« La consommation de biens et services contribue fortement au bien-être de la population. Le lauréat, Angus Deaton, a approfondi notre compréhension de divers aspects de la consommation. Ses travaux s’intéressent à des questions très importantes pour le bien-être humain, en particulier dans les pays pauvres. Les travaux de Deaton ont grandement influencé à la fois la mise en œuvre des politiques et la communauté scientifique. En précisant les liens entre les décisions de consommation individuelles et leurs conséquences pour l’ensemble de l’économie, son œuvre a contribué à transformer tant la microéconomie que la macroéconomie et l’économie du développement modernes.

Deaton reçoit aujourd’hui le prix en sciences économiques pour trois réussites connexes : le système pour estimer la demande pour différents biens qu’il a développé avec John Muellbauer autour de 1990 ; les études du lien entre consommation et revenu qu’il conduisit autour de 1990 ; et les travaux qu'il a réalisés au cours des dernières décennies sur la mesure des niveaux de vie et de la pauvreté dans les pays en développement à l’aide d’enquêtes réalisées auprès des ménages.

Systèmes de demande et microéconomie


Un système de demande est un ensemble d’équations qui montre le niveau de demande de consommation pour différents biens et services : une équation peut décrire la demande de vêtements, une autre la demande d’aliments, etc. Chacune de ces équations montre comment la demande pour tel bien en particulier varie avec les prix de tous les biens, les revenus du consommateur et les facteurs démographiques. Un tel système est utile pour prendre des décisions dans l’orientation de la politique économique. Par exemple, si le gouvernement veut accroître la TVA sur les produits alimentaires ou réduire l’impôt sur le revenu d’un groupe spécifique, il est vital de voir comment une telle réforme va affecter la consommation de divers biens et quels groupes vont y gagner ou y perdre.

Quand un chercheur confronte un système de demande avec les données, le système doit respecter plusieurs conditions de façon à être fiable et utile. Bien sûr, ce système doit bien s’adapter avec les dynamiques observées dans les données. De façon à calculer des effets significatifs sur le bien-être, il doit aussi être compatible avec la théorie de consommateurs rationnels. Durant les années soixante et soixante-dix, plusieurs économistes ont testé les systèmes de demande existants et ils ont constaté qu’ils ne prévoyaient pas précisément comment la demande varie avec les prix et revenus, mais aussi qu’ils n’étaient pas cohérents avec l’hypothèse de consommateurs rationnels. Cela peut notamment s’expliquer par le fait que les consommateurs ne sont en réalité pas rationnels. Cependant, Deaton démontra que les systèmes existants étaient plus restreints qu’on ne le pensait précédemment ; ils encastrèrent le comportement du consommateur dans un enchevêtrement d’hypothèses qui était trop restrictif pour refléter de façon réaliste les véritables choix du consommateur.

Le défi consistait à élaborer un système qui était suffisamment général pour fournir une image fiable des dynamiques de demande dans la société, mais aussi suffisamment simple pour être estimé statistiquement et pour pouvoir être utilisé. La solution fut le Système de Demande Presque Idéal de 1980. Leurs premières estimations basées sur ce système ne fournirent pas de réponses claires pour toutes les questions entourant la consommation, mais la flexibilité du système et ses possibilités d’extensions et d’améliorations ont puissamment stimulé la recherche sur le comportement du consommateur.

Après 35 ans, le système de demande développé par Deaton et Muellbauer et les améliorations qu’il a connu par la suite, grâce aux travaux de d’autres chercheurs, demeurent les outils standards pour étudier les répercussions de la politique économique, pour construire des indices de prix et pour comparer les niveaux de vie entre les pays ou entre différentes dates. En d’autres termes, ce système eut un immense impact dans le monde universitaire, mais il s’est aussi révélé être grandement influent sur l’évaluation des politiques.

Consommation, revenu et macroéconomie


Le Système de Demande Presque Idéal décrit comment les ménages répartissent leur consommation entre divers biens sur une période de temps spécifique, en fonction de l’ensemble de leurs dépenses au cours de cette période. Cependant leurs dépenses totales ne sont pas données, dans la mesure où elles sont déterminées par les ménages eux-mêmes lorsqu’ils planifient leur consommation d’une année sur l’autre. Donc quelle part de leurs revenus les gens consomment-ils en diverses périodes de temps ? C’est une question importante en macroéconomie : le revers de la consommation totale est l’épargne totale et l’évolution de l’épargne au cours du temps dans un pays est importante pour l'accumulation du capital et les cycles d’affaires.

Les années cinquante virent le développement de deux théories bien connues qui expliquent comment la consommation et donc l’épargne dépendent de l’évolution du revenu : l’hypothèse du revenu permanent de Milton Friedman et le modèle du cycle de vie de Franco Modigliani. La principale implication de ces théories est que les individus veulent lisser leur consommation au cours du temps. Ils épargnent lorsqu’ils s’attendent à un plus faible revenu futur et ils empruntent lorsqu’ils s’attendent à un revenu plus important à l’avenir. Ces deux théories, dans la formulation qu’elles reçurent dans les années soixante-dix, eurent à jouer un rôle majeur dans la recherche macroéconomique. Dans plusieurs articles publiés autour de 1990, Deaton et ses coauteurs testèrent plusieurs implications importantes déduites de l’hypothèse du revenu permanent. Ces tests vinrent à changer la vision que nous avions des liens entre théorie et données.

A ce moment-là, presque toute la recherche macroéconomique était basée sur la notion de "consommateur représentatif", dont la consommation varie avec le revenu agrégé ou moyen d’une société. Avec cette hypothèse simplifiée, Deaton fut capable de démontrer que l’hypothèse du revenu permanent prédit que la consommation va varier plus que le revenu. C’est le cas parce qu’une hausse non anticipée du revenu pour l’ensemble de l’économie tend à être suivie par des hausses additionnelles de revenu dans les années suivantes. Un consommateur représentatif rationnel doit par conséquent consommer une part de ces hausses anticipées de revenu avant qu’elles surviennent, ce qui signifie que la consommation courante doit augmenter plus que le revenu courant. Parce que cela contredit ce que montrent les données agrégées, où la consommation varie moins que le revenu, le constat de Deaton met en doute l’ensemble de la théorie. Cette apparente contradiction entre théorie et données a reçu par la suite le nom de "paradoxe de Deaton" (Deaton Paradox).

Deaton a montré que la clé pour résoudre ce paradoxe (et plus généralement pour mieux comprendre les données macroéconomiques) est d’étudier le revenu et la consommation des individus, dont les revenus fluctuent d’une manière entièrement différente que le revenu moyen. Puisque les revenus de certaines personnes diminuent alors que les revenus des autres augmentent, l’essentiel des variations individuelles du revenu disparaissent lorsque nous déterminons le revenu du consommateur représentatif. En mettant en évidence comment les niveaux de consommation individuels varient avec les niveaux de revenu individuels avant que la consommation soit agrégée, les prédictions de la théorie se rapprochent des dynamiques que nous observons dans les données agrégées, en particulier si nous prenons en compte le fait que les individus font face à des contraintes lorsqu’ils financent leur consommation via l’emprunt.

Deaton a aussi montré que lorsque nous étudions les données individuelles, la théorie standard offre des prédictions supplémentaires, que d’autres n’ont pas vu. Par exemple, la distribution de la consommation entre tous les individus dans une génération se disperse au fur et à mesure que les individus vieillissent, une prédiction qui s’est révélée être effectivement vraie par la suite. L’ampleur de cette dispersion peut être utilisée pour évaluer à quelle ampleur les individus peuvent s’assurer eux-mêmes contre les chocs touchant leurs propres revenus.

Les intuitions fournies par les travaux de Deaton sur la consommation et le revenu ont eu une influence durable sur la recherche macroéconomique moderne. Les chercheurs qui l’ont précédé en macroéconomie, en particulier les chercheurs qui ont suivi Keynes, se basaient sur des données agrégées. Même si leur objectif est de comprendre les relations à un niveau macroéconomique, les chercheurs commencent aujourd’hui leur analyse au niveau microéconomique et ajoutent ensuite les comportements individuels pour en tirer des chiffres pour l’ensemble de l’économie.

Données sur les ménages et économie du développement


Dans les dernières décennies, Angus Deaton a réalisé des études approfondies sur la consommation et la pauvreté dans les pays en développement, en utilisant ses intuitions dans les systèmes de demande et la consommation individuelle au cours du temps. Il a mis en lumière l’importance qu’il y a à accumuler des ensembles de données complets avec la consommation des ménages de différents biens, comme les données sur la consommation dans les pays en développement sont souvent bien plus fiables et utiles que les données sur le revenu. Deaton a aussi montré comment de telles données peuvent être utilisées pour mesurer et comprendre la pauvreté et ses déterminants.

Un problème qui survient lorsque l’on étudie la consommation et ses déterminants est de déterminer quel type de données de consommation à collecter. Les données de panel (les données pour un échantillon inchangé de ménages, année après année) peuvent en principe être préférables pour étudier les dynamiques de la consommation, mais de telles données ont aussi des problèmes spécifiques, telles que le retrait systémique du panel. Deaton a montré que la collection répétée de données transversales (où ce sont les cohortes plutôt que des ménages individuels qui sont suivis au cours du temps) n’est pas seulement plus simple et moins coûteuse, mais dans plusieurs cas préférable.

Un autre problème est comment mesurer l’ampleur de la pauvreté à partir des données de consommation ou de dépenses lorsque les ménages dans différents lieux font face à différents prix locaux ou lorsqu’ils consomment différents types de biens, alors même que ni les prix, ni la qualité des biens ne sont directement observables. Dans des travaux qui ont eu un grand impact sur la mesure de la pauvreté dans les pays en développement, Deaton a montré comment exploiter la variation des valeurs unitaires (les dépenses divisées par la quantité) pour construire des prix de marchés locaux lorsqu’ils ne sont pas disponibles.

Un autre problème encore est que la pauvreté est naturellement définie au niveau individuel, alors que les données sur la consommation sont normalement collectées au niveau des ménages. L’approche la plus commune consiste à mesurer le bien-être individuel par les données des ménages totales par tête, ce qui suppose qu’un enfant consomme autant qu’un adulte.

Deaton a aussi réalisé plusieurs contributions importantes pour déterminer la meilleure manière de comparer le bien-être au cours du temps et entre les pays. Il a souligné les dangers de telles comparaisons en analysant pourquoi les mesures des niveaux de pauvreté pointent dans une direction lorsqu’on utilise des données à partir des comptes nationaux et dans une autre direction lorsqu’on utilise des données tirées des enquêtes auprès des ménages. Il a aussi clarifié pourquoi les récentes révisions de la ligne de pauvreté qui définit à partir de quand une famille est considérée comme pauvre ont accru le nombre de pauvres dans le monde de près d’un milliard de personnes.

Durant les années quatre-vingt, les études dans le domaine du développement économique étaient principalement théoriques et les rares études empiriques se basaient sur les données agrégées relatives aux comptes nationaux. Les choses ont bien changé depuis. L’économie du développement est un champ de recherche empirique florissant qui se base sur l’analyse avancée des données détaillées relatives aux ménages individuels. Les études de Deaton ont joué un rôle important dans cette transformation. Deux exemples (basés sur l’analyse solide de la consommation des ménages) illustrent son influence.

Pendant longtemps, les économistes ont travaillé avec l’idée qu’un pays pouvait se retrouver enfermé dans une trappe à pauvreté. Les faibles revenus peuvent se traduire par une mauvaise alimentation qui empêche les gens de travailler à leur pleine capacité, donc leurs revenus restent faibles et leur alimentation reste mauvaise. La question des trappes à pauvreté est importante pour concevoir une aide internationale pour les pays les plus pauvres. Si l’aide consiste à encourager la croissance économique, mais que la hausse des revenus n’entraîne toujours pas une amélioration significative de l’alimentation, il peut alors être justifié de réorienter l’assistance vers une aide alimentaire directe. Les études de Deaton sur la relation entre le revenu et l’alimentation ont apporté un éclairage important sur cette question : la hausse du revenu tend à améliorer la ration alimentaire. D’un autre côté, les preuves empiriques ne soutiennent pas l’hypothèse selon laquelle la malnutrition explique la pauvreté. En d’autres mots, la malnutrition est davantage la conséquence d’un faible revenu, plutôt que l’inverse.

Un autre exemple est les travaux de Deaton sur la discrimination sexuelle au sein de la famille. Bien qu’il y ait plusieurs preuves empiriques suggérant que les fils sont favorisés par rapport aux filles dans plusieurs pays en développement (le phénomène des « femmes manquantes » étant peut-être l’exemple le plus frappant) les mécanismes à travers lesquels apparaît la discrimination ne sont pas clairs. Un mécanisme peut être que les filles se voient systématiquement donner moins de ressources que les fils, mais tester cela est difficile. Même s’il était possible d’avoir des chercheurs vivant avec plusieurs familles différentes pour chaque heure du jour pour observer leurs choix de consommation, les ménages peuvent changer le comportement lorsqu’ils sont observés. Pour surmonter ce problème de mesure, Deaton proposa une manière ingénieuse d’utiliser les données sur la consommation pour estimer indirectement si les filles reçoivent moins de choses que les fils.

En particulier, Deaton a cherché si la consommation de biens d’adultes (comme les vêtements, le tabac ou l’alcool) diminue lorsque la famille a des enfants et si cette réduction est plus grande lorsque l’enfant est un garçon plutôt qu’une fille. En utilisant les enquêtes réalisées auprès des ménages dans plusieurs pays en développement, Deaton n’a pas réussi à trouver des différences systématiques sous des circonstances normales. Des travaux empiriques ultérieurs ont cependant montré une claire discrimination lorsque les ménages font face à des circonstances adverses. (...) »

Académie Royale des Sciences de Suède, « Consumption, great and small. Popular science background », octobre 2015. Traduit par Martin Anota



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