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Répartition et inégalités de revenu

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lundi 1 avril 2024

Les pays pauvres doivent-ils rester pauvres ?

« La Révolution industrielle dans le nord-ouest de l’Europe, étudiée dans d’innombrables articles et livres, s’est produite en grande partie de manière "endogène", en s’appuyant sur la Révolution commerciale du Moyen Âge, en tirant directement un usage économique de la science et en créant de nouvelles technologies. La Révolution industrielle dans une partie du monde a néanmoins été accompagnée, ou peut-être même été accélérée, par les quatre "mauvais" développements connus dans le reste du monde.

Le premier "mauvais" développement a été la colonisation de nombreuses régions non européennes du monde. Les nations européennes ont imposé un contrôle politique sur la majeure partie de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie et l’ont utilisé pour exploiter les ressources naturelles et le travail domestique bon marché (ou forcé). Il s’agit de ce que l’on appelle les "transferts sans contrepartie", dont l’ampleur est largement débattue, même s’il ne fait aucun doute qu’elle était substantielle. Selon Angus Maddison, de l'Inde vers le Royaume-Uni et de Java vers les Pays-Bas, cela représente entre 1 et 10 % du PIB annuel des colonies. Utsa Patnaik pense que ces transferts ont été bien plus importants et qu'ils ont contribué de manière significative au décollage britannique en finançant jusqu'à un tiers des fonds utilisés pour l'investissement.

Le deuxième "mauvais" développement a été l’esclavage transatlantique qui augmentait les profits de ceux qui contrôlaient le commerce (essentiellement des marchands en Europe et aux États-Unis) et de ceux qui utilisaient les esclaves transportés dans les plantations de la Barbade, d’Haïti, du sud des États-Unis, du Brésil, etc. Il s’agissait clairement d’un autre énorme transfert de valeur "sans contrepartie".

Le troisième "mauvais" développement, comme l’ont soutenu entre autres Paul Bairoch et Angus Maddison, a été le fait que les pays du Nord aient découragé les avancées technologiques dans le reste du monde en imposant des règles qui les favorisaient (interdictions de production de biens transformés, Actes de navigation, pouvoir de monopsone, contrôle du commerce intérieur et finances nationales, etc.). C’est ce que désignait Paul Bairoch en forgeant le terme de "contrat colonial". Des pays aussi divers que l’Inde, la Chine, l’Égypte et Madagascar entrent dans cette catégorie. "La désindustrialisation et le fait que les bénéfices des exportations ont probablement été accaparés par des intermédiaires étrangers ont provoqué une baisse catastrophique du niveau de vie des masses indiennes." (Paul Bairoch, De Jericho à Mexico, p. 514)

Ces "maux" ont été et continuent d'être débattus et, même si l’on doit encourager les efforts visant à les éclairer, ils n'ont pas de conséquences politiques ou financières directes sur le monde d'aujourd'hui. Les idées, avancées de temps à autre, d’une compensation monétaire pour de tels maux sont farfelues et irréalisables. Il n’est pas non plus possible d’identifier clairement les "coupables" et les "victimes".

Ce n’est cependant pas le cas du quatrième "mauvais" développement, en l’occurrence l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, et donc le changement climatique, qui est en grande partie le produit du développement industriel. Le quatrième "mauvais" développement est le problème d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une simple injustice passée qui peut être étudiée et débattue, mais contre laquelle rien d’autre ne pourrait être fait. La raison en est que la nouvelle production industrielle continue d’aggraver le problème du changement climatique. Dans la mesure où les anciens pays du tiers monde sont aujourd’hui en train de rattraper le "vieux" monde riche, ce sont les pays d’Asie qui s’industrialisent rapidement, ainsi que ceux qui ont récemment découvert d’importants gisements de pétrole (comme le Guyana), qui pourraient accroître considérablement le stock de CO2. Certainement bien plus que ce qu’ils ont fait dans le passé. La Chine, par exemple, est aujourd’hui le plus gros émetteur de CO2. (Il n’est pas du tout évident que les pays devraient être les principales "parties" à ce problème, car ce sont les riches qui sont les plus importantes émetteurs. C’est une question que j’ai abordée ici et que je laisse de côté pour l’instant.)

Si les nouveaux pays en développement étaient tenus responsables de leur part des émissions annuelles (c’est-à-dire de leur part dans le "flux" annuels d’émissions) comme si la responsabilité du "stock" d’émissions précédentes n’avait pas d’importance, cela freinerait la croissance des nouveaux pays industrialisés et leur imposerait des coûts injustes. Les émissions existantes constituent un problème de "stock". C’est parce que, par le passé, le monde (c’est-à-dire les pays actuellement riches) a émis tellement d’émissions que nous sommes aujourd’hui confrontés au problème. En d’autres termes, le changement climatique ne peut pas être traité uniquement comme un problème de "flux", et même pas essentiellement.

Cela est particulièrement vrai pour les pays qui sont aujourd’hui pauvres et qui n’ont pas contribué aux émissions par le passé. Les pointer du doigt signifie ralentir leur croissance et compromettre la réduction de la pauvreté dans le monde. Un pays pauvre qui émet une quantité de CO2 cette année ne peut pas être traité comme un pays riche qui émet la même quantité de CO2 cette année. Le pays riche a une plus grande responsabilité en raison de ses émissions passées. (Je ne sais pas si le stock net accumulé de ses émissions est directement proportionnel à son PIB actuel, mais le fait qu'il soit positivement corrélé est reconnu par tous.) Ainsi, selon toute notion de justice, le pays riche devrait soit s'engager à des émissions annuelles absolues bien inférieures à celles d'un pays pauvre (ce qui en soi réduirait le revenu du pays riche), soit compenser un pays pauvre pour tous les revenus qu'il aurait gagnés grâce à la production pétrolière ou à la production industrielle auxquelles il renonce afin de réduire ses émissions de carbone.

Les pays riches devraient soit émettre (par tête) beaucoup moins que les pays pauvres ou en développement (idéalement, proportionnellement à leur responsabilité dans le "stock" d’émissions), soit compenser les pays pauvres pour toute perte de revenus qui résulterait d’une réduction volontaire de leur production.

Cela signifie que les pays riches doivent soit réduire leurs niveaux de revenu, soit transférer d’importantes ressources aux pays en développement. Ni l’un ni l’autre n’est politiquement réalisable. Le premier scénario impliquerait une réduction du PIB par habitant d’un tiers ou plus. Aucun parti politique occidental ne peut gagner des voix en suggérant des baisses de revenu plusieurs fois supérieures à celles enregistrées lors de la récession de 2007-2008. Le deuxième scénario est également peu probable puisqu’il impliquerait des transferts de milliards, voire de milliers de milliards, de dollars.

Dans la mesure où les pays riches ne peuvent faire ni l’une ni l’autre de ces deux choses et où ils souhaitent garder une certaine hauteur morale en parlant du problème, nous avons droit à des spectacles comme la récente interview sur la BBC où le président du Guyana s’est fait sermonné sur la possibilité que le Guyana émette des millions de tonnes de CO2 dans l'atmosphère si ses nouveaux gisements pétroliers étaient exploités. Avant la récente découverte de pétrole, le PIB par habitant du Guyana était d'environ 6.000 dollars, soit environ 12 000 dollars PPA ; le premier chiffre représente un huitième de celui du PIB par tête du Royaume-Uni, le second un quatrième de ce dernier. L'espérance de vie en Guyane est inférieure de 10 ans à celle du Royaume-Uni et le nombre moyen d'années de scolarité est de 8,5 ans contre 12,9 ans au Royaume-Uni.

La conclusion est donc la suivante : si les pays riches ne sont pas disposés à faire quoi que ce soit de significatif pour lutter contre le changement climatique et assumer leur responsabilité pour celui-ci, ils ne devraient pas faire preuve de démagogie morale pour empêcher les autres pays de se développer. Dans le cas contraire, l'apparente préoccupation pour le "monde" n'est qu'un moyen de détourner la conversation et de maintenir de nombreuses personnes dans une pauvreté abjecte. Il est logiquement impossible (a) de garder une position morale élevée, (b) de ne rien faire en réponse aux responsabilités passées et (c) de se déclarer favorable à la réduction de la pauvreté mondiale. »

Branko Milanovic, « Should poor countries remain poor? », in globalinequality (blog), 31 mars 2024. Traduit par Martin Anota

samedi 11 mars 2023

Les travaux de Martin Ravallion sur la pauvreté et les inégalités

« L’année 2022 a fini sur une note amère avec la disparition de Martin Ravallion, qui a travaillé pendant un quart de siècle à la Banque mondial et ensuite à l’Université de Georgeton. Ravallion a également été un chercheur associé au Center for Global Development (CGD), où il s’est activement engagé dans les débats politiques.

Ravallion est avant tout célèbre pour ses nombreux travaux sur la mesure de la pauvreté et des inégalités. Si vous avez déjà étendu parler de la pauvreté comment étant caractérisée par 1 dollar par jour (ou 1,08 dollar ou, plus tard, 1,25 dollar par jour), cela vient de ses travaux (avec ses collaborateurs, Ravallion et alii, 2009). Comme l’économiste Branko Milanovic l’a écrit, sans les données pour la collecte et l’analyse desquelles Ravallion a joué un rôle "crucial", "nous n’aurions pas su aujourd’hui quelle est la situation dans le monde en ce qui concerne des domaines importants comme la pauvreté et les inégalités". Au-delà de la mesure de la pauvreté, Ravallion a travaillé sur des programmes et des politiques visant à réduire la pauvreté.

Les journalistes Sanne Blauw et Maite Vermeulen ont fourni un portrait de Ravallion et de son travail dans De Correspondent en 2016, le qualifiant de "plus grand croisé anti-pauvreté dont vous ayez entendu parler". Ils poursuivent : "Combien de personnes précisément Ravallion a-t-il sauvées de la pauvreté ? Même ses méthodes statistiques avancées ne peuvent le dire. Mais même si nous ne pouvons pas le mesurer, aucun collègue n’en doute : sans les travaux de Ravallion, il y aurait bien plus de pauvreté dans le monde."

Ravallion a été influent et prolifique. Il a plus de 370 publications qui ont été citées au moins dix fois. Ses articles vont d’une note théorique publiée en 1979 dans Urban Studies expliquant pourquoi les salaires peuvent varier dans une zone urbaine (Ravallion, 1979) à neuf articles publiés l’année dernière, en 2022 (certains comme documents de travail et d’autres comme articles de journaux), essentiellement sur ses principaux sujets d’expertise, à savoir la pauvreté et les inégalités. Mais les travaux de Ravallion sont allés au-delà de ces domaines, incluant des articles sur l’éducation, les indices de développement multidimensionnels, la santé et plus encore. (…) Voici un micro-résumé de chacun de ses 15 articles les plus cités (par an, depuis leur publication).

Comment pouvons-nous mesurer la pauvreté et les effets des programmes anti-pauvreté ?

Comment comparez-vous les niveaux de pauvreté au cours du temps ? Comment comparez-vous la pauvreté d’un pays à l’autre ? Comment pouvez faire pour dire si la pauvreté a chuté après l’introduction d’une certaine politique ? Ravallion a littéralement écrit le livre sur le sujet, Poverty Comparisons. "Les enquêtes menées auprès des ménages sont la seule source la plus importante de données pour faire des comparaisons à propos de la pauvreté." (Ravallion, 1994)

Ce n’est pas assez sur la pauvreté pour vous ? En 2016, Ravallion a publié un livre de plus de 700 pages non seulement sur la mesure de la pauvreté, mais aussi sur les façons par lesquelles les populations ont réfléchi à propos de la pauvreté au cours de l’histoire et l’éventail de politiques utilisées pour s’attaquer à la pauvreté (Ravallion, 2016). David McKenzie a écrit une recension de ce livre sur le blog Development Impact.

Les pays les plus pauvres tendent à avoir les seuils de pauvreté les plus bas. En d’autres mots, une personne doit être plus pauvre en termes absolus pour être classée comme pauvre. La plus vieille classification "moins d’un dollar par jour" est tirée des seuils de pauvreté nationaux des pays les plus pauvres. Les données actualisées de 2005 s’appuient sur 1,25 dollar par jour comme indicateur de pauvreté (Ravallion et alii, 2009).

Quel est le lien entre croissance économique, pauvreté et inégalités ?

Les nouvelles données sur les seuils de pauvreté nationaux et sur les prix montrent qu’en 2005 il y avait plus de ménages dans la pauvreté (25%) que les précédentes estimations ne le suggéraient, mais les progrès contre la pauvreté restaient positifs (Chen et Ravallion, 2010).

Quelle est la relation entre la croissance économique, les niveaux de pauvreté et les inégalités ? Cela dépend ! Alors qu’il n’y a pas de corrélation absolue entre croissance et inégalités. Il y a plusieurs exemples de pays où les inégalités ont eu tendance à augmenter ou à diminuer à mesure que l’économie croissait. "Alors que l’élaboration de bonnes politiques pour combattre la pauvreté doit évidemment tenir compte des impacts au niveau agrégé sur les pauvres, elle ne peut ignorer la diversité des impacts derrière les moyennes et il y a ici de bons travaux micro-empiriques qui peuvent aider." (Ravallion, 2001)

Dans quelle mesure la croissance économique bénéficie-t-elle aux pauvres ? L'usage d'une nouvelle approche pour le mesurer suggère qu'une bonne façon de répondre à la question consiste à regarder la croissance spécifiquement pour les pauvres. En Chine, à la fin des années 1990, la croissance pour les plus pauvres était plus lente que la croissance globale (Ravallion et Chen, 2003).

Parmi 67 pays "en développement et en transition " durant les années 1980 et au début des années 1990, la croissance économique et les inégalités n’étaient généralement pas corrélées entre elles. "Globalement, il y a eu une petite baisse de la pauvreté absolue" (Ravallion et Chen, 1997).

Comment la pauvreté a-t-elle changé au cours du temps ?

"Au cours des deux décennies qui ont suivi l’initiation de réformes pro-marchés en 1928, (…) la Chine a réalisé d’importants progrès contre la pauvreté", mais les inégalités ont augmenté et "les politiques menées au niveau de l’économie", comme les réformes commerciales, "ont eu des résultats mitigés". (Ravallion et Chen, 2007)

"Au cours de la période allant de 1993 à 2002, le nombre de pauvres vivant avec moins d’un dollar par jour a chuté de 150 millions dans les zones rurales, mais augmenté de 50 millions dans les zones urbaines… L’Amérique latine a les problèmes de pauvreté les plus urbanisés, l’Asie de l’Est les moins urbanisés." (Ravallion et alii, 2007)

Qu’est-ce que cela signifie d’appartenir à la classe moyenne ? Si vous définissez celle-ci comme regroupant les individus qui sont au-dessus du seuil de pauvreté médiane des pays à bas revenu ou à revenu intermédiaire, mais toujours pauvres selon les standards des pays riches, alors entre 1990 et 2005, 1,5 milliard de personnes ont rejoint "la classe moyenne du monde en développement. Les quatre-cinquièmes d’entre elles habitent en Asie, la moitié en Chine" (Ravallion, 2010).

"Selon l’indicateur d’un dollar par jour, il y avait 1,1 milliard de personnes pauvres en 2001 et 400 millions de moins par rapport à vingt ans plus tôt." Une grosse partie de cette chute de la pauvreté concerne la Chine au début des années 1980. "Au même instant, le nombre de personnes dans le monde vivant avec moins de deux dollars par jours a augmenté, si bien qu’il y a eu une hausse marquée du nombre de personnes vivant avec un à deux dollars par jour. L’Afrique subsaharienne est devenue la région avec l’incidence la plus forte de l’extrême pauvreté et la plus grande profondeur de la pauvreté." (Chen et Ravallion, 2004) (...) »

David Evans, « The work of Martin Ravallion on poverty and inequality », 4 mars 2023. Traduit par Martin Anota



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« Aura-t-on éliminé l’extrême pauvreté dans le monde en 2030 ? »

« Comment réduire la pauvreté dans un monde plus riche ? »

« Les plus pauvres ont-ils été laissés à la traîne ? »

lundi 4 avril 2022

La grande remise à zéro ? Comment les pandémies passées ont affecté les inégalités de richesse

« La pandémie de Covid-19 a significativement creusé les disparités de revenu et de richesse à travers le monde. Les populations les plus pauvres ont souffert de taux d’infection plus élevés et les travailleurs dans les emplois les moins payés étaient les plus touchés par les mesures sanitaires. Mais toutes les pandémies passées n’ont pas eu ces effets-là.

Dans un article publié dans le Journal of Economic Literature, Guido Alfani a étudié l’histoire des pandémies en revenant jusqu’à la Peste noire médiévale pour examiner comment des facteurs comme les taux de mortalité et la réponse adoptée par les élites aisées ont affecté les inégalités entre riches et pauvres. Alfani estime que les leçons que l’on peut tirer des précédentes pandémies, en particulier celle du choléra au dix-neuvième siècle, nous permettent d’espérer que les réponses de la politique publique puissent avoir un impact significatif sur la réduction des inégalités à long terme.

Alfani a parlé avec Chris Fleisher à propos de ce que l’histoire des pandémies mondiales peut nous enseigner concernant les réponses à l’épidémie de Covid-19 et les efforts pour répondre aux causes profondes de la pauvreté. (…)

Chris Fleisher : Vous avez dit qu’"il semble certain que la pandémie de Covid-19 entraîne de plus fortes, et non de plus faibles, inégalités de revenu". De quels éléments empiriques disposons-nous qui suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait entraîner plus d’inégalités ?

Guido Alfani : La tendance sous-jacente à une pandémie comme celle-ci est celle d’un accroissement de la pauvreté. Il y a eu une tendance dans plusieurs pays en Occident, en particulier en 2020 et 2021, à des hausses de la pauvreté absolue comme relative. Et nous savons aussi à présent que cette infection tend à infecter relativement plus les strates les plus pauvres d’une société. Mais ce genre de dommages à la santé physique tend à affecter la capacité à générer du revenu des strates les plus pauvres, de ceux qui ont besoin de leur force physique pour leur travail. En outre, nous avons le problème de l’impact des politiques. En particulier dans la première phase de la pandémie de Covid-19, quand des confinements furent mis en place, il y a eu une tendance pour ceux ayant des emplois instables à perdre une partie de leur travail et une partie de leur revenu.

Fleisher : Il n’est pas nécessairement certain que toutes les pandémies mènent à un surcroît d’inégalités. Dans votre article, vous remontez jusqu’au Moyen-Age et à la Peste noire du quatorzième siècle pour voir ce qui s’est passé concernant les écarts de richesse et de revenu. Pouvez-vous expliquer ce qui s’est passé durant la Peste noire ?

Alfani : Quand nous regardons la Peste noire, nous devons prendre conscience que nous considérons une pandémie à une échelle bien différente de ce que nous avons vu au cours des deux derniers siècles. En Europe et dans le pourtour méditerranéen, les taux de mortalité étaient de l’ordre de 50 %. C’est une pandémie qui est très différente de celle de la Covid-19.

Cette pandémie a commencé en Europe en 1347. La peste existait en Europe avant, mais elle avait disparu autour du huitième siècle pour des raisons qui restent mystérieuses. Et ensuite, en 1347, venant d’Asie centrale, cette infection est revenue en Europe et autour de la Méditerranée. Et elle a pris par surprise la population européenne. Les gouvernements et les individus n'étaient absolument pas préparés. Ils ne savaient pas quoi faire. Les interventions qui furent mises en place pour contenir la propagation de cette maladie étaient très limitées et inefficaces.

Et l’impact que cette pandémie spécifique a eu sur les inégalités dépend pour beaucoup du fait qu’elle prit la population par surprise. Ce que nous observons dans quasiment touts les cas pour lesquels nous avons des informations avant la Peste noire et ensuite brièvement après celle-ci est qu’il y a eu une réduction significative des niveaux globaux d’inégalités de richesse. Et si nous regardons précisément ce qui s’est passé, nous notons aussi que ces réductions s’expliquent par le fait que les élites aisées ont perdu une part significative de leur patrimoine total au bénéfice de toutes les autres strates de la société.

Fleisher : Comment exactement les élites ont-elles perdu de leur richesse en conséquence de la pandémie ?

Alfani : Nous avons différents processus survenant au même instant. Le processus le plus direct est la mortalité de masse, qui a tué dans la société sans, à notre connaissance, un quelconque gradient pertinent en termes de statut socioéconomique. Cela signifie que les riches ont autant péri de la Peste noire au quatorzième siècle que les pauvres. La mortalité de masse, dans ce contexte, est promise à entraîner une fragmentation patrimoniale. (…) Tous ces changements des propriétés ont aussi amené les gens à hériter davantage de patrimoine que ce qu’ils auraient voulu avoir, plus de terres qu’ils ne voulaient en avoir ou à hériter des parcelles qui sont inefficaces pour le travail. Donc, ce qu’ils faisaient, c’était essayer de vendre des parties de ces propriétés sur le marché terrien. En outre, une pandémie qui tue la moitié de la population tue aussi la moitié des travailleurs. Le travail est immédiatement devenu rare. Et cela va automatiquement entraîner une hausse des salaires réels.

Fleisher : Combien de temps durèrent ces effets ?

Alfani : La Peste noire a entraîné une baisse des inégalités de richesse, ensuite vous avez eu une période de faibles inégalités. Le point tournant se situe quelque part entre 1400 et 1450. Par exemple, en Toscane, déjà à la fin du quatorzième siècle, nous avons des signes que la tendance allait vers la croissance des inégalités, mais dans la plupart des autres zones pour lesquelles nous disposons des informations, il semble que cette phase de faibles inégalités ait tenu jusqu’au milieu du quinzième siècle.

Fleisher : L’épidémie de cholera au dix-neuvième siècle a touché de façon disproportionnée les plus pauvres et créé un genre de "trappe à pauvreté épidémiologique". Pouvez-vous expliquer comment cela s’est produit et pourquoi ce fut différent de la peste quelques siècles plus tôt ?

Alfani : Ce qui est très intéressant dans le cas du choléra est que celui-ci a pour caractéristique d’avoir touché de façon disproportionnée les pauvres. Et c’est le cas parce qu’il tend à se propager via les eaux contaminées et que l’accès à une eau de qualité tend à être plus difficile dans les quartiers les plus pauvres des villes. Il y a une connexion claire entre la pauvreté et le fait d’être exposé au choléra. La mortalité associée au cholera est vraiment différente d’une strate de la société à l’autre. Elle est bien plus faible pour les strates riches de la société que pour ses strates les plus pauvres. Les inégalités de richesse tendent à décliner et nous avons certains éléments empiriques suggérant que cela tient au fait que l’épidémie ait surtout tué parmi les pauvres. Dans ce cas, vous n’avez pas un déclin des inégalités de richesse parce qu’il y a une redistribution vers les pauvres, mais parce qu’il y a une extermination des pauvres. Vous retirez tout simplement des personnes du bas de la répartition.

Fleisher : C’est un récit bien sombre à propos de la réduction des inégalités.

Alfani : Exactement, mais c’est le récit à court terme. L’histoire de long terme à propos du choléra est bien plus optimiste. Peut-être qu’il devint clair à un certain moment que la propagation du choléra était associée à la pauvreté et ce tout particulièrement dans les villes au sein desquelles l’assainissement était particulièrement mauvais, par exemple parce qu’il n’y avait pas de système d’eaux usées. A long terme, les principaux bénéficiaires de cela furent bien sûr les strates les plus pauvres. Et parce que ce sont leurs conditions de vie qui se sont améliorées, cela a entraîné une amélioration de leur espérance de vie à la naissance et cela reflète aussi une amélioration de leur santé. Mais de moindres inégalités de santé tendent à entraîner de moindres inégalités de revenu.

Fleisher : Qu’avons-nous appris à propos des leviers (notamment des politiques) que nous pourrions utiliser pour réduire les inégalités pendant une pandémie ? Qui aurait à les mettre en œuvre ?

Alfani : Ce qui semble fonctionner étant donnée la nature de ces épisodes est tout ce qui peut être fait pour protéger les plus pauvres d’être contaminés par la Covid-19 et ces politiques qui les protègent de la perte de revenu provoquée par la pandémie parce que, par exemple, leur emploi n’est pas stable ou parce qu’ils risquent de rester dans un emploi sans protection sociale.

Si je pense qu’il est très important de considérer le choléra, c’est en raison du récit politique de la façon par laquelle cette pandémie a permis de construire un consensus à l’idée de faire quelque chose en faveur des pauvres. (…) Dans plusieurs pays occidentaux, nous savons que la pauvreté augmente. J’espère vraiment que les conditions politiques créées par la pandémie de Covid-19 nous offrent la possibilité de construire un consensus parmi la société pour faire quelque chose pour empêcher les pauvres de tomber davantage dans la pauvreté. Peut-être que c’est le moment où il est possible de construire un consensus dans l’ensemble de la société pour essayer de faire quelque chose pour s’attaquer aux vraies racines de la pauvreté. »

Chris Fleisher, « The great reset? », entretien avec Guido Alfani, American Economic Association. Traduit par Martin Anota



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dimanche 20 février 2022

Ce que Marx pensait des inégalités de revenu dans le système capitaliste

« Ceux qui ont lu Marx savent que Marx était assez indifférent à la question des inégalités dans le cadre du capitalisme. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, mais qui connaissent les conceptions de gauche de la social-démocratie et supposent que les idées de Marx doivent être assez similaires à celle-ci (mais simplement plus radicales), ce n’est pas quelque chose de clair, tout comme les idées sous-jacentes à une telle attitude.

En plusieurs occurrences, Marx traite des inégalités telles que nous les concevons actuellement (à savoir les inégalités de revenu ou de patrimoine entre les individus) comme relativement sans conséquence.

La première idée a à voir avec la contradiction principale (et non celle dérivée) dans le capitalisme : celle entre les propriétaires du capital et ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail. Comme chez Ricardo, la classe détermine chez Marx la position de chacun dans la répartition des revenus. La classe est donc antérieure à la répartition des revenus. C’est l’abolition des classes qui importe. Selon Engels (qui avait certainement sur cette question la même opinion que Marx), "l'expression 'destruction de toute inégalité sociale et politique’" (comme elle était formulée dans le programme social-démocrate qu’il critiquait) "plutôt que ‘l’abolition de toutes les différences de classes’ est (…) très suspecte. D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'un endroit à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence, une inégalité que l'on pourra bien réduire au minimum, mais jamais éliminer complètement" (Lettre à August Babel). Donc, "réclamer… une rémunération plus égale sur la base du système salarial, c’est comme réclamer la liberté sur la base de l’esclavage" (Marx, Salaire, Prix et Profit).

Une fois les classes abolies, les "institutions de fond" sont justes et il est enfin possible de parler sérieusement de ce qu’est une répartition juste. Marx a écrit relativement tard dans sa vie à propos de ce sujet, dans la Critique du programme de Gotha en 1875. Il y introduisit la fameuse distinction entre la répartition du revenu sous le socialisme ("à chacun selon son travail") et sous le communisme ("à chacun selon ses besoins").

Sous le socialisme, comme l’écrit Marx, l’égalité de traitement présuppose une inégalité originelle parce que les gens de conceptions physiques ou mentales inégales vont être inégalement récompensés : "Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal".

Sous le communisme, cependant, dans une Utopie d’abondance, l’égalité réelle peut impliquer dans les faits une inégalité de consommation, comme certaines personnes dont les "besoins" sont plus importants décident de consommer plus que les autres, ceux dont les "besoins" sont moindres. Si dans une hypothétique société communiste nous observons un coefficient de Gini de 0,4 comme dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, cela ne nous dira rien à propos des inégalités dans ces sociétés et certainement pas qu'elles présentent le même niveau d’inégalité. Dans l’une des deux (la société communiste), c’est une inégalité volontaire et, dans l’autre, une inégalité involontaire.

L’une d’entre elles, bien sûr, nous rappelle l’approche des "capabilités" d’Amartya Sen : atteindre l’égalité peut nécessiter de traiter inégalement des individus inégaux.

La deuxième idée derrière la relative négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu tient à son idée selon laquelle la production et la répartition sont "unifiées" : le mode de production capitaliste, avec une propriété privée des moyens de production et un travail embauché, se traduit par une certaine répartition du revenu. Cela ne fait pas sens de se focaliser sur le changement dans la répartition aussi longtemps que les dotations sont distribuées de façon inégale et que certains personnes, en raison de cette répartition inégale des dotations, ont la possibilité de collecter du revenu tout en embauchant d’autres personnes pour travailler. Marx se montre ici explicitement en désaccord avec J. S. Stuart qui pensait que les lois de la production étaient "physiques" ou "mécaniques" et les lois de la répartition historiques. Pour Marx, les deux étaient historiques.

"Toute répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette seconde distribution est une caractéristique du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste à ce que les conditions matérielles de production soient attribuées aux non-travailleurs sous la forme de la propriété du capital et de la propriété des terres, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, alors la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même" (Critique du programme de Gotha)

Et chose assez importante : "Le socialisme vulgaire (…) a hérité des économistes bourgeois leur façon de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition" (Critique du programme de Gotha)

On peut critiquer ce point de vue en soulignant le rôle redistributif de l’Etat. A l’époque de Marx, ce rôle était minimal, si bien que la répartition du revenu reflétait de façon parfaite la répartition des dotations. Mais si le lien entre les deux répartitions était rompu ou modifié par l’intermédiaire de l’Etat, le mode de production ne détermine plus à lui seul la répartition des "objets de consommation".

Une troisième raison à la négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu est davantage philosophique. Le travail embauché implique l’aliénation du travail, son abandon de la signification et du produit de son travail. Si le problème fondamental est l’aliénation, il ne peut être résolu par de simples améliorations dans la répartition du revenu. Un salarié d’Amazon est autant dépossédé de son travail si son salaire s’élève à 50 dollars de l’heure plutôt qu’à 10 dollars. Pour transcender l’aliénation, ce sont la propriété privée et la division du travail qui doivent être abolies.

Toutes ces idées amènent à rejeter la saillance des inégalités en tant que telles sous le capitalisme. Comment se peut-il alors que l’activité syndicale, ou l’activisme social en général, soit justifié si les améliorations dans les conditions matérielles des travailleurs ne peuvent être l’objectif ultime d’un mouvement inspiré par le marxisme opérant dans des conditions capitalistes ? Ici, Marx adopte une position très différente de celle de la social-démocratie. La lutte pour obtenir des hausses de salaires, la réduction de la semaine de travail, la moindre intensité du travail, etc., sont toutes valables parce qu’elles mettent en lumière la nature antagoniste des relations capitalistes et surtout parce que le travail en commun et l’unité de vue implicite dans l’activisme sociale créent des liens qui présagent la future société de collaboration et même d’altruisme

Pour toutes ces raisons, un étudiant qui se pencherait sur la répartition du revenu, dans le sens actuel du terme, ou un activiste social qui proposerait une quelconque mesure corrective, se trouverait impliqué dans quelque chose qui, du point de vue de Marx (tout n’étant pas inutile, puisqu’il rend encore plus manifeste la contradiction sous-jacente entre les intérêts de classes), ne pousse fondamentalement pas la réalité de la vie sous le capitalisme vers la création d’"institutions de base" qui soient justes. »

Branko Milanovic, « Marx on income inequality under capitalism », in globalinequality (blog), 13 février 2022. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Partage du revenu, concentration et socialisme dans l’Allemagne de la fin du XIXème »

samedi 9 octobre 2021

Un tournant égalitaire en Chine et aux Etats-Unis ?

« Même si les Etats-Unis et la Chine s’affrontent dans plusieurs domaines allant du commerce aux droits de propriété intellectuelle en passant par les îles dans la Mer de Chine méridionale au point que certains évoquent une nouvelle Guerre froide, les deux pays adoptent tous deux au niveau interne des politiques pour réduire les inégalités de revenu. S’ils adoptent des objectifs similaires et même, dans certains cas, des politiques similaires, c’est parce qu’ils ont connu une évolution similaire des inégalités au cours des dernières décennies et un consensus social grandissant que quelque doit être fait pour les réduire.

A l’époque de l’introduction du "système de responsabilité" en 1978 (la privatisation des terres) et des premières réformes, les inégalités de revenu en Chine étaient à un niveau extrêmement faible, estimé à 28 points de Gini. Aujourd’hui, elles s’élèvent à 47 points de Gini, soit presque un niveau comme on en voit en Amérique latine. Les inégalités de revenu aux Etats-Unis, selon le même indicateur, étaient de 35 points de Gini quand Ronald Reagan est arrivé au pouvoir ; aujourd’hui, elles s’élèvent à 42 points de pourcentage. La hausse des inégalités de revenu en Chine, alimentées par l’énorme changement structurel (le passage de l’agriculture à l’industrie, puis aux services) et par l’urbanisation, a été bien plus rapide que celui observé aux Etats-Unis. Cette évolution a souvent été "dissimulée" par le fait que les revenus chinois se sont en parallèle fortement accrus et donc que le gâteau (même si ses parts sont distribuées plus inégalement) a vu sa taille augmenter de telle façon que le revenu réel de presque tout le monde a augmenté.

Au cours de la dernière décennie, il est devenu clair en Chine et aux Etats-Unis que la hausse des inégalités de revenu devait être contenue et, si possible, inversée. Le processus aux Etats-Unis est bien connu : il remonte au moins au mouvement Occupy Wall Street, dont le dixième anniversaire a été fêté le mois dernier. La situation chinoise est moins bien connue. Le niveau élevé des inégalités a entraîné des mouvements de protestation. En 2019 (la dernière année pour laquelle des données sont disponibles), la Chine a officiellement recensé 300.000 cas de "perturbations de l’ordre public" et la plupart d’entre eux ont des motifs économiques ou sociaux. La cause immédiate de ces protestations tient à l’expropriation de l’immobilier qui a enrichi les propriétaires d’entreprises de construction, contribué au détournement par les autorités locales, mais dépossédé les fermiers de leurs terres. L’écart entre les villes et les campagnes (calculé à partir des enquêtes auprès des ménages urbains et ruraux), officiellement estimé à presque 2 pour 1, est l’un des plus élevés au monde. La fracture régionale entre, d’une part, les villes et provinces prospères de l’est et, d’autre part, les régions de l’ouest et du centre de Chine menace l’unité du pays. Les logements décents dans les grandes villes sont devenus pratiquement inabordables pour les jeunes familles. Cela a contribué à une chute du taux de natalité et accéléré les problèmes démographiques de la Chine (le vieillissement et donc la baisse de la part de la population en âge de travailler).

Les dirigeants chinois, un peu comme les critiques sociaux aux Etats-Unis et les participants au forum de Davos, ont déploré pendant des années ces inégalités, mais ils n’ont presque rien fait pour les contenir. L’état des affaires est en cours de changement. En Chine, des décisions antérieures visant à accroître les investissements publics dans les régions centrales et occidentales, à étendre le réseau ferré à l’ensemble du pays et à donner aux provinces le pouvoir pour gérer le système du hukou (permis de résidence), avec la possibilité de l’abolir, ont été interprétées comme des tentatives visant à réduire les inégalités à l’échelle de la Chine en réduisant les écarts de revenu entre les provinces et en permettant un mouvement plus rapidement de la main-d’œuvre entre campagnes et villes, chose qui aurait pour effet de réduire les inégalités entre celles-ci.

Surtout, les dernières mesures adoptées par le gouvernement chinois montrent qu’il a une conscience encore plus aigue de ce qui doit être fait pour stopper la hausse des inégalités. Elles ressemblent, en certains aspects, aux mesures que les Etats-Unis pourraient adopter d’ici deux ans. L’effort concerté pour casser les plateformes et les sociétés high tech et pour resserrer leur réglementation est similaire aux procès anti-trust lancés aux Etats-Unis contre Google et Facebook. Le système américain, en raison des dispositifs en place et du pouvoir de lobbying des géants du numérique, change bien plus lentement que le système chinois, mais l’objectif de contrôler des secteurs qui constituent des monopoles naturels et qui ont acquis un énorme pouvoir économique et politique est commun aux deux pays. Les mesures de Xi Jinping sont souvent interprétées comme une question de pouvoir politique. Même s’il se peut que ce soit également le cas, la réduction du pouvoir de monopoles est bien motivée par des raisons économiques (l’efficience) et sociales (l’égalité).

Aux Etats-Unis et en Chine, l’éducation est devenue extrêmement concurrentielle et n’est plus abordable, dans sa meilleure forme, qu’à une petite minorité. La transmission de privilèges familiaux via le système éducatif a été amplement étudiée dans le cas des Etats-Unis. Une récente étude de Roy van der Weide et Amber Narayan montre que la mobilité sociale en Chine est également faible. La décision de Xi Jinping de bannir les sociétés privées de soutien scolaire pour "démocratiser" l’accès à l’éducation de haut niveau et réduire les privilèges des familles aisées. Il n’est pas certain que cette mesure sera efficace. Les inégalités sous-jacentes et la concurrence dans l’éducation ne sont pas affectées comme les parents riches peuvent toujours acheter un soutien individuel. (…) Biden a également évoqué une revitalisation du système éducatif américain qui fut la colonne vertébrale de la prospérité après la Seconde Guerre mondiale, mais qui s’est depuis détérioré.

La "prospérité commune", le nouveau slogan annoncé par le gouvernement chinois, vise à promouvoir des politiques pour corriger les inégalités accumulées au cours des quarante dernières années (résultant peut-être en partie inévitablement de la transformation du pays) en changeant de direction, en l’occurrence en passant d’une poursuite résolue d’une forte croissance à celle d’une société plus équitable. Ce n’est pas très différent de ce à quoi les progressistes et une partie de l’establishment démocrate ont récemment appelé aux Etats-Unis : la fin du néolibéralisme qui a gouverné les politiques économiques de toutes les administrations américaines depuis le début des années 1980. Si ce "tournant pro-égalité" prend effectivement place dans les deux pays, les mesures que nous avons vues jusqu’à présent ne sont qu’un préambule. La longue ère qui a commencé avec Deng Xiaoping en Chine et Ronald Reagan aux Etats-Unis est peut-être arrivée à son terme. »

Branko Milanovic, « Pro-equality turn in China and the United States? », in globalinequality (blog), 5 octobre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Quelle est la dynamique du revenu et du patrimoine en Chine ? »

« Etats-Unis : le triomphe de l'inégalité »

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