmes que leurs rivales. Tous ces effets créent de larges barrières à l’entrée et une tendance vers la création de larges monopoles, parfois qualifiés aussi d’effets "superstars" (Korinek et Ng, 2019 ; Stiglitz et Greenwald, 2014a).

Certains économistes ont identifié un nombre croissant de "firmes superstars" dans l’économie qui sont "super profitables" (Autor et alii, 2020). Cependant, l’essentiel de ces profits s’expliquent moins par l’utilisation d’une technologie "super-productive" que par l’exercice d’un pouvoir de monopole qui est dérivé de la nature de ces technologies d’information. Par exemple, aux Etats-Unis, une large fraction des gains sur le marché boursier au cours de la dernière décennie ont été concentrés sur les géants du numérique, dans une grande mesure en lien avec leur pouvoir de monopole. De plus, les avancées technologiques ont aussi permis aux entreprises du numérique d’extraire davantage de surplus du consommateur via la discrimination par les prix. (…)

Un progrès technique mal orienté


La théorie économique a éclairé pourquoi la nature de l’innovation (par exemple le biais factoriel) peut ne pas maximiser le bien-être. L’essentiel de l’économie considère le biais factoriel du changement technologique comme exogène et les théorèmes de l’économie du bien-être affirment l’efficacité des économies de marché concurrentielles pour un niveau donné de technologie. Cependant, la direction et le rythme du changement technologique sont eux-mêmes le fruit de décisions économiques, comme l’a souligné la littérature sur l’innovation induite (Kennedy, 1964 ; von Weizsäcker, 1966 ; Samuelson, 1965 ; Atkinson et Stiglitz, 1969 ; Acemoglu, 1998, 2002 ; Stiglitz, 2006). Il n’y a pas d’équivalent aux théorèmes du bien-être pour l’innovation : les marchés ne vont pas être efficaces en général par eux-mêmes, que ce soit dans le niveau ou la direction (la nature) de l’activité innovante et le changement technologique. Le marché peut même fournir des incitations pour des innovations qui réduisent l’efficacité en absorbant plus de ressources qu’elles n’en créent pour la société, comme cela peut être le cas, par exemple, avec le trading à haute fréquence. Cela justifie des politiques pour réorienter le progrès technique (…).

Le problème fondamental est que le savoir est un bien public, dans le sens samuelsonien du terme. S’il devait être financé et produit par le secteur privé, il y aurait certaines restrictions inefficaces sur l’usage du savoir et ces restrictions donnent typiquement lieu à un pouvoir de marché. S’il n’y a pas de freins sur l’usage du savoir, alors les investisseurs ne peuvent s’approprier les rendements de leur production de savoir, si bien qu’ils n’ont que peu d’incitations à innover. Quand le savoir est produit comme sous-produit d’un apprentissage ou d’un investissement, l’incapacité à s’approprier la totalité des bénéfices va entraîner une sous-production ou un sous-investissement dans les secteurs de l’économie associés à un important apprentissage et des effets de débordement en matière d’apprentissage. Comme Greenwald et Stiglitz (2006, 2014a) l’ont souligné, cela a d’importantes implications pour la politique de développement, en donnant une justification aux politiques industrielle et commerciale.

Une littérature plus récente a attiré l’attention non seulement sur les biais dans le niveau et le rythme de l’innovation, mais aussi sur sa direction. Dans les économies avec des marchés de gestion du risque incomplets et une information imparfaite et/ou asymétrique (c’est-à-dire dans les économies du monde réel), (…) les prix ne donnent pas nécessairement le signal "correct" aux innovateurs sur la direction de l’innovation. Il y a d’importantes externalités pécuniaires. Par exemple, dans le modèle de salaire d’efficience de Shapiro et Stiglitz (1984), où le chômage agit comme un dispositif disciplinant les travailleurs (…) dans le contexte d’un marché du travail avec une surveillance imparfaite et coûteuse, il peut y avoir trop de progrès technique économiseur de travail, ce qui se traduit par un niveau excessif de chômage (Stiglitz, 2006). (…)

Les marchés ne s’inquiètent pas de la répartition du revenu. Les forces du marché peuvent orienter les décisions économiques vers l’efficience (dans un sens étroit, microéconomique), mais elles ne vont jamais considérer les conséquences distributives. De récentes analyses ont cependant souligné que les performances économiques globales peuvent être affectées par les inégalités (Stiglitz, 2013 ; Ostry et alii, 2019). Evidemment, les entrepreneurs individuels ne vont pas prendre en compte cette externalité macroéconomique et en conséquence le marché va être biaisé en faveur d’un excès d’innovations économiseuses de travail, ce qui confère un rôle aux politiques redistributives. En outre, Korinek et Stiglitz (2020) montrent qu’en présence de contraintes sur la redistribution, la politique publique peut améliorer le bien-être en amenant l’innovation pour prendre en compte ses implications distributives.

Il y a des forces autocorrectives : par exemple, si le travail devient moins cher, les innovateurs auront moins d’incitations à chercher à économiser le travail, ce qui fournit un mécanisme correcteur dans l’économie de marché à une baisse continue de la part du travail, mais ce mécanisme ne fonctionne plus lorsque les salaires sont fixés par des considérations en termes de salaire d’efficience ou atteignent des niveaux de subsistance. (…) »

Anton Korinek, Martin Schindler et Joseph E. Stiglitz (2021), « Technological progress, artificial intelligence, and inclusive growth », FMI, working paper, n° 21/166. Traduit par Martin Anota



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samedi 10 avril 2021

La technologie a fait reculer l’horloge de la productivité

« Est-ce que les aiguilles de l’horloge économique ont commencé à tourner à rebours ? Le fait déterminant de l’histoire économique est que les êtres humains ont été capables de produire en des quantités toujours plus grandes tous les biens et services auxquels ils donnent de l’importance.

Dans La Richesse des Nations, Adam Smith ne doute pas qu’au fondement de cette vertigineuse croissance économique se trouve la spécialisation, c’est-à-dire la division du travail. Pourtant, le travail de la connaissance moderne n’est pas du tout spécialisé. Peut-être que cela explique pourquoi nous semblons tous travailler dur sans pour autant avoir le sentiment d’en faire beaucoup ?

Comme Philip Coggan l’a noté dans son récit épique More: The 10,000 Year Rise of the World Economy, le livre que Smith publia en 1776 n’était pas le premier à noter que les gains de productivité résultaient de la spécialisation. Xénophon faisait le même constat 370 ans avant J.-C. Mais pourquoi la division du travail améliore-t-elle la productivité ? Smith mettait en avant trois avantages : les travailleurs perfectionnent ainsi des compétences spécifiques ; ils évitent les temps morts et pertes d’énergie liés au passage d’une tâche à une autre ; et ils peuvent utiliser et même inventer un équipement spécifique.

Le travailleur de la connaissance moderne colle mal à ce tableau. La plupart d’entre nous n’utilise pas d’équipement spécialisé : nous utilisons des ordinateurs capables de faire beaucoup de choses allant de la messagerie instantanée au montage vidéo en passant par la comptabilité. Et tandis que certains emplois de bureaux ont un flux de production clair, ce n’est pas le cas de beaucoup d'entre eux : ce sont des aquarelles floues où chaque activité déborde sur une autre.

J’ai noté pour la première fois cette inversion il y a vingt ans. A l’époque, les économistes se demandaient pourquoi les ordinateurs ne semblaient pas avoir stimulé la productivité. Entre-temps, j’ai eu un emploi de bureau avec une variété ahurissante de responsabilités. Parfois, je faisais de la recherche et de l’analyse, parfois je recherchais quelle police de caractère je devais utiliser pour mes diapos PowerPoint.

Le travail de bureau devient de plus en plus généraliste. Chacun fait aujourd’hui sa propre dactylographie et beaucoup s’occupent de leurs propres notes de frais, conçoivent leurs propres présentations et gèrent leur propre agenda. Nous avons tous accès à un logiciel facile à utiliser, donc pourquoi ne pas le faire ?

En 1992, l’économiste Peter Sassone publia une étude sur le flux de tâches dans les bureaux de grandes entreprises américaines. Il constata que plus un travailleur était haut placé dans la hiérarchie, plus il était susceptible de faire un peu de tout. Les assistants administratifs ne font pas d’encadrement, mais les cadres font de l’administratif. Sassone évoqua ainsi une "loi de la spécialisation décroissante".

Cette loi de la spécialisation décroissante s’applique sûrement davantage aujourd’hui. Les ordinateurs ont facilité la création et la circulation de messages écrits, l’organisation des voyages, la conception de pages web. Au lieu d’accroître notre productivité, ces outils ont amené des gens très qualifiés, très rémunérés à perdre du temps dans la création de mauvaises diapos. La variété est attrayante et c’est très bien d’avoir comme passe-temps la cuisson de levure ou le tricotage de pull-overs, mais un travail de bureau bien rémunéré ne peut se permettre une heure d’amateurisme.

Est-ce un vrai problème ? Peut-être. Adam Smith a décrit une manufacture d’épingles employant 10 spécialistes produisant 48.000 épingles par jour. Un simple généraliste, opérant sans équipement spécialisé, "pourrait peut-être fabriquer, avec toute son industrie, à peine une épingle par jour, mais ne pourrait certainement pas en faire une vingtaine". Personne ne s’attendrait à ce que la productivité soit multipliée par 4.800 si les travailleurs de la connaissance modernes passaient moins de temps à coordonner des réunions par mails et un peu plus de temps à se focaliser sur les aspects les plus cruciaux de leur travail. Mais un doublement de la productivité ne semble pas irréaliste.

Le nouveau livre de Cal Newport, A World Without Email, est intéressant sur ce point. En examinant les études de gestion scientifique du début du vingtième siècle, Newport démontre que les industriels ont analysé et écarté leurs processus inutiles il y a un siècle. Les gains ont été énormes. Par exemple, dans l’ensemble industriel de Pullman près de Chicago, les gens de divers départements allaient déambuler dans les ateliers de travail du cuivre et harcelaient les métallurgistes jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils voulaient. Après une profonde réorganisation, plusieurs employés furent embauchés comme gardes et pour programmer le travail. La productivité explosa.

Newport affirme que le travail de la connaissance tarde à réaliser une telle réflexion. N’est-il pas vrai que les tâches du travail de bureau sont souvent assignées et leur priorité hiérarchisée selon les demandes des collègues ? Certaines disciplines, comme la production d’un quotidien papier, ont développé un flux de travail clair qui ne dépend pas d’une longue chaîne de mails. Une grande partie du travail de la connaissance demeure toujours dans l’étape du "on déambule et on harcèle". Newport affirme que les cadres et administrateurs devraient protéger les spécialistes des distractions et que nous pourrions mieux faire si nous réfléchissions à reconsidérer notre processus productif depuis le début.

Faire du bureau une autre chaîne d’assemblage n’est guère enthousiasmant. Smith s’inquiétait à l’idée que la spécialisation simple et répétitive n’amène le travailleur à devenir "aussi stupide et ignorant qu’il est possible de le devenir pour une créature humaine". Dans une manufacture d’épingles au dix-huitième siècle, peut-être, mais moins pour le travail de la connaissance au vingt-et-unième siècle. Un autre passage de la Richesse des Nations convient peut-être mieux : "les hommes ont bien plus de chances de découvrir des méthodes plus simples et commodes pour atteindre un quelconque objectif lorsque leur attention est toute entière tournée vers cet objectif que lorsqu'elle est distraite". (...) »

Tim Harford, « Technology has turned back the clock on productivity », 8 avril 2021. Traduit par Martin Anota

vendredi 6 novembre 2020

La seule politique antitrust ne règlera pas le problème de l’innovation

« L’action judiciaire intentée par le Département de la Justice américain contre Google constitue peut-être la première salve d’un flot de procès antitrust lancés contre les géants du numérique. Limiter le pouvoir de ces entreprises est l’une des rares propositions qui aient reçu un soutien bipartisan au Capitole.

Le procès de Google se focalise sur les "pratiques anticoncurrentielles et d’éviction sur les marchés des moteurs de recherche et des publicités qui leur sont liées", mais un long rapport publié récemment par le Comité antitrust de la Chambre des Représentants liste divers autres problèmes sur le radar des responsables politiques. En plus de la position dominante de Google dans la publicité numérique et de sa possible tendance à favoriser excessivement les résultats de recherches qui lui soient bénéfiques, les législateurs américains ont à l’œil le contrôle des médias sociaux par Facebook, l’emprise d’Amazon sur les marchés de détail et les possibles violations de la vie privée par toutes les grandes plateformes.

Mais les effets pernicieux des géants du numérique sur la croissance économique et le bien-être des consommateurs peuvent découler moins des "pratiques anticoncurrentielles et d’exclusion" que de leur rôle dans l’orientation du changement technologique. Il est utile de rappeler que nous pouvons toujours utiliser différemment notre temps, nos ressources et notre attention dans le développement et le déploiement d’une technologie. Nous pouvons continuer d’investir dans les technologies qui aident les dirigeants, ingénieurs et professionnels qualifiés ou nous pouvons investir dans des technologies qui améliorent la situation des travailleurs peu qualifiés. Nous pouvons déployer notre savoir-faire actuel pour améliorer la création d’énergies à base de charbon ou nous pouvons porter notre attention sur des sources d’énergie plus propres telles que le solaire ou l’éolien. Nous pouvons orienter la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle vers l’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et l’amélioration de la reconnaissance faciale et de la surveillance ou nous pouvons utiliser les mêmes technologies sous-jacentes pour augmenter la productivité humaine et assurer une communication privée sécurisée et un discours politique basé sur les faits, préservé de la manipulation.

Divers facteurs vont déterminer quelles alternatives reçoivent le plus d’attention de la part des chercheurs et des entreprises. La taille du marché pour les nouvelles technologies dépend naturellement fortement de ceux qui prennent les décisions d’investissement dans les entreprises en quête de profit. Mais les besoins, les modèles commerciaux et la vision des entreprises orientant l’innovation technologique peuvent être de plus cruciaux déterminants pour des tendances plus générales.

Quand Microsoft dominait le marché du PC avec son système d’exploitation Windows dans les années 1990, elle n’avait pas d’incitation à investir dans les systèmes d’exploitation alternatifs ou des produits qui n’auraient pas été compatibles avec Windows. De même, les géants de la Silicon Valley ne sont pas poussés à développer des technologies susceptibles de cannibaliser leurs profits, tout comme les compagnies pétrolières n’ont pas été les premières à développer l’énergie verte qui concurrence directement les énergies fossiles. Sans surprise, quand des entreprises comme Facebook, Google, Amazon et Netflix redoublent d’efforts pour démontrer leur puissance technologique, elles le font dans des domaines qui sont compatibles avec leurs propres intérêts et modèles commerciaux.

En outre, chacune de ces entreprises est conduite non seulement par ses sources de recettes et catalogues de produits actuels, mais aussi par leur vision des choses. L’équipe dirigeante de chaque entreprise apporte ses propres approche, idiosyncrasies et préoccupations au processus d’innovation. L’iPod, l’iPhone et l’iPad étaient les produits de l’approche de l’innovation propre au cofondateur d’Apple Steve Jobs, si bien que ces technologies ne pouvaient être facilement émulées par d’autres acteurs. La réponse de Microsoft à la réussite mondiale et immédiate dont jouit l’iPod a été le lecteur Zune, un échec désastreux que beaucoup ont oublié.

Bien sûr, il n’y a en soi pas de problème avec le fait que les entreprises qui réussissent développent leur propre vision. Mais les choses sont différenctes quand une entreprise particulière devient le seul joueur en lice. Historiquement, les plus grandes avancées technologiques sont survenues quand plusieurs entreprises dans plusieurs secteurs testaient différentes idées.

Le problème aujourd’hui n’est pas simplement que les géants du numérique ont atteint une taille gargantuesque, c’est aussi que leurs investissements en recherche-développement déterminent la direction globale du changement technologique. Tous les autres acteurs du marché n’ont guère d’autre choix que de proposer des produits et services interopérables avec ceux des plateformes majeures, si bien qu’ils dépendent de ces dernières et leur sont subordonnés.

En termes de recherche-développement, le McKinsey Global Institute estime que les deux tiers des dépenses mondiales de développement de l’intelligence artificielle sont réalisées par quelques unes des plus larges entreprises chinoises et américaines de nouvelles technologies. En outre, ces entreprises partagent non seulement une vision similaire de la façon par laquelle les données et les intelligences artificielles doivent être utilisées (en l’occurrence, à des fins d’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et de surveillance), mais elles influencent aussi de plus en plus d’autres organisations, comme les lycées et les universités (…).

Le manque de diversité en recherche-développement apparaît même encore plus coûteux quand l’on considère les nombreuses technologies et plateformes alternatives qui auraient sinon été à notre disposition. Une fois que tous les œufs ont été mis dans un même panier, cela réduit le champ des possibles, car les alternatives ne peuvent plus faire face à la concurrence.

L’évolution des technologies énergétiques offre un bon exemple. La réduction des émissions de gaz à effet de serre aurait été impossible il y a trois décennies et demeure aujourd’hui un défi, pour la simple raison qu’un énorme montant a été investi dans la production de carburant fossile, les véhicules à combustion interne et toute l’infrastructure requise. Il a fallu trois décennies de subventions et d’autres dispositifs incitatifs pour qu’il y ait un rattrapage du côté de l’énergie renouvelable et les véhicules électriques. Le fait que ces technologies dépassent désormais les énergies fossiles dans plusieurs contextes montre ce qui peut être accompli via des politiques pour soutenir des plateformes alternatives qui soient davantage désirables d’un point de vue social.

Pourtant, il est rarement facile de réorienter le changement technologique, parce qu’il requiert une approche pluridimensionnelle. Il est important de limiter la taille des entreprises meneuses, mais cela ne suffit pas. Bien qu’une poignée de sociétés représente 25 % de la valorisation boursière américaine, démanteler Facebook, Google, Microsoft et Amazon ne suffira pas pour restaurer la diversité nécessaire pour l’innovation au niveau agrégé. Il faut aussi qu’il y ait de nouvelles entreprises, développant des visions différentes, et des gouvernements enclins à réclamer le rôle meneur qu’ils ont déjà joué par le passé dans le changement technologique. Il est toujours de notre pouvoir de pousser la technologie en direction de l’amélioration de la situation des travailleurs, des consommateurs et des citoyens plutôt que dans la conception d’un Etat espion dépourvu de bons emplois. Mais le temps presse. »

Daron Acemoglu, « Antitrust alone won’t fix the innovation problem », 30 octobre 2020. Traduit par Martin Anota



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