« Après la faillite de Lehman Brothers, le monde est entré dans la pire crise financière depuis la Grande Dépression des années trente. La crise a principalement touché les économies développées : en fait, dans certains cas, en particulier aux Etats-Unis et en zone euro, la production a déjà commencé à se contracter un an auparavant. Cependant, après Lehman, la crise s’est aggravée et s’est transmise à l’ensemble du monde. La contraction de la production aux Etats-Unis s’est achevée au troisième trimestre 2009, mais la reprise subséquente a été faible. Dans la zone euro, la situation a été pire, avec une seconde récession en 2011 qui semble ne s’être achevée que récemment. Les pays en développement ont réalisé de meilleures performances durant la crise, mais leur croissance a récemment ralenti.

On ne peut comprendre la durée et la profondeur de la crise, ainsi que la faiblesse de la reprise, sans analyser le rôle joué par la dette. C’est l’objectif de ce rapport. Nous mettons en perspective les dynamiques de la dette dans les pays avancés et en développement. Nous analysons tout aussi bien la dette publique que la dette privée, en distinguant cette dernière selon qu’elle soit détenue par les ménages, par les entreprises non financières ou par le secteur financier. (…) Nous examinons des dynamiques de dette durant la période d’avant-crise dans les économies développées et la phase subséquente d’ajustement au cours des dernières années. En outre, nous nous penchons sur la nouvelle vague d’accumulation de dette dans les pays émergents que l’on observe depuis 2009. Dans cette analyse, nous mettons l’accent sur l’impact macroéconomique de l’endettement en distinguant, d’une part, les récessions "normales" qui peuvent être certes profondes et, d’autre part, les crises financières résultant d'un excès d’endettement qui peuvent avoir un impact durable sur le niveau et la croissance de la production.

Par conséquent, le rapport analyse en détails les dynamiques d’endettement mondiales au cours de la dernière décennie, en comparant selon les régions et les secteurs. Il met l’accent sur l’interaction entre la dette et le revenu. En 2009, la moitié des économies dans le monde étaient en récession, or les trois quarts du PIB mondial étaient précisément réalisés par les pays en récession. Les progrès en termes de reprise ont depuis lors été inégaux et ces différences s’expliquent par les choix en termes de politique économie. En outre, certains pays qui surent se préserver des répercussions directes de l’effondrement financier ont toutefois récemment accumulé des déséquilibres qui sont susceptibles de dégénérer en crises. Contrairement à ce que l’on a tendance à croire, le monde n’a toujours pas commencé à se désendetter et le ratio dette sur PIB mondial croît toujours, atteignant de nouveaux plus hauts historiques (cf. par exemple le graphique 1). Au même instant, (…) la croissance et l’inflation mondiales sont aussi plus faibles qu’on ne l’anticipait précédemment, ce qui constitue en partie l’héritage de la récente crise mondiale. Dans de nombreux cas, le désendettement et la plus lente croissance nominale interagissent en un cercle vicieux : la faible croissance complique le processus de désendettement, tandis que ce dernier déprime la croissance. En outre, la lenteur de la croissance de la production réelle et la faiblesse de l’inflation réduisent la capacité mondiale d’endettement.

GRAPHIQUE 1 La dette mondiale (en % du PIB)

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La capacité d’endettement va dépendre ces prochaines années du comportement de la croissance de la production, de l’inflation et des taux d’intérêt réels. Nous affirmons que la croissance de la production potentielle dans les économies développées a été sur une trajectoire décroissante depuis les années quatre-vingt et que la crise a accentué le déclin de la production et de son taux de croissance. En outre, nous rappelons que la croissance de la production a ralenti depuis 2008 dans les pays émergents, principalement la Chine. Dans ce contexte, le taux d’intérêt réel d’équilibre (en l’occurrence le taux d’intérêt compatible avec le plein emploi) est susceptible de rester à des niveaux historiquement faibles. La capacité d’endettement va se retrouver sous pression si le taux d’intérêt réel actuel continue de se maintenir au-dessus de son niveau d’équilibre. C’est en particulier le cas dans les économies qui connaissent un ralentissement de l’inflation et dont la politique monétaire est contrainte par la borne inférieure zéro (zero lower bound). Les primes de risque sont toujours susceptibles de s’envoler dans ces pays fortement endettés.

GRAPHIQUE 2 Composition des actifs financiers dans les pays développés (en milliards de dollar)

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(…) En outre, les graphiques 2 et 3 montrent que jusqu’à 2008 l’accumulation de dettes au niveau mondial s’expliquait principalement par le comportement des économies développées. Depuis lors, elle s’est poursuivie, mais cette fois-ci sous l’impulsion des économies émergentes dont les niveaux de dette augmentent fortement. L’essentiel des inquiétudes se cristallisent autour de la trajectoire d’endettement de ces pays, en particulier de la Chine et des "huit fragiles" (fragile eight), puisqu’elle est susceptible de provoquer la prochaine étape dans la crise de dette mondiale.

GRAPHIQUE 3 Composition des actifs financiers dans les pays en développement (en milliards de dollar)

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L’héritage de la récente crise mondiale pèse significativement sur les pays développés, en particulier dans les pays périphériques de la zone euro qui restent vulnérables en raison de la complexité de leur crise et des (…) politiques qu’ils ont mises en œuvre. Les économies anglo-saxonnes (à savoir les Etats-Unis et le Royaume-Uni) semblent avoir mieux géré l’arbitrage entre le désendettement et les coûts de production en évitant un effondrement du crédit tout en réduisant l’exposition à la dette dans le secteur privé et le système financier. Cela n’a toutefois été possible qu’avec le substantiel réendettement du secteur public, notamment des banques centrales, dont le désendettement sera le plus grand défi en termes de politique économique au cours des prochaines années. »

Luigi Buttiglione, Philip R. Lane, Lucrezia Reichlin & Vincent Reinhart (2014), « Deleveraging? What deleveraging? », Geneva Report on the World Economy, n° 16. Traduit par Martin Anota