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mercredi 13 mars 2024

Une ruée bancaire classique : la faillite de la Silicon Valley Bank

« Au milieu de la journée du vendredi 10 mars 2023, les régulateurs bancaires ont rapidement fermé la Silicon Valley Bank (SVB), évitant probablement par là une panique plus large. En comparaison avec les crises financières passées, celle-ci n’a pas été particulièrement significative sur le plan économique, mais elle constitue un exemple important et illustratif de l’économie bancaire.

Dans un article paru dans le Journal of Economic Perspectives, Andrew Metrick explique les causes derrière la faillite de la SVB et de la manière par laquelle le gouvernement a réagi à celle-ci. Selon lui, la compréhension de l'effondrement de la SVB est une première étape pour donner un sens à des crises financières plus compliquées telles que la crise financière mondiale.

Metrick s'est récemment entretenu avec Tyler Smith sur les raisons de la faillite de la Silicon Valley Bank et sur ce que les décideurs politiques peuvent faire pour prévenir les crises financières. (…)

Tyler Smith : Quel genre de banque était la SVB ? Etait-ce une banque qui faisait quelque chose de vraiment hors du commun ?

Andrew Metrick : Il ne s'agissait pas de choses qui sortaient de l'ordinaire, mais c'était certainement très loin sur la courbe des risques. La majeure partie de leur argent leur a été donnée par les déposants, qui sont en fait des prêts accordés par les déposants à la banque que les déposants peuvent reprendre à tout moment. Et avec cet argent, ils ont accordé des prêts aux entreprises. Ils ont également acheté des obligations et autres titres d’État (…) en attendant de faire un bon prêt. C’est une chose assez courante pour les banques. Ce qui rendait la Silicon Valley Bank quelque peu singulière, c'était justement le fait qu'une grande partie des dépôts était constituée de larges dépôts, en l’occurrence plus gros que ce que la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) est prête à assurer. Il y a une limite de 250.000 dollars par dépôt. Ils avaient beaucoup de dépôts qui représentaient plus que cela.

Smith : Selon vous, quelles sont les principales raisons de la faillite de SVB d'un point de vue économique ?

Metrick : Lorsque vous êtes une banque, le principal service que vous fournissez est la commodité. Les gens vous passent de l’argent et le laissent dans votre banque comme dépôt. En général, les banques versent des intérêts sur ces dépôts qui sont très bas par rapport à ce que le gouvernement paie sur sa propre dette, qui est la dette la plus sûre au monde. Mais vous bénéficiez d’un taux d’intérêt encore plus bas lorsque vous prêtez quelque chose à une banque via un dépôt. Pourquoi ? Cela vous apporte de la commodité. Vous pouvez utiliser cette monnaie pour payer vos factures. Vous pouvez l'utiliser pour payer vos impôts. Et c’est le principal service que vend une banque : vous n’avez jamais à vous soucier de la sécurité de votre monnaie. Dès que vous craignez que votre monnaie ne soit pas en sécurité, la chose rationnelle à faire est de la retirer et de la placer dans une autre banque.

Si j'ai de la monnaie dans une banque et que cette monnaie n'est pas assurée parce qu'il y en a beaucoup, alors au premier signe suggérant que cette banque pourrait ne pas survivre je vais retirer ma monnaie et cela va être dangereux pour la banque… Comment une banque peut-elle empêcher cela ? La principale façon par laquelle une banque va essayer de me rassurer est de montrer combien d’argent elle possède. Elle va mettre en avant l’énorme écart entre ses actifs et ses passifs, son capital. Ce qui est arrivé à la Silicon Valley Bank, c’est que ses actifs, les choses qu’elle a achetées avec tous les dépôts que les gens lui ont faits, ont perdu beaucoup de valeur. Leur valeur a tellement chuté que les déposants n’étaient pas sûrs de pouvoir être remboursés. Une fois que c’est arrivé, ils se sont rués aux guichets. La cause immédiate est donc que les placements que la SVB a fait avec l’argent qu’elle a reçu ont perdu beaucoup de valeur. Ce qui est intéressant et clair à ce sujet, c'est que ces placements avaient été réalisés dans des choses très sûres, des titres d'État.

Smith : Pourquoi la valeur de son capital a-t-elle diminué ?

Metrick : La Silicon Valley Bank a environ triplé sa taille entre la veille de la pandémie et fin 2021. C’est une croissance très rapide pour une banque. Et, au début de la pandémie de Covid-19, nous étions inondés de liquidités provenant du gouvernement, en particulier dans la Silicon Valley et dans le secteur technologique. De nombreux clients de la Silicon Valley Bank ont déposé cet argent dans celle-ci. C'est en partie la raison pour laquelle sa croissance a été si rapide. Maintenant, que faites-vous lorsque vous êtes une banque et que, tout d’un coup, votre base de dépôts triple en peu de temps ? Habituellement, ce que vous voulez faire avec l’argent qui rentre, c’est le prêter pour de l’immobilier commercial, du crédit l’hypothécaire, ou autre. Mais bien sûr, pendant la pandémie, il n’y a pas eu beaucoup de ce genre de choses qui se faisaient. Alors, où mettre l’argent ? Ils ont décidé de placer cet argent dans des titres publics à moyen et long terme. Maintenant, vous pouvez vous demander pourquoi ils n’ont pas acheté la forme la plus sûre de la dette publique, c’est-à-dire à très court terme ? De leur point de vue, cela ne semblait pas important. Elle ne rapportait rien. Cela s'est avéré être une erreur. Lorsque les taux d’intérêt ont ensuite augmenté très rapidement en 2022 en raison des inquiétudes concernant l’inflation, la valeur de ces titres publics a diminué, même si vous savez que vous serez remboursé 100 cents par dollar à leur échéance. Il s’agit simplement d’une facette inévitable des mathématiques obligataires et de la manière par laquelle les obligations sont valorisées. Et, à cause de cela, la SVB, qui détenait une grande partie de son portefeuille sous la forme de ces obligations, a vu la valeur de ses actifs chuter. Et, en effet, leur valeur a tellement baissé qu’il n’y avait plus de réserve de capital.

Smith : Que s’est-il passé pendant cette très brève période pour que tout s’effondre ?

Metrick : Pourquoi mars 2023 ? Ils disposaient d’une bonne réserve de capital. Et cette réserve de capital avait été complètement anéantie fin septembre 2022. Le fait que leur réserve de capital avait été anéantie était connu. Mais il a fallu six mois avant que les gens ne se ruent. Pourquoi ne pas vous ruer dès que vous constatez que la valeur des actifs de la banque a chuté ? Du point de vue d’une personne qui croit en la Silicon Valley Bank, il est clair que la valeur des obligations a chuté parce que les taux d'intérêt ont beaucoup augmenté, mais ce que la banque doit en réalité verser à ses déposants n'est pas très élevé. Elle dirait également de regarder à quel point la SVB fait de bonnes choses du côté des bénéfices. Elle ne verse que quelques points de pourcentage sur ses dépôts et elle peut les réinvestir à hauteur de cinq. C'est beaucoup. En outre, les personnes optimistes à propos de la SVB pourraient dire aussi qu’elle entretient des relations très spéciales avec ses clients. Ses clients la suivent depuis longtemps et elle offre des services uniques dans la communauté de la Silicon Valley. Ainsi, comme elle verse à ses déposants bien moins que les taux d’intérêt du marché, elle va réaliser un flux de bénéfices pendant tout ce temps. Même si sur le papier on pourrait penser qu'elle n’est pas solvable, si vous prenez le fait qu'elle a cette activité incroyablement rentable, grâce à tous ces clients qui l’aiment, qui la laissent encore leur verser un montant très bas, elle apparaît très solvable.

Mais ce qui s’est passé alors, c’est que les gens avaient besoin de leur monnaie parce que les choses avaient changé. Les taux d’intérêt étaient élevés, l’ère de l’argent vraiment facile était finie et bon nombre des clients de la SVB qui avaient déposé de la monnaie sur ses comptes la retiraient uniquement pour des causes naturelles. Mais si la SVB voulait rendre la monnaie à ces personnes, elle devait vendre une partie des titres qu’elle détenait à son actif. Et lorsqu’elle vendait ces titres, elle devait reconnaître le fait qu’elle les vendait à un prix inférieur à celui pour lequel elle les avait achetés. Lorsqu’une telle nouvelle se fait connaître, il est normal pour les clients de devenir nerveux. Ils peuvent se demander si les dépôts de la banque sont aussi stables qu’ils le pensaient jusqu’alors. Et c'est tout ce dont vous avez besoin. La chose rationnelle à faire, si vous obtenez un service que vous pourriez obtenir ailleurs, est de prendre le temps et de faire les efforts nécessaires pour déplacer votre monnaie. Et une fois que cela commence, le raisonnement qui permet aux dépôts de rester sûrs devient de plus en plus fragile (…). C’est pourquoi tout signe de faiblesse dans une banque peut très vite devenir auto-réalisateur. Et c’est ce qui s’est justement produit lorsque les gens ont appris que la SVB avait des problèmes et qu’elle devait vendre des titres en mars 2023. (…) »

Andrew Metrick, « A textbook bank run », interviewé par Tyler Smith, American Economic Association, 12 mars 2024.



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« Les répercussions réelles des ruées bancaires »

« Les exigences en capital rendent-elles plus sûr le secteur bancaire ? »

lundi 4 mars 2024

Austérité : le passé qui ne passe pas

« La Commission européenne a récemment révisé à la baisse ses prévisions de croissance économique et d'inflation ; cette dernière continue de baisser plus vite que prévu. Contrairement aux États-Unis, il n’y a pas ici d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Comme beaucoup le soutiennent, le resserrement monétaire n’a pas joué un rôle majeur dans la maîtrise de l’inflation (même aujourd’hui, la dynamique des prix est principalement déterminée par celle des coûts de l’énergie et des transports). Au contraire, selon ce que nous dit la littérature sur le sujet, ce n’est que 18 mois après son début qu'un cycle de hausse des taux commence à peser sur le coût du crédit, donc sur la consommation, l'investissement et la croissance économique.

Ce ralentissement de l’économie intervient dans un contexte différent de celui de la pandémie. À l’époque, les banquiers centraux et les ministres des Finances étaient tous d’accord sur le fait que les entreprises devaient être soutenues par la politique budgétaire "quoiqu’il en coûte" (whatever it takes). Aujourd'hui, le climat est très différent et le discours public est dominé par l'obsession de la réduction de la dette publique, comme en témoignent les récentes prises de position de Lindner, le ministre des Finances allemand, et la décevante réforme du Pacte de stabilité. Le risque que l’Europe répète les erreurs du passé, en particulier la calamiteuse austérité de 2010-2014, est donc particulièrement élevé.

Dans ce contexte, on ne peut que regarder avec inquiétude ce qui se passe en France, où le gouvernement a également annoncé une révision à la baisse de la prévision de croissance pour 2024, de 1,4 % à 1 %. Dans le même temps, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, a annoncé une réduction des dépenses publiques de dix milliards d'euros (l’équivalent de 0,4 % du PIB), afin de maintenir les objectifs de déficit et d'endettement qui avaient été précédemment annoncés. C'est un mauvais choix, pour au moins deux raisons. La première est que le gouvernement envisage de procéder à la correction exclusivement en réduisant les dépenses publiques, en se concentrant notamment sur les "dépenses d'avenir". 2 milliards d'euros seront prélevés sur le budget de la transition écologique, 1,1 milliard d'euros sur celui du travail et de l'emploi, 900 millions d'euros sur celui de la recherche et de l'enseignement supérieur, etc. Bref, il a été choisi, une fois de plus, non pas d’augmenter les impôts des riches, mais de réduire les investissements dans le capital futur (matériel ou immatériel).

Mais, quelle que soit la composition, le choix de poursuivre des objectifs de finances publiques en réduisant les dépenses à un moment où l’économie ralentit va à l’encontre de ce que nous enseigne la théorie économique. Plus problématique encore, pour une classe politique à la tête d’une grande économie, cela va à l’encontre des enseignements des événements qui se sont récemment déroulés en Europe.

Le ratio dette publique sur PIB est généralement considéré comme un indicateur de la soutenabilité des finances publiques. (En fait, c’en est un indicateur très imparfait, mais nous pouvons l’ignorer ici). Lorsque le dénominateur de la nation, le PIB, baisse ou bien augmente moins que prévu, il semblerait à première vue logique de ramener le ratio à la valeur souhaitée en réduisant la dette, qui est au numérateur, c'est-à-dire en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses publiques. Mais les choses ne sont pas si simples, car en fait les deux variables, PIB et dette publique, sont liées l’une à l’autre. La réduction des dépenses publiques ou l’augmentation des impôts, en réduisant notamment le revenu disponible des ménages et des entreprises, déprimeront la demande de biens et de services et donc la croissance économique. Laissons de côté ici une théorie un peu farfelue, mais qui refait périodiquement surface, selon laquelle l’austérité pourrait être "expansionniste" si la réduction des dépenses publiques amenait les ménages et les entreprises à anticiper une réduction de la pression fiscale à l’avenir, stimulant ainsi la consommation et l’investissement privé. Les données ne soutiennent pas ce conte de fées. Devinez quoi ? L’austérité est récessive !

En bref, une baisse du numérateur, la dette publique, entraîne une baisse du dénominateur, le PIB. Le fait que le ratio dette publique sur PIB diminue ou augmente dépend donc de l’influence du numérateur sur le dénominateur, ce que les économistes appellent le multiplicateur. Si l’austérité a un impact limité sur la croissance économique, alors la réduction de la dette publique sera plus importante que la réduction du PIB et ainsi le ratio diminuera : bien qu’au prix d’un ralentissement économique, l’austérité peut ramener les finances publiques sous contrôle. Les plans d’austérité imposés par la troïka aux pays de la zone euro au début des années 2010 reposaient sur cette hypothèse et toutes les institutions internationales prévoyaient un impact limité de l’austérité sur la croissance économique. L’histoire a montré que cette hypothèse était erronée et que le multiplicateur est très élevé, surtout en période de récession. Un mea culpa public du Fonds monétaire international a fait sensation à l'époque (les économistes ne sont pas connus pour admettre leurs erreurs !), expliquant comment un calcul correct donnait des multiplicateurs jusqu'à quatre fois plus élevés qu'on ne le pensait auparavant. Au nom de la discipline, la politique budgétaire de ces années-là a été procyclique, freinant l’économie alors qu’elle aurait dû la faire avancer. Les nombreux programmes d’aide conditionnant le soutien de la troïka à l’adoption de l’austérité n’ont pas permis de sécuriser les finances publiques ; au contraire, en plongeant ces pays dans la récession, ils les ont rendus plus fragiles. Non seulement l’austérité n’a pas été expansionniste, mais elle était en outre vouée à l’échec. Ce n'est pas un hasard si, au cours de ces années-là, les attaques spéculatives contre les pays qui ont adopté l'austérité se sont multipliées et que, sans l'intervention de la BCE, avec le "quoiqu’il en coûte" de Draghi en 2012, l'Italie et l'Espagne auraient dû faire défaut et l'euro n'aurait probablement pas survécu.

Depuis, les travaux empiriques se sont multipliés, avec des résultats très intéressants. Par exemple, les multiplicateurs sont plus élevés pour les investissements publics (en particulier pour les investissements verts) et les dépenses sociales ont un impact important sur la croissance économique à long terme. Et ce sont précisément les postes de dépenses que le gouvernement français a le plus réduit en réaction à la détérioration des conditions économiques.

Alors qu’en 1937 le président Roosevelt cherchait prématurément à réduire le déficit public en plongeant l’économie américaine dans la récession, John Maynard Keynes a déclaré que "le boom, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". La crise de la zone euro a été colossale et très douloureuse (la Grèce n’a pas encore retrouvé son niveau de PIB de 2008), une expérience naturelle qui a donné raison à Keynes.

On peut peut-être pardonner à Bruno Le Maire et aux nombreux porte-drapeaux de la discipline budgétaire leur ignorance de la littérature académique sur la taille des multiplicateurs dans les bons et les mauvais moments. On peut peut-être aussi leur pardonner leur méconnaissance de l’histoire économique et des débats qui ont enflammé le vingtième siècle. Mais la tendance à répéter les erreurs qui ont déclenché une crise financière il y a seulement dix ans et menacé de faire dérailler la monnaie unique est impardonnable, même pour une classe politique sans culture et sans mémoire. »

Francesco Saraceno, « Austerity. The past that doesn’t pass », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ? »

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« L’austérité laisse des cicatrices permanentes sur l’activité »

« Quelles ont été les répercussions de l’austérité dans le sillage de la Grande Récession ? »

lundi 19 février 2024

Les économistes sont-ils égoïstes ?

« (...) Les économistes sont souvent accusés à la fois de célébrer l’égoïsme et d’être égoïstes. Comme l’a un jour dit Yoram Bauman, économiste et comédien, en plaisantant : "La seule raison pour laquelle nous ne vendons pas nos enfants, c’est parce que nous pensons qu’ils vaudront plus chers plus tard".

Qu’avons-nous fait pour mériter cette réputation de cruauté ? C’est peut-être parce que l’altruisme et la charité ne sont pas au premier plan dans l’analyse économique. Il s’agit peut-être du personnage de Gordon Gekko dans Wall Street (1987), assurant que "la cupidité, faute d’un meilleur mot, est bonne", ce qui a été en quelque sorte associé aux économistes.

Mais la réputation que nous avons d’être calculateurs et insensibles peut aussi être due aux résultats expérimentaux. Au fil des années, une série d’études ont émergé qui semblent montrer que les études en science économique amènent les étudiants à se comporter de manière plus égoïste. L'idée de base semble plausible. Si vous assistez à plusieurs cours où l’on vous dit que les gens sont fondamentalement intéressés, vous pourriez vous-même devenir davantage intéressés.

Un article de 1993 publié par Robert Frank, Tom Gilovich et Dennis Regan a résumé certains de ces éléments empiriques. Cette étude a constaté que les étudiants en économie tendaient à se comporter de manière moins coopérative dans les jeux expérimentaux que les autres étudiants. Ils s’attendaient également à moins d’honnêteté de la part d’autrui, par exemple si on leur demandait s’ils s’attendaient à ce qu’un étranger ayant trouvé de l’argent perdu essaye de le leur restituer. Des travaux plus récents menés par Bauman et sa collègue Elaina Rose ont constaté que les étudiants en économie étaient moins susceptibles de contribuer aux deux organismes de bienfaisance évoqués lors d'un exercice en classe.

Pourtant, ces travaux laissent deux grands points d’interrogation. La première question est de savoir si la science économique apprend aux individus à être égoïstes ou si les individus égoïstes ont davantage tendance que les autres à se tourner vers la science économique. Bauman et Rose notent que les étudiants en économie sont aussi vicieux au début qu’à la fin de leurs études. En d'autres termes, peut-être que l'économie n'a aucun effet sur la générosité des gens, mais que les personnes au grand cœur évitent les études d'économie.

Peut-être plus important encore, ces questions mesurent-elles réellement l’honnêteté, l’égoïsme ou toute autre vertu morale ? Ce n'est pas clair. Dans l’étude de Bauman et Rose, par exemple, les deux organisations caritatives en question étaient toutes deux des groupes activistes de gauche. Alors, les étudiants en économie ont-ils refusé d’y contribuer parce qu’ils détestaient donner à des œuvres caritatives ? Ou bien est-ce qu’ils estimaient que ces œuvres caritatives particulières n’étaient pas des causes très valables ?

Comme pour les exercices en classe, le geste égoïste est la réponse "correcte" dans certains contextes expérimentaux, comme le jeu du dilemme du prisonnier. Si des élèves apprennent cela et jouent ensuite le coup égoïste, sont-ils devenus plus égoïstes dans la vie de tous les jours ? Il semble tout aussi plausible de suggérer qu’ils ont appris à reproduire la réponse d’un manuel dans un cadre universitaire et qu’ils souhaitent réussir l’examen d’économie.

Il existe certaines tendances dans l’économie orthodoxe qui pourraient pousser les gens à adopter une vision cynique de la nature humaine, mais il existe également une longue tradition en économie affirmant que les marchés libres favorisent la coopération, l’honnêteté, le respect des autres, la liberté et les avantages réciproques.

Alors, étudier l’économie vous rend-il égoïste ? Une nouvelle étude ayant pour titre cette question, réalisée par Girardi, Mamunuru, Halliday et Bowles, ne trouve "aucun effet perceptible" du fait de suivre des études d'économie, que ce soit sur l’intérêt personnel ou sur la croyance que les autres sont intéressés.

Je suggère qu’avant de salir la bonne moralité des étudiants en science économique, nous devrions rechercher des éléments empiriques plus convaincants. Jusqu'à présent, je n’ai rien trouvé. Mais mes recherches ont abouti à la découverte fascinante (grâce au philosophe Eric Schwitzgebel) selon laquelle les livres portant sur la philosophie morale étaient plus susceptibles de manquer dans les bibliothèques que les autres livres de philosophie. Un profond intérêt universitaire pour l’éthique semble être corrélé à une certaine propension à commettre des larcins. Cela vous fait réfléchir.

Ironiquement, le jeu qui a inspiré le Monopoly, The Landlord's Game, a été conçu par la militante et écrivaine Elizabeth Magie pour enseigner des leçons sur un système fiscal plus juste, puis affiné par un professeur d'économie socialiste, Scott Nearing, et ses étudiants. Oui, des passionnés d’économie ont proposé une version coopérative et pédagogique du Monopoly. Hélas, leur vision a été éclipsée par l’impitoyable bataille d’usure que nous connaissons tous aujourd’hui.

Notre propre session du Monopoly aurait pu être plus amusante si seulement mes camarades de jeu avaient adopté l'esprit constructif et coopératif de la science économique. Hélas, ce n’est pas le cas, notre partie s’est donc terminée de manière traditionnelle : sans vainqueur clair, mais avec plusieurs mauvais perdants. »

Tim Harford, « Are economists selfish? Not according to Monopoly », janvier 2024. Traduit par Martin Anota



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vendredi 9 février 2024

La planète a 99 problèmes, mais la croissance exponentielle n’en est pas un

« Si Noël est (hélas) une période de déchaînements matérialistes, janvier est souvent une période de réflexions tristes. Aurions-nous vraiment dû offrir à quelqu’un ce qui devrait bientôt se retrouver à la décharge ? La réponse, comme je l’ai écrit une douzaine de fois, est la suivante : probablement pas.

Heureusement, les gens ont arrêté de m'envoyer des mails pour me dire que les économistes ne comprennent pas Noël. Maintenant, ils m’envoient des mails pour me dire que les économistes ne comprennent pas la croissance exponentielle et qu’en conséquence la planète est condamnée. C’est irritant, car dire que les économistes ne comprennent pas la croissance exponentielle revient à dire que les comptables ne comprennent pas la comptabilité en partie double ou que les poètes ne comprennent pas la métaphore. (…)

Voilà une vieille, mais excellente, illustration de la croissance exponentielle. La légende raconte qu’un monarque ravi par le jeu d’échecs demanda à son inventeur quel récompense il désirait et ce génie demanda un paiement en apparence modeste : un grain de riz pour la première case de l'échiquier, deux grains de riz pour la deuxième, quatre grains de riz pour la troisième... le tas de riz doublant à chaque fois. Ce doublement est un processus exponentiel et la plupart des gens sont surpris lorsqu’ils apprennent que le 64ème carré nécessiterait plus de grains de riz que ce qu’il est possible de produire.

Moins intuitif encore, chaque case contient plus de riz que la somme de toutes les cases précédentes. Quel que soit la case que vous choisissez, et aussi important que puisse paraître le tas de riz dessus, la case suivante fera paraître tous les précédentes insignifiantes. Remplacez maintenant le riz par la consommation d’énergie ou les émissions de carbone, et vous pouvez avoir une image de l’imminente catastrophe environnementale.

Si le riz sur l’échiquier est l’illustration la plus célèbre de la croissance exponentielle, l’essai le plus célèbre sur le sujet a été publié en 1798 par Thomas Malthus. Malthus a affirmé que la population humaine menacerait toujours de dépasser la production agricole. Quelle que soit le rythme auquel la productivité agricole augmente, si cette croissance est arithmétique (10, 20, 30, 40, 50…), alors elle sera inévitablement dépassée par l’allure exponentielle de la croissance de la population humaine (2, 4, 8, 16, 32, 64…). Aucune prospérité soutenable n’est possible ; les humains finiront inévitablement par sombrer dans la pauvreté.

Il n’y a pas de débat avec les mathématiques ici. La faille dans le raisonnement de Malthus réside dans son hypothèse d’une croissance démographique exponentielle. La population mondiale se stabilise ; le nombre d’enfants de moins de cinq ans dans le monde a atteint un pic en 2017. Cela nous rappelle que les mathématiques tous seuls ne nous mènent pas loin et devrait inciter tous ceux qui s'inquiètent pour la planète à se demander ce qui croît ou non de façon exponentielle.

Il est instructif de jeter un coup d’œil sur le Royaume-Uni, l’une des premières économies développées au monde. Ce cœur industrialisé de l’empire brûlait autrefois de grandes quantités de charbon qui réchauffaient l’atmosphère et étouffaient les poumons. Mais comme le note Hannah Ritchie dans son nouveau livre Not the End of the World, les émissions de charbon par habitant au Royaume-Uni ont atteint un sommet il y a plus de cent ans. Une partie de cette baisse s’explique par la délocalisation des activités industrielles, le charbon étouffant quelqu'un d'autre, mais pour l’essentiel elle tient à l'utilisation de technologies plus propres et plus efficaces.

Au Royaume-Uni, les émissions de CO₂ par personne ont diminué de moitié au cours de ma vie. À l’échelle mondiale, les émissions de CO₂ par personne ont culminé en 2012. Même si le monde fait encore face à d’énormes défis environnementaux, rien dans ces chiffres ne suggère une croissance exponentielle.

La croissance économique se poursuit – peut-être pas de façon exponentielle, mais d’une façon quasi-exponentielle. Heureusement, la planète ne se soucie tout simplement pas des chiffres des comptes de comptabilité nationale. Ce qui compte pour notre environnement, ce sont les flux d’énergie, les polluants et autres grandeurs physiques.

On peut supposer que la croissance économique s’accompagne nécessairement d’une augmentation de la pollution et de la consommation d’énergie, mais les données suggèrent que la situation est plus encourageante que cela. On peut faire aussi un peu d'introspection : si vous gagnez 1 000 euros à la loterie, vous pouvez augmenter le chauffage dans votre logement. Cela ne veut pas dire que si vous gagniez 1 million d’euros, vous vous feriez bouillir vivant. Chaque centime dépensé n’est pas nécessairement arraché du sol de notre planète.

Il y a d’autres lueurs d’espoir. Par exemple, même si la déforestation continue à prendre une ampleur inquiétante, elle a été bien pire pendant la majeure partie du vingtième siècle et, dans de nombreux pays riches, les forêts sont en train de réapparaître. L'utilisation des terres agricoles a atteint son apogée à l'échelle mondiale il y a environ vingt-cinq ans, et Ritchie soutient que nous pourrions également avoir atteint ou quasiment avoir atteint le pic dans l’utilisation d'engrais.

Mais tous les indicateurs ne sont pas aussi rassurants. Ed Conway, dans son livre Material World, publié en 2023, avance des chiffres troublants sur la quantité de choses (sable, eau, terre) que nous déplaçons. "En 2019, écrit-il, nous avons extrait, creusé et dynamité plus de matériaux de la surface de la Terre que la somme totale de tout ce que nous avions extrait depuis l'aube de l'humanité jusqu'en 1950."

Cela est dû en partie à la croissance de la demande, mais aussi au fait que nous avons tout d’abord cueilli les fruits à portée de main. Le cuivre est le système nerveux de notre ère électronique, mais les mineurs ont dû extraire des quantités croissantes de minerais de plus en plus rares. La plus grande et la plus célèbre mine de cuivre du monde, Chuquicamata, avait des filons qui contenaient jusqu'à 15 % de cuivre à la fin du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, ils contiennent moins de 1 % de cuivre. Nos appareils deviennent plus petits et plus légers, mais pas les camions gargantuesques de Chuquicamata.

Conway craint que nous tenions pour acquis les processus industriels cachés qui sous-tendent notre confort quotidien. Ritchie craint que nous soyons si découragés par les prophéties catastrophiques que nous risquons de rater l'occasion de devenir la première génération véritablement soutenable dans le monde moderne.

Tous deux ont raison. Nous dépendons d’une grande variété de ressources naturelles ; il existe des tendances à la fois alarmantes et encourageantes. Nous avons besoin des bonnes politiques dès maintenant, et les adopter signifie mettre de côté les expériences de pensée sur la croissance exponentielle et plutôt examiner ce que les données nous montrent sur les défis et les opportunités à venir. »

Tim Harford, « The planet’s got 99 problems, but exponential growth isn’t one », janvier 2024. Traduit par Martin Anota

lundi 22 janvier 2024

L'économie chinoise est en grande difficulté

« En 2023, l’économie américaine a largement dépassé les attentes. La récession largement annoncée ne s’est jamais produite. De nombreux économistes ont affirmé que la réduction de l’inflation nécessiterait des années de chômage élevé ; au lieu de cela, nous avons connu une désinflation immaculée, une baisse rapide de l’inflation sans coût visible.

Mais les choses ont été très différentes dans la première économie mondiale (ou la deuxième, cela dépend de l’indicateur). Certains analystes s’attendaient à un boom de l’économie chinoise après la levée des mesures draconiennes "zéro Covid" qu’elle avait adoptées pour contenir la pandémie de Covid-19. Au lieu de cela, la Chine a sous-performé pour quasiment tous les indicateurs économiques, à l’exception du PIB officiel, qui aurait augmenté de 5,2 %.

Mais il y a un scepticisme généralisé à propos de ce chiffre. Les pays démocratiques comme les États-Unis politisent rarement leurs statistiques économiques (par contre, demandez-le-moi de nouveau si Donald Trump revient au pouvoir), mais les régimes autoritaires le font souvent.

Et selon d’autres indicateurs l’économie chinoise semble vaciller. Même les statistiques officielles indiquent que la Chine connaît une déflation à la japonaise et un chômage élevé des jeunes. Il ne s’agit pas d’une crise à grande échelle, du moins pas encore, mais il y a des raisons de croire que la Chine entre dans une ère de stagnation et de déceptions.

Pourquoi l'économie chinoise, qui il y a seulement quelques années semblait se diriger vers la domination mondiale, est-elle en difficulté ? Une partie de la réponse tient à un mauvais leadership. Le président Xi Jinping commence à ressembler à un mauvais dirigeant économique, dont la propension aux interventions arbitraires (chose que les autocrates ont tendance à faire) a étouffé l’initiative privée. Mais la Chine serait en difficulté même si Xi était un meilleur dirigeant.

Il est clair depuis longtemps que le modèle économique chinois est devenu insoutenable. Comme le souligne Stewart Paterson, les dépenses de consommation sont très faibles, relativement au PIB, probablement pour plusieurs raisons. Celles-ci incluent notamment de la répression financière (consistant à payer de faibles intérêts sur l’épargne et à accorder des prêts bon marché aux emprunteurs privilégiés) qui freine le revenu des ménages et le détourne vers des investissements contrôlés par le gouvernement, un faible filet de sécurité sociale qui pousse les ménages à accumuler de l’épargne pour faire face à d’éventuelles urgences, et d’autres raisons encore.

Avec des consommateurs qui achètent si peu, du moins par rapport à la capacité de production de l’économie chinoise, comment la nation peut-elle générer suffisamment de demande pour maintenir cette capacité en service ? La principale réponse, comme le souligne Michael Pettis, a été de promouvoir des taux d'investissement extrêmement élevés, supérieurs à 40 % du PIB. Le problème est qu'il est difficile d'investir autant d'argent sans se heurter à des rendements fortement décroissants.

Il est vrai que des taux d’investissement très élevés peuvent être soutenables si, comme en Chine au début des années 2000, vous disposez d’une main-d’œuvre en croissance rapide et d’une forte croissance de la productivité comme vous rattrapez les économies occidentales. Mais la population chinoise en âge de travailler a culminé vers 2010 et continue de décliner depuis. Même si la Chine a fait preuve d’une capacité technologique impressionnante dans certains domaines, sa productivité globale semble également stagner. En bref, ce n’est pas une nation capable d’investir de manière productive 40 % de son PIB. Quelque chose doit céder.

Or, ces problèmes sont assez manifestes depuis au moins une décennie. Pourquoi ne deviennent-ils aigus que maintenant ? Eh bien, les économistes internationaux aiment citer la loi de Dornbusch : "La crise met beaucoup plus de temps à arriver que vous ne le pensez et ensuite elle se produit beaucoup plus vite que vous ne l'auriez pensé". Ce qui s'est produit dans le cas de la Chine, c'est que le gouvernement a réussi à masquer le problème de l'insuffisance des dépenses de consommation pendant plusieurs années en promouvant une gigantesque bulle immobilière. En fait, le secteur immobilier chinois est devenu follement important par rapport aux normes internationales. Mais les bulles finissent par éclater.

Pour les observateurs extérieurs, ce que la Chine doit faire semble simple : mettre fin à la répression financière, permettre aux ménages de bénéficier d’une plus grande part des revenus de l’économie, et renforcer le filet de sécurité sociale afin que les consommateurs ne ressentent pas le besoin d’accumuler des liquidités. Et ce faisant, elle peut réduire ses dépenses d’investissement insoutenables.

Mais il existe des acteurs puissants, en particulier les entreprises publiques, qui profitent de la répression financière. Et lorsqu’il s’agit de renforcer le filet de sécurité, le leader de ce régime soi-disant communiste fait un peu penser au gouverneur du Mississippi, dénonçant un "welfarisme" qui crée des "gens paresseux".

Alors, à quel point devrions-nous nous inquiéter à propos de la Chine ? D’une certaine manière, l’économie chinoise actuelle rappelle celle du Japon après l’éclatement de sa bulle dans les années 1980. Cependant, le Japon a fini par bien gérer son rétrogradage. Il a évité un chômage de masse, il n’a jamais perdu sa cohésion sociale et politique et le PIB réel par adulte en âge de travailler a augmenté de 50 % au cours des trois décennies suivantes, soit un chiffre proche de la croissance des États-Unis.

Ce qui me préoccupe le plus, c’est que la Chine ne réagisse pas aussi bien que le Japon. Dans quelle mesure la Chine fera-t-elle preuve de cohésion face aux difficultés économiques ? Tentera-t-elle de soutenir son économie grâce à une poussée des exportations qui se heurtera de plein fouet aux efforts occidentaux visant à promouvoir les technologies vertes ? Le plus effrayant encore, est-ce qu’elle tentera de détourner l’attention des difficultés intérieures en s’engageant dans l’aventurisme militaire ? Ne nous réjouissons donc pas de la débâcle économique de la Chine, qui pourrait devenir le problème de tous. »

Paul Krugman, « China's economy is in serious trouble », 18 janvier 2024. Traduit par Martin Anota



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