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dimanche 21 avril 2024

La relation compliquée de Keynes avec la répartition des revenus

« On m’a demandé à plusieurs reprises, et notamment il y a à peine quelques jours, pourquoi dans Visions of Inequality je ne discutais pas de Keynes. Je ne lui ai consacré aucun chapitre et, quand je l’ai évoqué, ce n'est qu’incidemment et simplement en lien avec la propension marginale à consommer.

Ma réponse est double. D’une part, je pense que Keynes ne s’intéressait pas à la répartition des revenus. Et, plus important encore, à un moment où il aurait pu le faire (voire aurait dû) aborder la question de la répartition des revenus, il a refusé de le faire et a décidé de l’ignorer.

Tout au long de la Théorie générale, il est tacitement supposé que la répartition fonctionnelle des revenus (la part du travail dans la production totale) ne variait pas. Keynes croyait, ou prétendait croire, à ce qu'on appelle la "loi de Bowley", c’est-à-dire à la relative fixité des parts du travail et du capital dans le revenu national, que l’on a observée en Grande-Bretagne au cours des deux premières décennies du vingtième siècle. Le fait que "la loi" ne s’applique qu’à un seul pays et soit valable pendant une courte période ne semble pas avoir gêné Keynes. Cela signifie que Keynes croyait que les inégalités de revenus interpersonnelles étaient également constantes. Si les inégalités tant fonctionnelles qu’interpersonnelles sont constantes, il n’est pas nécessaire de discuter de la répartition des revenus, et Keynes n’en a d'ailleurs pas du tout parlé.

La seconde raison est plus intéressante et, dans une certaine mesure, plus dramatique. Elle illustre ce que je crois être la réticence politique de Keynes à introduire la question de la répartition des revenus dans la Théorie générale.

Il est bien connu que l’insuffisance de la demande effective, le principal sujet du livre, vient du fait que la somme de la consommation et de l’investissement privé n'est pas nécessairement égale à l’offre globale. Comme l’écrit Keynes, la consommation totale n’augmente pas autant que la production globale. Cela signifie que l'écart entre les deux (c’est-à-dire entre, d’une part, l’offre globale, et, d’autre part, la consommation totale) doit être comblé par l’investissement privé. Ce n’est que dans un cas particulier que l’investissement privé désiré sera exactement égal à cet écart. Mais lorsque l’investissement privé ne suffit pas, les dépenses publiques doivent être augmentées pour accroître la demande effective et ainsi équilibrer l’offre et la demande globales (à un niveau d’emploi donné).

Même un examen très succinct de l'équation fondamentale qui est A (offre globale) = C + I + G montre que si C (la consommation agrégée) est fonction de la répartition des revenus, un moyen évident de rééquilibrer l'offre et la demande globales est d'"améliorer" la distribution des revenus, c'est-à-dire de transférer du pouvoir d'achat des riches vers les pauvres. Si 1 euro est transféré d’une personne riche qui n'en aurait normalement consommé que 50 centimes à une personne pauvre qui en consommerait 95 centimes, la consommation agrégée augmentera. On peut ensuite affiner ce transfert jusqu’à ce que l’écart entre l’offre globale et la demande effective/globale soit comblé. Il n’est pas nécessaire d’introduire les dépenses publiques, G.

La question est alors de savoir pourquoi Keynes n’a pas emprunté une telle voie si évidente pour sortir d’une situation de demande insuffisante. Il avait devant lui deux possibilités : l’une était d’augmenter les dépenses publiques et la seconde était de redistribuer les revenus vers les pauvres. Cette dernière solution est plus simple et s’inscrit entièrement dans la logique du modèle lui-même, notamment dans la logique du nouveau concept de "propension à consommer" introduit par Keynes. Mais si l’on suppose que la répartition des revenus est inchangée ou inchangeable ou si l’on ne veut pas toucher à la répartition des revenus pour des raisons politiques, alors la seule issue est celle choisie par Keynes : l’augmentation des dépenses publiques.

Il est remarquable que dans l’ensemble de la Théorie générale, la répartition des revenus ne joue absolument aucun rôle. (...)

Le fait que Keynes était conscient que la répartition des revenus peut affecter la propension à consommer est visible, très brièvement et discrètement, dans quelques références du chapitre 22 (intitulé "Note sur le cycle économique" ; plus important encore, le chapitre n’est pas dans la partie principale du livre, mais dans les "Notes succinctes suggérées par la théorie générale", réflexions assez diverses stimulées par la rédaction du texte principal), où Keynes écrit : "Je dois facilement admettre que la voie la plus sage est d'avancer sur les deux fronts" (c’est-à-dire augmenter les investissements et la consommation) "simultanément. Tout en visant un taux d'investissement socialement contrôlé en vue d'un déclin progressif de l'efficacité marginale du capital, je devrais en même temps soutenir toutes sortes de politiques visant à accroître la propension à consommer. En effet, il est peu probable que le plein emploi puisse être maintenu, quoi que nous fassions en matière d’investissement, avec la propension à consommer existante. Il est donc possible que les deux politiques opèrent ensemble : promouvoir l’investissement et, en même temps, promouvoir la consommation". Puisque cette section s’ouvre par une discussion claire des "écoles de pensée" qui "maintiennent que la tendance chronique des sociétés contemporaines à connaître du sous-emploi est imputable à la sous-consommation ; (…) c’est-à-dire (…) à une répartition des richesses qui se traduit par une propension à consommation qui est indûment faible", il est clair que l’augmentation de la consommation à laquelle Keynes pense ici vient d’un changement de la répartition des richesses ou des revenus. Cependant, là aussi, il croit qu’il est plus rapide et préférable de chercher à augmenter l’investissement et, si nécessaire, les dépenses publiques (puisque l’investissement entraîne une augmentation des capacités de production) que de modifier la répartition pour stimuler la consommation. Dans la Théorie générale, c’est ici où Keynes est allé le plus loin dans la reconnaissance du rôle de la répartition des revenus.

L’omission quasi universelle de la répartition des revenus a été rapidement notée. Dans un article de 1937 dans The Review of Economics and Statistics, Hans Staehle montre comment la répartition des salaires en Allemagne a changé au cours de la période allant de 1928 à 1934 et comment ce changement a affecté la consommation. Il fait part de son incrédulité quant au fait que Keynes ait pu négliger une force manifestement aussi puissante qui affecte la propension globale à consommer et, par conséquent, la demande effective. (...)

La décision de ne pas utiliser "l’amélioration" de la répartition des revenus pour résoudre le manque de demande globale a pu être motivée, je pense, par des raisons politiques. En comparant l’acceptabilité politique ou les risques politiques des deux solutions, Keynes a probablement décidé qu’un G plus grand était plus acceptable politiquement et idéologiquement. Bien sûr, aucune des deux approches n’était politiquement facile. La majorité dans la profession des économistes et dans les milieux d’affaires de l'époque (par exemple la Chambre de commerce des Etats-Unis à la fin des années 1930) était opposée à l'augmentation des dépenses publiques. Elle impliquait une hausse des impôts ou l’impression de monnaie fiduciaire et sûrement une plus grande implication du gouvernement dans l’économie. Mais Keynes a pu penser que plaider en faveur de la redistribution aurait pu être politiquement encore moins populaire parmi les classes dirigeantes et que ses théories auraient été encore moins acceptées dans le milieu universitaire, en le rapprochant de trop de Hobson, de Sismondi et des "écoles de pensée" similaires pour rassurer.

Je pense qu’il ne fait aucun doute que Keynes, selon l’interprétation la plus favorable, ne s’intéressait pas à la répartition des revenus parce qu’il pensait que, du moins analytiquement, elle pouvait être considérée comme fixe dans ses aspects fonctionnels et interpersonnels. Une interprétation moins charitable de ce qu'il a fait est de dire qu'il craignait que ses théories ne soient confondues avec celles des "sous-consommationnistes" du "monde souterrain de l'économie" (selon les termes de Keynes), qui avaient tendance à plaider en faveur d’un changement de la répartition des revenus comme solution au manque de demande effective. Keynes ne voulait pas "être" comme eux et il a donc tout du long ignoré la répartition des revenus.

Post-scriptum. Dans le tout premier chapitre des Conséquences économiques de la paix, Keynes mentionne la répartition des revenus, mais d'une manière inhabituelle, pour affirmer que les fortes inégalités observées la veille de la Première Guerre mondiale n'étaient pas socialement déstabilisatrices tant que les riches ne se livraient pas à une consommation ostentatoire, mais utilisaient leur argent en excédent pour financer des investissements qui, bien sûr, créaient des emplois. "Les classes capitalistes pouvaient s’approprier la meilleure part du gâteau et étaient théoriquement libres de la consommer, sous réserve tacite qu’elles en consommaient très peu en pratique". Ce n’étaient que de simples vaisseaux par lesquels circulait l’excédent de pouvoir d’achat pour se transformer en investissements. Cela faisait partie, selon Keynes, du pacte social qui existait avant la guerre et qui garantissait la paix sociale : "Je cherche seulement à souligner que le principe d’accumulation basé sur les inégalités était un élément vital de l’ordre de la société d’avant-guerre et du progrès tel qu’on l’entendait alors". Il n’était pas sûr que cela ait perduré après la guerre. »

Branko Milanovic, « Why not Keynes? Keynes’ uneasy relationship with income distribution », 21 avril 2024. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Keynes était-il socialiste ? »

mercredi 17 avril 2024

Les gouvernements peuvent-ils financer leurs déficits en créant de la monnaie ?

« Les adeptes de la MMT disent souvent que financer les dépenses publiques (moins les impôts) en émettant de la dette publique est un choix politique, car on pourrait plutôt créer des réserves (monnaie électronique) auprès des banques commerciales. Bien entendu, seuls les gouvernements qui disposent de leur propre monnaie peuvent le faire, cette option n’est donc pas disponible pour les gouvernements de la zone euro par exemple. Si les gouvernements pouvaient financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves, voudraient-ils le faire ?

La réponse que l’on pourrait trouver dans les manuels est que le financement monétaire est inflationniste. C'est pourquoi la plupart des gouvernements délèguent la création de réserves à des banques centrales indépendantes. Cela ne tient pas à un monétarisme crû : dans le courant orthodoxe en macroéconomie, l’idée selon laquelle il existe un lien de causalité prévisible allant de la création monétaire à l’inflation est morte il y a plusieurs décennies, et aujourd’hui seule une poignée de personnes y croient. Au lieu de cela, on trouve dans les manuels l’idée selon laquelle une création de monnaie par les gouvernements nuirait à la capacité des banques centrales à contrôler les taux d’intérêt à court terme. Le financement monétaire pousserait les taux d’intérêt à zéro, ce qui serait inflationniste.

Cependant, les manuels sont presque toujours obsolètes et cette explication du caractère inflationniste du financement monétaire est devenue largement hors de propos lorsque les banques centrales ont commencé à payer des intérêts sur les réserves. Les réserves sont comme de la monnaie électronique détenue par les banques commerciales et leur quantité est contrôlée par les banques centrales. Aujourd’hui, les banques centrales contrôlent les taux d’intérêt à court terme en payant ces taux d’intérêt sur les réserves. En conséquence, il est possible de créer d’importantes quantités de monnaie/réserves sans que cela n’entraîne une hausse de l’inflation.

Nous le savons avec l’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE), par lequel les banques centrales ont créé d’importantes réserves afin d’acheter de la dette publique. Lorsqu’elles ont fait cela après la crise financière mondiale, nous n’avons pas eu d’hyperinflation ! L’idée selon laquelle l’inflation récente est le résultat du nouvel assouplissement quantitatif mis en place pendant la pandémie est tout simplement ridicule. Ce que l’expérience récente nous montre c’est qu’il est parfaitement possible pour les banques centrales de contrôler l’inflation même lorsqu’il y a beaucoup d’argent/de réserves dans le système.

Alors, si les banques centrales peuvent créer de grandes quantités de monnaie tout en contrôlant l’inflation, pourquoi les gouvernements ne peuvent-ils pas financer leurs déficits en créant de la monnaie ? Si des intérêts sont payés sur cette monnaie/ces réserves et si les banques centrales ont un contrôle total sur la fixation de ce taux d’intérêt, il n’y a aucune raison de croire que le financement monétaire des déficits serait plus inflationniste que le financement des déficits par émission d’obligations. C’est ce que la MMT veut dire lorsqu’elle affirme que le financement obligataire est un choix politique.

Nous pourrions aller plus loin et dire que l’assouplissement quantitatif a été l’équivalent d’un financement monétaire des déficits courants et passés. Que cela soit survenu parce que les banques centrales voulaient faire pression à la baisse sur les taux d’intérêt de long terme et non parce que les gouvernements ont choisi la finance monétaire n’est qu’une question de motifs. En pratique, nous avons fini à peu près au même endroit que si les gouvernements avaient financé leurs déficits à partir d’une certaine date passée en créant des réserves.

Bien sûr, rien de cela n’aurait eu d’importance si les gouvernements n’avaient pas eu de raisons d’être intéressés par le financement monétaire des déficits. La raison évidente expliquant pourquoi ils pourraient y trouver un intérêt est que le financement monétaire était moins cher que l’émission de dette sur le marché obligataire. La création de monnaie/réserves entraîne un coût égal au niveau auquel la banque centrale fixe le taux d’intérêt de court terme. L’émission de dette peut entraîner un coût similaire si cette dette était à très court terme. Cependant, les gouvernements ont l’option (qu’ils prennent généralement) d’émettre des obligations de plus long terme. Cela peut ou non être immédiatement moins cher que de créer de la monnaie/des réserves, selon que les taux d’intérêt de long terme sont supérieurs ou inférieurs aux taux d’intérêt de court terme. Après la crise financière mondiale, les taux de court terme étaient inférieurs aux taux de long terme, donc le financement monétaire aurait été moins cher et l’assouplissement quantitatif était rentable. Actuellement, les taux d’intérêt de long terme sont inférieurs aux taux de court terme, donc le financement obligataire serait moins cher en cet instant. Cependant, à long terme, si l’option d’emprunter à long terme est moins cher pour les gouvernements reste une question ouverte. Ellison et Scott estiment que le Royaume-Uni, qui tend à emprunter à long terme, aurait mieux fait d’emprunter à court terme.

La situation serait claire si les banques centrales payaient seulement des intérêts sur les réserves à la marge, plutôt que de payer des intérêts sur toutes les réserves. Cela permettrait aux banques centrales de continuer de contrôler les taux d’intérêt de court terme, mais aussi de verser substantiellement moins d’intérêts sur le stock total de réserves. J’ai déjà discuté de cette possibilité en détails ici, dans le contexte de la réduction des pertes provoquées par l’assouplissement quantitatif. Une raison supplémentaire de payer des intérêts seulement à certaines réserves est qu’il n’y a pas de raison évidente à ce que les banques commerciales reçoivent de larges sommes de monnaie pour leurs réserves lorsque les taux d’intérêt sont élevés et quasiment rien lorsque les taux sont faibles.

Si les intérêts étaient seulement versés sur des réserves marginales, alors il deviendrait clairement attractif du point de vue des finances publiques de financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves plutôt qu’en émettant de la dette. Alors pourquoi les gouvernements n’explorent-ils pas cette possibilité ? Je pourrais également demander pourquoi les économistes orthodoxes ne parlent pas plus de cette possibilité. Peut-être que je manque quelque chose d’évident ici. Si c’est le cas, faites-le moi savoir !

Un possible argument qui, selon moi, ne tient pas est qu’un financement moins coûteux des déficits encouragerait les gouvernements à être dépensiers. La principale dissuasion à la prodigalité budgétaire quand il y a une banque centrale indépendante, ce sont les taux d’intérêt élevés, pas des paiements d’intérêts sur la dette élevés.

J’aimerais finir en faisant deux points additionnels. Le premier porte sur les marchés financiers et le défaut de paiement. Le financement monétaire peut apparaître attractif à ceux qui croient que la finance par endettement contraint les décisions budgétaires du gouvernement. L’idée est que les marchés obligataires pourraient soudainement arrêter de prêter aux gouvernements et cela empêche les politiciens de faire des choix de politique budgétaire optimaux. Si les politiciens pensent ainsi ils se trompent, parce qu’il est improbable (comme je l’ai expliqué ailleurs) que le marché obligataire arrête de prêter au gouvernement et, si cela survenait, la banque centrale agirait en tant qu’acheteur en dernier ressort de la dette publique. C’est ce qui s’est passé pendant la pandémie et après le fameux événement budgétaire de Truss.

Parce que les gouvernements peuvent créer de la monnaie, ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée d’être forcés à faire défaut en conséquence de turbulences sur les marchés obligataires. En outre, le fait que les gouvernements aient un arbre de monnaie magique signifie que les obligataires peuvent toujours obtenir des intérêts et retrouver leur monnaie. Le seul défaut formel que doivent craindre les marchés obligataires est celui que les gouvernements choisissent, parce que le coût politique qu’il y a à assurer le service de la dette publique devient trop élevé. Nous sommes loin de tels niveaux aujourd’hui (...).

Mon second point concerne les actifs sûrs. Parce que les gouvernements des pays développés qui s’endettent dans leur propre monnaie choisissent rarement de faire défaut, la dette qu’ils émettent est bien plus sûre que toute dette que crée le secteur privé. Une telle dette est précieuse pour le secteur financier. Elle apporte aux fonds de pension une plus grande certitude qu’ils pourront verser des pensions à l’avenir, par exemple. Il y a une très bonne raison expliquant pourquoi les gouvernements doivent continuer d’émettre de la dette. Est-ce que cela signifie que les gouvernements doivent toujours financer leurs déficits en utilisant la dette ? Non, parce que les gouvernements peuvent émettre de la dette pour acheter des actifs (via un fonds souverain par exemple) plutôt que financer des déficits. »

Simon Wren-Lewis, « Could governments finance deficits by creating money? », in Mainly Macro (blog), 16 avril 2024. Traduit par Martin Anota

lundi 1 avril 2024

Les pays pauvres doivent-ils rester pauvres ?

« La Révolution industrielle dans le nord-ouest de l’Europe, étudiée dans d’innombrables articles et livres, s’est produite en grande partie de manière "endogène", en s’appuyant sur la Révolution commerciale du Moyen Âge, en tirant directement un usage économique de la science et en créant de nouvelles technologies. La Révolution industrielle dans une partie du monde a néanmoins été accompagnée, ou peut-être même été accélérée, par les quatre "mauvais" développements connus dans le reste du monde.

Le premier "mauvais" développement a été la colonisation de nombreuses régions non européennes du monde. Les nations européennes ont imposé un contrôle politique sur la majeure partie de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie et l’ont utilisé pour exploiter les ressources naturelles et le travail domestique bon marché (ou forcé). Il s’agit de ce que l’on appelle les "transferts sans contrepartie", dont l’ampleur est largement débattue, même s’il ne fait aucun doute qu’elle était substantielle. Selon Angus Maddison, de l'Inde vers le Royaume-Uni et de Java vers les Pays-Bas, cela représente entre 1 et 10 % du PIB annuel des colonies. Utsa Patnaik pense que ces transferts ont été bien plus importants et qu'ils ont contribué de manière significative au décollage britannique en finançant jusqu'à un tiers des fonds utilisés pour l'investissement.

Le deuxième "mauvais" développement a été l’esclavage transatlantique qui augmentait les profits de ceux qui contrôlaient le commerce (essentiellement des marchands en Europe et aux États-Unis) et de ceux qui utilisaient les esclaves transportés dans les plantations de la Barbade, d’Haïti, du sud des États-Unis, du Brésil, etc. Il s’agissait clairement d’un autre énorme transfert de valeur "sans contrepartie".

Le troisième "mauvais" développement, comme l’ont soutenu entre autres Paul Bairoch et Angus Maddison, a été le fait que les pays du Nord aient découragé les avancées technologiques dans le reste du monde en imposant des règles qui les favorisaient (interdictions de production de biens transformés, Actes de navigation, pouvoir de monopsone, contrôle du commerce intérieur et finances nationales, etc.). C’est ce que désignait Paul Bairoch en forgeant le terme de "contrat colonial". Des pays aussi divers que l’Inde, la Chine, l’Égypte et Madagascar entrent dans cette catégorie. "La désindustrialisation et le fait que les bénéfices des exportations ont probablement été accaparés par des intermédiaires étrangers ont provoqué une baisse catastrophique du niveau de vie des masses indiennes." (Paul Bairoch, De Jericho à Mexico, p. 514)

Ces "maux" ont été et continuent d'être débattus et, même si l’on doit encourager les efforts visant à les éclairer, ils n'ont pas de conséquences politiques ou financières directes sur le monde d'aujourd'hui. Les idées, avancées de temps à autre, d’une compensation monétaire pour de tels maux sont farfelues et irréalisables. Il n’est pas non plus possible d’identifier clairement les "coupables" et les "victimes".

Ce n’est cependant pas le cas du quatrième "mauvais" développement, en l’occurrence l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, et donc le changement climatique, qui est en grande partie le produit du développement industriel. Le quatrième "mauvais" développement est le problème d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une simple injustice passée qui peut être étudiée et débattue, mais contre laquelle rien d’autre ne pourrait être fait. La raison en est que la nouvelle production industrielle continue d’aggraver le problème du changement climatique. Dans la mesure où les anciens pays du tiers monde sont aujourd’hui en train de rattraper le "vieux" monde riche, ce sont les pays d’Asie qui s’industrialisent rapidement, ainsi que ceux qui ont récemment découvert d’importants gisements de pétrole (comme le Guyana), qui pourraient accroître considérablement le stock de CO2. Certainement bien plus que ce qu’ils ont fait dans le passé. La Chine, par exemple, est aujourd’hui le plus gros émetteur de CO2. (Il n’est pas du tout évident que les pays devraient être les principales "parties" à ce problème, car ce sont les riches qui sont les plus importantes émetteurs. C’est une question que j’ai abordée ici et que je laisse de côté pour l’instant.)

Si les nouveaux pays en développement étaient tenus responsables de leur part des émissions annuelles (c’est-à-dire de leur part dans le "flux" annuels d’émissions) comme si la responsabilité du "stock" d’émissions précédentes n’avait pas d’importance, cela freinerait la croissance des nouveaux pays industrialisés et leur imposerait des coûts injustes. Les émissions existantes constituent un problème de "stock". C’est parce que, par le passé, le monde (c’est-à-dire les pays actuellement riches) a émis tellement d’émissions que nous sommes aujourd’hui confrontés au problème. En d’autres termes, le changement climatique ne peut pas être traité uniquement comme un problème de "flux", et même pas essentiellement.

Cela est particulièrement vrai pour les pays qui sont aujourd’hui pauvres et qui n’ont pas contribué aux émissions par le passé. Les pointer du doigt signifie ralentir leur croissance et compromettre la réduction de la pauvreté dans le monde. Un pays pauvre qui émet une quantité de CO2 cette année ne peut pas être traité comme un pays riche qui émet la même quantité de CO2 cette année. Le pays riche a une plus grande responsabilité en raison de ses émissions passées. (Je ne sais pas si le stock net accumulé de ses émissions est directement proportionnel à son PIB actuel, mais le fait qu'il soit positivement corrélé est reconnu par tous.) Ainsi, selon toute notion de justice, le pays riche devrait soit s'engager à des émissions annuelles absolues bien inférieures à celles d'un pays pauvre (ce qui en soi réduirait le revenu du pays riche), soit compenser un pays pauvre pour tous les revenus qu'il aurait gagnés grâce à la production pétrolière ou à la production industrielle auxquelles il renonce afin de réduire ses émissions de carbone.

Les pays riches devraient soit émettre (par tête) beaucoup moins que les pays pauvres ou en développement (idéalement, proportionnellement à leur responsabilité dans le "stock" d’émissions), soit compenser les pays pauvres pour toute perte de revenus qui résulterait d’une réduction volontaire de leur production.

Cela signifie que les pays riches doivent soit réduire leurs niveaux de revenu, soit transférer d’importantes ressources aux pays en développement. Ni l’un ni l’autre n’est politiquement réalisable. Le premier scénario impliquerait une réduction du PIB par habitant d’un tiers ou plus. Aucun parti politique occidental ne peut gagner des voix en suggérant des baisses de revenu plusieurs fois supérieures à celles enregistrées lors de la récession de 2007-2008. Le deuxième scénario est également peu probable puisqu’il impliquerait des transferts de milliards, voire de milliers de milliards, de dollars.

Dans la mesure où les pays riches ne peuvent faire ni l’une ni l’autre de ces deux choses et où ils souhaitent garder une certaine hauteur morale en parlant du problème, nous avons droit à des spectacles comme la récente interview sur la BBC où le président du Guyana s’est fait sermonné sur la possibilité que le Guyana émette des millions de tonnes de CO2 dans l'atmosphère si ses nouveaux gisements pétroliers étaient exploités. Avant la récente découverte de pétrole, le PIB par habitant du Guyana était d'environ 6.000 dollars, soit environ 12 000 dollars PPA ; le premier chiffre représente un huitième de celui du PIB par tête du Royaume-Uni, le second un quatrième de ce dernier. L'espérance de vie en Guyane est inférieure de 10 ans à celle du Royaume-Uni et le nombre moyen d'années de scolarité est de 8,5 ans contre 12,9 ans au Royaume-Uni.

La conclusion est donc la suivante : si les pays riches ne sont pas disposés à faire quoi que ce soit de significatif pour lutter contre le changement climatique et assumer leur responsabilité pour celui-ci, ils ne devraient pas faire preuve de démagogie morale pour empêcher les autres pays de se développer. Dans le cas contraire, l'apparente préoccupation pour le "monde" n'est qu'un moyen de détourner la conversation et de maintenir de nombreuses personnes dans une pauvreté abjecte. Il est logiquement impossible (a) de garder une position morale élevée, (b) de ne rien faire en réponse aux responsabilités passées et (c) de se déclarer favorable à la réduction de la pauvreté mondiale. »

Branko Milanovic, « Should poor countries remain poor? », in globalinequality (blog), 31 mars 2024. Traduit par Martin Anota

vendredi 29 mars 2024

Les démocrates sont meilleurs pour l'économie américaine que les républicains

« Nous avons beaucoup entendu parler du fait que les performances de l’économie américaine sous la présidence de Joe Biden ont été bien meilleures que ne le pensent les électeurs. Mais l’épisode actuel n’est qu’un exemple d’une plus grande énigme : depuis la Seconde Guerre mondiale, les performances de l’économie américaine ont été constamment meilleures sous les présidences démocrates que sous les présidences républicaines. Ce fait est encore moins connu, y compris parmi les électeurs démocrates, que la vérité à propos du mandat de Biden. En effet, certains sondages suggèrent que davantage d’Américains pensent le contraire, à savoir que les présidents républicains savent mieux gérer l’économie que les démocrates.

Dans un sens, il n’est pas vraiment surprenant que si peu de gens sachent que les performances économiques ont toujours été meilleures sous un parti que sous l’autre. La proposition semble improbable à première vue, comme le genre d’affirmation ouvertement partisane qui ne vaut même pas la peine d’être vérifiée. L’énigme est le fait lui-même : il est complètement exact.

Les statistiques pertinentes ont déjà été compilées, mais mettons-les à jour.

Croyez-le ou non

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les créations d'emplois ont été en moyenne de 1,7 % par an lorsque les démocrates étaient au pouvoir, contre 1,0 % sous présidence républicaine. Le PIB américain a connu un taux de croissance moyen de 4,23 % par an sous les présidences démocrates, contre 2,36 % sous les présidences républicaines, soit une différence remarquable de 1,87 points de pourcentage. Il s’agit de données d’après-guerre, couvrant 19 mandats présidentiels, de Truman à Biden. Si l’on remonte plus loin, jusqu’à la Grande Dépression, pour inclure Herbert Hoover et Franklin Roosevelt, la différence entre les taux de croissance est encore plus grande.

Les résultats sont similaires, qu’importe si on attribue ou non la responsabilité du premier trimestre du mandat d’un président à ce dernier ou à son prédécesseur. De même, les mandats présidentiels démocrates ont a été en moyenne en récession pendant 1 trimestre sur 16 trimestres, alors que les mandats républicains ont été en récession pendant 5 trimestres sur 16, soit une différence étonnamment grande.

Il y a des raisons d'être sceptique

Même ceux d’entre nous qui croient que les démocrates ont peut-être mené de meilleures politiques que les républicains, dans l’ensemble, ont du mal à expliquer l’important écart de performances que l’on observe. Après tout, de nombreux autres facteurs puissants et imprévisibles influencent l’économie, éclipsant souvent l’effet des leviers que le président peut contrôler.

En outre, de nombreuses politiques, bonnes ou mauvaises, ne produisent leurs principaux effets que sur une période plus longue qu’un cycle présidentiel. Par exemple, Jimmy Carter mérite de recevoir le crédit pour avoir nommé Paul Volcker à la présidence de la Fed en 1979 avec pour mandat de vaincre l’inflation à tout prix. La désinflation qui a suivi a été couronnée de succès, contribuant à préparer le terrain pour la Grande Modération des vingt années suivantes. Mais son impact immédiat en 1980 fut une récession. La plupart des économistes considèrent que la contraction monétaire de Volcker en valait le prix. Mais la récession a contribué à l'échec de Carter à être réélu en novembre de la même année. Ironiquement, c’est la seule et unique récession des soixante-dix dernières années à avoir eu lieu avec un démocrate à la Maison Blanche.

Est-ce juste le fruit du hasard ?

Alors, ces différences de performances sont-elles simplement le résultat du hasard ? On pourrait le penser. Mais l’application d’une méthodologie statistique universellement acceptée dit le contraire.

Les cinq dernières récessions ont toutes commencé alors qu’un républicain était à la Maison Blanche (Reagan, H.W. Bush, W. Bush, deux fois, et Trump). Les lecteurs peuvent consulter la chronologie par eux-mêmes. Les chances d'obtenir ce résultat par hasard, si la véritable probabilité qu'une récession démarre était la même pour un mandat démocrate que pour un mandat républicain, seraient (1/2)(1/2)(1/2)(1/ 2)(1/2), soit 1 sur 32 = 3,1 %. C’est très improbable. C’est la même probabilité que celle d’obtenir "face" sur cinq tirages au sort consécutifs sur cinq. Un tel rejet de l’égalité est considéré comme "statistiquement significatif au niveau de confiance de 95 %".

Et si l’on remontait plus loin ? Il est remarquable que 9 des 10 dernières récessions aient commencé alors qu’un républicain était président. Les chances que ce résultat se produise par hasard sont encore plus faibles : une sur 100. (Plus exactement 10 sur 210 = 0,0098.)

Blinder et Watson (2016) ont souligné un autre fait remarquable. Ils ont observé les huit fois depuis la Seconde Guerre mondiale où un président sortant d'un parti avait cédé la Maison Blanche à un dirigeant de l'autre parti. Nous avons eu deux présidents supplémentaires depuis. Mettons à jour leurs constats, en ajoutant les mandats de Trump et Biden (jusqu'à présent). Durant cinq des dix dernières transitions, un démocrate a été remplacé par un républicain ; à chaque fois, le taux de croissance a diminué d'un mandat à l'autre. Dans cinq des transitions, un républicain a été remplacé par un démocrate ; à chaque fois, le taux de croissance a augmenté. Aucune exception. Dix sur dix. Quelles sont les chances que cela se produise par hasard ? La probabilité est la même que la probabilité d’obtenir face sur 10 lancers de pièces consécutifs : ½ fois multiplié 10 fois, soit 1 sur 1.024. En d’autres termes, la différence est statistiquement significative au niveau de 99,9 %.

On peut donc rejeter en toute sécurité l’affirmation selon laquelle les performances économiques seraient meilleures avec les présidents républicains. Mais qu’est-ce qui explique le bilan étonnamment meilleur que l’on enregistre pour les présidences démocrates ? Cela reste une énigme. »

Jeffrey Frankel, « The historical puzzle of US economic performance under Democrats vs. Republicans », in Econbrowser (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



« La croissance américaine est la plus forte sous présidence démocrate »

« Peut-on féliciter Trump pour la bonne santé de l’économie américaine ? »

« Quelle est la contribution d’un chef d’Etat à la croissance économique ? »

mercredi 13 mars 2024

Une ruée bancaire classique : la faillite de la Silicon Valley Bank

« Au milieu de la journée du vendredi 10 mars 2023, les régulateurs bancaires ont rapidement fermé la Silicon Valley Bank (SVB), évitant probablement par là une panique plus large. En comparaison avec les crises financières passées, celle-ci n’a pas été particulièrement significative sur le plan économique, mais elle constitue un exemple important et illustratif de l’économie bancaire.

Dans un article paru dans le Journal of Economic Perspectives, Andrew Metrick explique les causes derrière la faillite de la SVB et de la manière par laquelle le gouvernement a réagi à celle-ci. Selon lui, la compréhension de l'effondrement de la SVB est une première étape pour donner un sens à des crises financières plus compliquées telles que la crise financière mondiale.

Metrick s'est récemment entretenu avec Tyler Smith sur les raisons de la faillite de la Silicon Valley Bank et sur ce que les décideurs politiques peuvent faire pour prévenir les crises financières. (…)

Tyler Smith : Quel genre de banque était la SVB ? Etait-ce une banque qui faisait quelque chose de vraiment hors du commun ?

Andrew Metrick : Il ne s'agissait pas de choses qui sortaient de l'ordinaire, mais c'était certainement très loin sur la courbe des risques. La majeure partie de leur argent leur a été donnée par les déposants, qui sont en fait des prêts accordés par les déposants à la banque que les déposants peuvent reprendre à tout moment. Et avec cet argent, ils ont accordé des prêts aux entreprises. Ils ont également acheté des obligations et autres titres d’État (…) en attendant de faire un bon prêt. C’est une chose assez courante pour les banques. Ce qui rendait la Silicon Valley Bank quelque peu singulière, c'était justement le fait qu'une grande partie des dépôts était constituée de larges dépôts, en l’occurrence plus gros que ce que la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) est prête à assurer. Il y a une limite de 250.000 dollars par dépôt. Ils avaient beaucoup de dépôts qui représentaient plus que cela.

Smith : Selon vous, quelles sont les principales raisons de la faillite de SVB d'un point de vue économique ?

Metrick : Lorsque vous êtes une banque, le principal service que vous fournissez est la commodité. Les gens vous passent de l’argent et le laissent dans votre banque comme dépôt. En général, les banques versent des intérêts sur ces dépôts qui sont très bas par rapport à ce que le gouvernement paie sur sa propre dette, qui est la dette la plus sûre au monde. Mais vous bénéficiez d’un taux d’intérêt encore plus bas lorsque vous prêtez quelque chose à une banque via un dépôt. Pourquoi ? Cela vous apporte de la commodité. Vous pouvez utiliser cette monnaie pour payer vos factures. Vous pouvez l'utiliser pour payer vos impôts. Et c’est le principal service que vend une banque : vous n’avez jamais à vous soucier de la sécurité de votre monnaie. Dès que vous craignez que votre monnaie ne soit pas en sécurité, la chose rationnelle à faire est de la retirer et de la placer dans une autre banque.

Si j'ai de la monnaie dans une banque et que cette monnaie n'est pas assurée parce qu'il y en a beaucoup, alors au premier signe suggérant que cette banque pourrait ne pas survivre je vais retirer ma monnaie et cela va être dangereux pour la banque… Comment une banque peut-elle empêcher cela ? La principale façon par laquelle une banque va essayer de me rassurer est de montrer combien d’argent elle possède. Elle va mettre en avant l’énorme écart entre ses actifs et ses passifs, son capital. Ce qui est arrivé à la Silicon Valley Bank, c’est que ses actifs, les choses qu’elle a achetées avec tous les dépôts que les gens lui ont faits, ont perdu beaucoup de valeur. Leur valeur a tellement chuté que les déposants n’étaient pas sûrs de pouvoir être remboursés. Une fois que c’est arrivé, ils se sont rués aux guichets. La cause immédiate est donc que les placements que la SVB a fait avec l’argent qu’elle a reçu ont perdu beaucoup de valeur. Ce qui est intéressant et clair à ce sujet, c'est que ces placements avaient été réalisés dans des choses très sûres, des titres d'État.

Smith : Pourquoi la valeur de son capital a-t-elle diminué ?

Metrick : La Silicon Valley Bank a environ triplé sa taille entre la veille de la pandémie et fin 2021. C’est une croissance très rapide pour une banque. Et, au début de la pandémie de Covid-19, nous étions inondés de liquidités provenant du gouvernement, en particulier dans la Silicon Valley et dans le secteur technologique. De nombreux clients de la Silicon Valley Bank ont déposé cet argent dans celle-ci. C'est en partie la raison pour laquelle sa croissance a été si rapide. Maintenant, que faites-vous lorsque vous êtes une banque et que, tout d’un coup, votre base de dépôts triple en peu de temps ? Habituellement, ce que vous voulez faire avec l’argent qui rentre, c’est le prêter pour de l’immobilier commercial, du crédit l’hypothécaire, ou autre. Mais bien sûr, pendant la pandémie, il n’y a pas eu beaucoup de ce genre de choses qui se faisaient. Alors, où mettre l’argent ? Ils ont décidé de placer cet argent dans des titres publics à moyen et long terme. Maintenant, vous pouvez vous demander pourquoi ils n’ont pas acheté la forme la plus sûre de la dette publique, c’est-à-dire à très court terme ? De leur point de vue, cela ne semblait pas important. Elle ne rapportait rien. Cela s'est avéré être une erreur. Lorsque les taux d’intérêt ont ensuite augmenté très rapidement en 2022 en raison des inquiétudes concernant l’inflation, la valeur de ces titres publics a diminué, même si vous savez que vous serez remboursé 100 cents par dollar à leur échéance. Il s’agit simplement d’une facette inévitable des mathématiques obligataires et de la manière par laquelle les obligations sont valorisées. Et, à cause de cela, la SVB, qui détenait une grande partie de son portefeuille sous la forme de ces obligations, a vu la valeur de ses actifs chuter. Et, en effet, leur valeur a tellement baissé qu’il n’y avait plus de réserve de capital.

Smith : Que s’est-il passé pendant cette très brève période pour que tout s’effondre ?

Metrick : Pourquoi mars 2023 ? Ils disposaient d’une bonne réserve de capital. Et cette réserve de capital avait été complètement anéantie fin septembre 2022. Le fait que leur réserve de capital avait été anéantie était connu. Mais il a fallu six mois avant que les gens ne se ruent. Pourquoi ne pas vous ruer dès que vous constatez que la valeur des actifs de la banque a chuté ? Du point de vue d’une personne qui croit en la Silicon Valley Bank, il est clair que la valeur des obligations a chuté parce que les taux d'intérêt ont beaucoup augmenté, mais ce que la banque doit en réalité verser à ses déposants n'est pas très élevé. Elle dirait également de regarder à quel point la SVB fait de bonnes choses du côté des bénéfices. Elle ne verse que quelques points de pourcentage sur ses dépôts et elle peut les réinvestir à hauteur de cinq. C'est beaucoup. En outre, les personnes optimistes à propos de la SVB pourraient dire aussi qu’elle entretient des relations très spéciales avec ses clients. Ses clients la suivent depuis longtemps et elle offre des services uniques dans la communauté de la Silicon Valley. Ainsi, comme elle verse à ses déposants bien moins que les taux d’intérêt du marché, elle va réaliser un flux de bénéfices pendant tout ce temps. Même si sur le papier on pourrait penser qu'elle n’est pas solvable, si vous prenez le fait qu'elle a cette activité incroyablement rentable, grâce à tous ces clients qui l’aiment, qui la laissent encore leur verser un montant très bas, elle apparaît très solvable.

Mais ce qui s’est passé alors, c’est que les gens avaient besoin de leur monnaie parce que les choses avaient changé. Les taux d’intérêt étaient élevés, l’ère de l’argent vraiment facile était finie et bon nombre des clients de la SVB qui avaient déposé de la monnaie sur ses comptes la retiraient uniquement pour des causes naturelles. Mais si la SVB voulait rendre la monnaie à ces personnes, elle devait vendre une partie des titres qu’elle détenait à son actif. Et lorsqu’elle vendait ces titres, elle devait reconnaître le fait qu’elle les vendait à un prix inférieur à celui pour lequel elle les avait achetés. Lorsqu’une telle nouvelle se fait connaître, il est normal pour les clients de devenir nerveux. Ils peuvent se demander si les dépôts de la banque sont aussi stables qu’ils le pensaient jusqu’alors. Et c'est tout ce dont vous avez besoin. La chose rationnelle à faire, si vous obtenez un service que vous pourriez obtenir ailleurs, est de prendre le temps et de faire les efforts nécessaires pour déplacer votre monnaie. Et une fois que cela commence, le raisonnement qui permet aux dépôts de rester sûrs devient de plus en plus fragile (…). C’est pourquoi tout signe de faiblesse dans une banque peut très vite devenir auto-réalisateur. Et c’est ce qui s’est justement produit lorsque les gens ont appris que la SVB avait des problèmes et qu’elle devait vendre des titres en mars 2023. (…) »

Andrew Metrick, « A textbook bank run », interviewé par Tyler Smith, American Economic Association, 12 mars 2024.



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