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La campagne de Romney a défendu les inégalités ou les a écartées. Pour ce faire, elle a utilisé une poignée de mythes économiques. Voici quelques-uns des plus importants:

1. L'Amérique est une terre d'opportunités. Alors que des histoires de réussites fulgurantes nourrissent encore notre imagination, le fait est que les chances de réussir dans la vie d'un jeune Américain sont plus dépendantes des revenus et du patrimoine de ses parents que dans aucun des autres pays avancés pour lesquels il existe des données. Il y a même moins de mobilité ascendante (et moins de mobilité descendante depuis le sommet) aux Etats-Unis qu'en Europe, et nous ne parlons pas seulement de la Scandinavie.

2. L’économie du ruissellement (trickle-down economics, alias "la marée montante soulève tous les bateaux") fonctionne. Cette idée suggère qu’enrichir davantage les riches nous rendra tous plus aisés. La récente histoire économique de l’Amérique montre que cette idée est erronée. Les plus hauts revenus ont très bien fait. Mais le revenu médian américain est inférieur à ce qu'il était il y a une décennie et demie. Divers groupes (les hommes et les personnes peu qualifiées) ont obtenu des résultats encore bien pires. Le revenu médian d'un homme travaillant à temps plein, par exemple, est inférieur à ce qu'il était il y a quatre décennies.

3. Les riches sont les véritables "créateurs d'emplois", donc leur donner plus d'argent stimule la création d'emplois. (…) Les riches ne sont pas la source d'innovations transformatrices. Beaucoup, sinon la plupart, des innovations cruciales apparues ces dernières décennies, allant de la médecine à Internet, ont été fondées dans une large mesure sur la recherche-développement financée par l’Etat. Les riches gagnent leur argent là où les rendements sont les plus élevés, et aujourd’hui beaucoup voient ces rendements élevés sur les marchés émergents. (…) Il est difficile de voir comment donner davantage d’argent aux riches (…) conduit à une économie américaine plus robuste.

4. Le coût de la réduction des inégalités est si grand que, si les idéalistes les réduisent effectivement, nous tuerions la poule aux œufs d'or. En fait, le moteur de notre croissance économique est la classe moyenne. Les inégalités affaiblissent la demande globale, parce que ceux qui sont au milieu et en bas de la distribution des revenus dépensent la totalité ou la quasi-totalité de ce qu'ils gagnent, tandis que ceux du haut de la distribution ne le font pas. La concentration de la richesse dans les dernières décennies a entraîné des bulles et de l'instabilité, alors que la Fed a tenté de compenser les effets de la faible demande qui résultait de nos inégalités en réduisant ses taux d’intérêt et en relâchant la régulation. L'ironie est que les réductions d'impôts pour les plus-values et les dividendes qui étaient censées stimuler l'investissement par les présumés créateurs d'emplois ne le firent pas, alors même que les taux d'intérêt étaient historiquement faibles : la création d'emplois du secteur privé sous l’administration Bush a été moribonde. Les grandes institutions économiques telles que le Fonds monétaire international reconnaissent maintenant le lien entre les inégalités et la faiblesse de l'économie. Prétendre le contraire est une idée égoïste qui est promue par les ménages les plus aisés.

5. Les marchés sont autorégulateurs et efficients, et toute interférence de l’Etat avec les marchés est une erreur. La crise de 2008 aurait guéri tout le monde de cette erreur, mais n'importe qui avec un sens de l'histoire se rendrait compte que le capitalisme a été aux prises avec des booms et des crises dès ses origines. La seule période de notre histoire où les marchés financiers n’ont souffert d’aucun excès a été la période qui a suivi la Grande Dépression, au cours de laquelle nous avons mis en place de fortes régulations qui fonctionnèrent efficacement. Il est intéressant de noter que nous avons connu une croissance plus rapide et plus stable dans les décennies après la la Seconde Guerre mondiale que dans la période après 1980, lorsque nous avons commencé à assouplir les règlements. (...)

Comme je l'ai expliqué en détails ailleurs, le coût de ces mythes va bien plus loin que les dommages que subit notre économie, aujourd’hui et à l’avenir. Le tissu de notre société et la démocratie en souffrent.

Joseph Stiglitz, « Some are more unequal than others », 26 octobre 2012.