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« (…) Nous avons finalement atteint le point tournant à partir duquel nous devons radicalement changer notre façon de concevoir et de modéliser l'économie. La crise est une occasion opportune pour explorer sérieusement de nouvelles approches. (…) Les économistes ont tendance à considérer à tort leur travail comme une amélioration constante et implacable de leurs modèles, alors qu’en fait ils chassent une réalité empirique qui évolue aussi rapidement que leurs modélisations. (…) Plutôt que de faire des progrès constants vers l'explication des phénomènes économiques, les économistes professionnels se sont enfermés dans une vision étroite de l'économie. (…)

Chaque étudiant en économie est confronté au modèle de l'individu isolé optimisateur qui fait ses choix en respectant les contraintes imposées par le marché. D'une certaine manière, les axiomes de la rationalité qui s’imposent à cet individu ne sont pas très convaincants, surtout pour les étudiants de première année. Mais on dit à l'étudiant que le but de l'exercice est de montrer qu'il y a un équilibre, qu’il peut y avoir des prix qui équilibreront simultanément tous les marchés. Et, en outre, l'élève apprend qu'un tel équilibre a des propriétés de bien-être désirables. (…) Depuis les années 1970, il a été reconnu qu’il existe un système de prix d’équilibre, mais que nous ne pouvons pas montrer que l'économie atteint effectivement cet équilibre, ni qu'il soit unique.

L'élève passe ensuite à la macroéconomie et on lui dit que l'économie agrégée ou le marché se comporte exactement comme l’individu moyen qu’il vient d'étudier. On ne lui dit pas que ces modèles généraux reflètent en fait mal la réalité. Pour le macroéconomiste, c'est une aubaine car il peut maintenant analyser les allocations agrégées dans une économie comme si elles étaient le résultat de choix rationnels réalisés par un seul individu. L'étudiant peut trouver cela encore plus difficile à avaler, puisqu’il est tout à fait conscient que les préférences, les décisions et les prévisions de chaque individu sont influencées par celles des autres agents économiques. Les étudiants prennent beaucoup de temps à accepter l'idée que les choix de l'économie puissent être assimilés à ceux d'un seul individu.

Les macroéconomistes font face à un choix difficile : soit abandonner l’idée que nous pouvons poursuivre notre analyse macroéconomique tout en faisant l’hypothèse d’individus isolés et en ignorant leur interaction ; soit éviter tous les problèmes fondamentaux en supposant que l’économie est toujours à l’équilibre, en oubliant comment il a émergé.

Les macroéconomistes s’inquiètent par conséquent à propos de quelque chose qui semble paradoxal pour le profane. Comment l’économie peut-elle connaître des fluctuations ou des cycles si elle reste à l’équilibre ? L’idée macroéconomique de base est que l’économie est dans un état régulier et qu’elle est frappée de temps en temps par des chocs exogènes. Pourtant, ceci est entièrement en désaccord avec l’idée que les économistes font face à un système qui s’auto-organise et connaît régulièrement de profonds et soudains changements.

Il y a deux raisons pour lesquelles cette dernière explication est meilleure que la première. Premièrement, il est très difficile de trouver des événements significatifs qui pourraient expliquer les principaux points d'inflexion dans l'évolution de l'économie. Deuxièmement, l'idée que l'économie navigue sur un sentier d'équilibre tout en étant régulièrement secouée par des tempêtes imprévues ne réussit tout simplement pas ce que Robert Solow a appelé le "test de l'odorat". (…)

Cela signifie-t-il que nous devons cesser d'enseigner la théorie économique "standard" à nos élèves ? Sûrement pas. Si nous le faisions, ces étudiants ne seraient pas en mesure de suivre les débats économiques actuels. (…) Mais nous devons à nos élèves de souligner les difficultés entourant la structure et les hypothèses de notre théorie. Même si nous sommes encore loin d'un changement de paradigme, à plus long terme le paradigme changera inévitablement. Nous ferions bien de garder en tête que la pensée économique actuelle sera un jour enseignée comme histoire de la pensée économique. »

Alan Kirman, « What’s the use of economics? », in VoxEU.org, 29 octobre 2012.