« On m’a demandé à plusieurs reprises, et notamment il y a à peine quelques jours, pourquoi dans Visions of Inequality je ne discutais pas de Keynes. Je ne lui ai consacré aucun chapitre et, quand je l’ai évoqué, ce n'est qu’incidemment et simplement en lien avec la propension marginale à consommer.

Ma réponse est double. D’une part, je pense que Keynes ne s’intéressait pas à la répartition des revenus. Et, plus important encore, à un moment où il aurait pu le faire (voire aurait dû) aborder la question de la répartition des revenus, il a refusé de le faire et a décidé de l’ignorer.

Tout au long de la Théorie générale, il est tacitement supposé que la répartition fonctionnelle des revenus (la part du travail dans la production totale) ne variait pas. Keynes croyait, ou prétendait croire, à ce qu'on appelle la "loi de Bowley", c’est-à-dire à la relative fixité des parts du travail et du capital dans le revenu national, que l’on a observée en Grande-Bretagne au cours des deux premières décennies du vingtième siècle. Le fait que "la loi" ne s’applique qu’à un seul pays et soit valable pendant une courte période ne semble pas avoir gêné Keynes. Cela signifie que Keynes croyait que les inégalités de revenus interpersonnelles étaient également constantes. Si les inégalités tant fonctionnelles qu’interpersonnelles sont constantes, il n’est pas nécessaire de discuter de la répartition des revenus, et Keynes n’en a d'ailleurs pas du tout parlé.

La seconde raison est plus intéressante et, dans une certaine mesure, plus dramatique. Elle illustre ce que je crois être la réticence politique de Keynes à introduire la question de la répartition des revenus dans la Théorie générale.

Il est bien connu que l’insuffisance de la demande effective, le principal sujet du livre, vient du fait que la somme de la consommation et de l’investissement privé n'est pas nécessairement égale à l’offre globale. Comme l’écrit Keynes, la consommation totale n’augmente pas autant que la production globale. Cela signifie que l'écart entre les deux (c’est-à-dire entre, d’une part, l’offre globale, et, d’autre part, la consommation totale) doit être comblé par l’investissement privé. Ce n’est que dans un cas particulier que l’investissement privé désiré sera exactement égal à cet écart. Mais lorsque l’investissement privé ne suffit pas, les dépenses publiques doivent être augmentées pour accroître la demande effective et ainsi équilibrer l’offre et la demande globales (à un niveau d’emploi donné).

Même un examen très succinct de l'équation fondamentale qui est A (offre globale) = C + I + G montre que si C (la consommation agrégée) est fonction de la répartition des revenus, un moyen évident de rééquilibrer l'offre et la demande globales est d'"améliorer" la distribution des revenus, c'est-à-dire de transférer du pouvoir d'achat des riches vers les pauvres. Si 1 euro est transféré d’une personne riche qui n'en aurait normalement consommé que 50 centimes à une personne pauvre qui en consommerait 95 centimes, la consommation agrégée augmentera. On peut ensuite affiner ce transfert jusqu’à ce que l’écart entre l’offre globale et la demande effective/globale soit comblé. Il n’est pas nécessaire d’introduire les dépenses publiques, G.

La question est alors de savoir pourquoi Keynes n’a pas emprunté une telle voie si évidente pour sortir d’une situation de demande insuffisante. Il avait devant lui deux possibilités : l’une était d’augmenter les dépenses publiques et la seconde était de redistribuer les revenus vers les pauvres. Cette dernière solution est plus simple et s’inscrit entièrement dans la logique du modèle lui-même, notamment dans la logique du nouveau concept de "propension à consommer" introduit par Keynes. Mais si l’on suppose que la répartition des revenus est inchangée ou inchangeable ou si l’on ne veut pas toucher à la répartition des revenus pour des raisons politiques, alors la seule issue est celle choisie par Keynes : l’augmentation des dépenses publiques.

Il est remarquable que dans l’ensemble de la Théorie générale, la répartition des revenus ne joue absolument aucun rôle. (...)

Le fait que Keynes était conscient que la répartition des revenus peut affecter la propension à consommer est visible, très brièvement et discrètement, dans quelques références du chapitre 22 (intitulé "Note sur le cycle économique" ; plus important encore, le chapitre n’est pas dans la partie principale du livre, mais dans les "Notes succinctes suggérées par la théorie générale", réflexions assez diverses stimulées par la rédaction du texte principal), où Keynes écrit : "Je dois facilement admettre que la voie la plus sage est d'avancer sur les deux fronts" (c’est-à-dire augmenter les investissements et la consommation) "simultanément. Tout en visant un taux d'investissement socialement contrôlé en vue d'un déclin progressif de l'efficacité marginale du capital, je devrais en même temps soutenir toutes sortes de politiques visant à accroître la propension à consommer. En effet, il est peu probable que le plein emploi puisse être maintenu, quoi que nous fassions en matière d’investissement, avec la propension à consommer existante. Il est donc possible que les deux politiques opèrent ensemble : promouvoir l’investissement et, en même temps, promouvoir la consommation". Puisque cette section s’ouvre par une discussion claire des "écoles de pensée" qui "maintiennent que la tendance chronique des sociétés contemporaines à connaître du sous-emploi est imputable à la sous-consommation ; (…) c’est-à-dire (…) à une répartition des richesses qui se traduit par une propension à consommation qui est indûment faible", il est clair que l’augmentation de la consommation à laquelle Keynes pense ici vient d’un changement de la répartition des richesses ou des revenus. Cependant, là aussi, il croit qu’il est plus rapide et préférable de chercher à augmenter l’investissement et, si nécessaire, les dépenses publiques (puisque l’investissement entraîne une augmentation des capacités de production) que de modifier la répartition pour stimuler la consommation. Dans la Théorie générale, c’est ici où Keynes est allé le plus loin dans la reconnaissance du rôle de la répartition des revenus.

L’omission quasi universelle de la répartition des revenus a été rapidement notée. Dans un article de 1937 dans The Review of Economics and Statistics, Hans Staehle montre comment la répartition des salaires en Allemagne a changé au cours de la période allant de 1928 à 1934 et comment ce changement a affecté la consommation. Il fait part de son incrédulité quant au fait que Keynes ait pu négliger une force manifestement aussi puissante qui affecte la propension globale à consommer et, par conséquent, la demande effective. (...)

La décision de ne pas utiliser "l’amélioration" de la répartition des revenus pour résoudre le manque de demande globale a pu être motivée, je pense, par des raisons politiques. En comparant l’acceptabilité politique ou les risques politiques des deux solutions, Keynes a probablement décidé qu’un G plus grand était plus acceptable politiquement et idéologiquement. Bien sûr, aucune des deux approches n’était politiquement facile. La majorité dans la profession des économistes et dans les milieux d’affaires de l'époque (par exemple la Chambre de commerce des Etats-Unis à la fin des années 1930) était opposée à l'augmentation des dépenses publiques. Elle impliquait une hausse des impôts ou l’impression de monnaie fiduciaire et sûrement une plus grande implication du gouvernement dans l’économie. Mais Keynes a pu penser que plaider en faveur de la redistribution aurait pu être politiquement encore moins populaire parmi les classes dirigeantes et que ses théories auraient été encore moins acceptées dans le milieu universitaire, en le rapprochant de trop de Hobson, de Sismondi et des "écoles de pensée" similaires pour rassurer.

Je pense qu’il ne fait aucun doute que Keynes, selon l’interprétation la plus favorable, ne s’intéressait pas à la répartition des revenus parce qu’il pensait que, du moins analytiquement, elle pouvait être considérée comme fixe dans ses aspects fonctionnels et interpersonnels. Une interprétation moins charitable de ce qu'il a fait est de dire qu'il craignait que ses théories ne soient confondues avec celles des "sous-consommationnistes" du "monde souterrain de l'économie" (selon les termes de Keynes), qui avaient tendance à plaider en faveur d’un changement de la répartition des revenus comme solution au manque de demande effective. Keynes ne voulait pas "être" comme eux et il a donc tout du long ignoré la répartition des revenus.

Post-scriptum. Dans le tout premier chapitre des Conséquences économiques de la paix, Keynes mentionne la répartition des revenus, mais d'une manière inhabituelle, pour affirmer que les fortes inégalités observées la veille de la Première Guerre mondiale n'étaient pas socialement déstabilisatrices tant que les riches ne se livraient pas à une consommation ostentatoire, mais utilisaient leur argent en excédent pour financer des investissements qui, bien sûr, créaient des emplois. "Les classes capitalistes pouvaient s’approprier la meilleure part du gâteau et étaient théoriquement libres de la consommer, sous réserve tacite qu’elles en consommaient très peu en pratique". Ce n’étaient que de simples vaisseaux par lesquels circulait l’excédent de pouvoir d’achat pour se transformer en investissements. Cela faisait partie, selon Keynes, du pacte social qui existait avant la guerre et qui garantissait la paix sociale : "Je cherche seulement à souligner que le principe d’accumulation basé sur les inégalités était un élément vital de l’ordre de la société d’avant-guerre et du progrès tel qu’on l’entendait alors". Il n’était pas sûr que cela ait perduré après la guerre. »

Branko Milanovic, « Why not Keynes? Keynes’ uneasy relationship with income distribution », in globalinequality (blog), 21 avril 2024. Traduit par Martin Anota



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