« Presque toutes les études théoriques et empiriques sur la mobilité intergénérationnelle se sont focalisées sur la corrélation entre les statuts socioéconomiques de deux générations successives (la génération actuelle et celle de ses parents) et ont partagé l’idée commune selon laquelle les avantages et désavantages économiques des ancêtres disparaissent au bout de quelques générations.

Dans notre étude, nous mettons à l’épreuve cette idée et observons empiriquement la persistance du statut socioéconomique entre des générations séparées de six siècles. Le résultat est plus surprenant : les événements politiques, démographiques et économiques qui sont survenus dans la ville au cours des siècles sont incapables de desserrer le nœud gordien de l’héritage socioéconomique.

Lier les gens appartenant à des générations qui sont distantes l’une de l’autre est difficile en raison du manque de données. Dans notre étude, nous utilisons un ensemble de données unique relatives aux caractéristiques socioéconomiques, au niveau individuel, de personnes vivant dans la ville de Florence en 1427. Ces individus (les ancêtres) ont été associés, en utilisant leurs noms de famille, à leurs pseudo-descendants vivant en Florence en 2011. (…) Nous constatons que l’élasticité des rémunérations des descendants par rapport aux revenus de leurs ancêtres est positive et statistiquement significative, avec une estimation autour de 0,04.

Dit différemment, descendre de la famille des Bernardi (située au 90ème centile dans la répartition des revenus en 1427) plutôt que la famille Grasso (située au 10ème centile de cette même répartition) se traduit par une hausse de 5 % des gains pour les contribuables actuels. L’élasticité de la richesse intergénérationnelle est significative et égale à environ 0,02, bien que la magnitude de cet effet est même plus large : (…) une différence de 10 % dans la richesse réelle aujourd’hui. En regardant les non-linéarités, nous constatons certaines preuves empiriques de l’existence d’un plancher de verre qui empêche les descendants de la classe supérieur de chuter dans l’échelle économique.

Ces résultats suggèrent que la persistance du statut socioéconomique à long terme est bien plus élevée qu’on ne le pensait précédemment. De façon à éclairer ces constats, nous fournissons deux explications. Premièrement, nous montrons que la mobilité intergénérationnelle au quinzième siècle fut bien plus faible qu’aujourd’hui : en utilisant la méthodologie récemment proposée par Güelle et ses coauteurs (2015b), nous estimatons une élasticité des gains intergénérationnels (entre deux générations successives) entre 0,8 et 0,9, ce qui suggère une société quasi-immobile en 1427. Deuxièmement, nous trouvons des preuves empiriques de l’existence de dynasties dans certaines professions. Ce dernier résultat est cohérent avec les preuves empiriques de notre base de données d’une persistance à long terme du statut socioéconomique. En outre, il éclaire aussi un canal potentiel d’héritage (relié aux mécanismes marchands et non marchands gouvernant l’accès à certaines professions) et il aide à expliquer pourquoi l’élasticité des gains ne décline pas nécessairement de façon géométrique, comme on le pense habituellement. (…)

A notre connaissance, nous fournissons la première preuve relative à la mobilité intergénérationnelle sur le très long terme, en liant les ancêtres et leurs descendants séparés de six siècles (soit environ 20 génération d’environ 30 ans chacun). C’est le principal élément de la nouveauté de notre étude. Lier les gens sur plus d’une génération a rarement été fait. Dans aucun autre cas, une telle échelle de temps n’a pas été étudiée. Chan et Boliver (2013) a présenté une association statistiquement significative entre les positions de classe des grands-parents et des petits-enfants, même après prise en compte de la position de classe des parents. Lindahl et ses coauteurs (2015) utilisèrent des données suédoises qui lient les rémunérations individuelles (ainsi que le niveau d’éducation) sur trois générations et constatèrent que la persistance est plus forte sur trois générations que ne le suggèrent les modèles simples pour deux générations. Plus proches de notre étude, Collado et ses coauteurs (2012) et Clark et Cummins (2012), en utilisant les données tirées de deux régions espagnoles, ont constaté que le statut socioéconomique à la fin du vingtième siècle dépend toujours du statut socioéconomique de celui des grands-parents ; cependant, ils ont aussi suggéré que la corrélation disparaît après cinq générations. Clark et Cummins (2014) utilisèrent la distribution des patronymes rares en Angleterre et constatèrent une corrélation significative entre la richesse de membres de chaque famille séparées par cinq générations.

Notre analyse empirique présente aussi d’autres points forts et aspects novateurs. Premièrement, nous considérons différentes dimensions socioéconomiques, notamment le revenu, le patrimoine et l’appartenance à telle ou telle profession. En effet, la plupart des études empiriques se focalisent sur le revenu du travail, bien que la transmission de patrimoine a récemment fait l’objet d’un surcroît d’intérêt (Piketty, 2011 ; Piketty et Zucman, 2015). Deuxièmement, le statut socioéconomique des ancêtres a été dépeint en utilisant les noms de famille au niveau de la ville, donc en traçant des liens plus précis entre générations par rapport aux autres études qui utilisent les noms au niveau national. De plus, une forte hétérogénéité et le « localisme » des noms de famille italien renforcent la qualité des pseudo-liens et représentent un cadre idéal pour des analyses qui exploitent le contenu informationnel des noms de famille. Troisièmement, les villes italiennes offrent un fond unique pour retracer les dynasties familiales et observer la transmission des inégalités au cours des siècles. Au quinzième siècle, Florence, qui est considérée comme le berceau de la Renaissance, était déjà une société développée et complexe, caractérisée par un niveau de développement économique élevé, une riche variété de professions et une stratification significative des professions. Aujourd’hui, Florence continue de présenter les mêmes aspects et elle peut être considérée comme une ville représentative d’un pays développé. Donc, nos résultats sont, en principe, généralisables à d’autres sociétés prospères et développées. Quatrièmement, nous sommes les premiers à fournir une mesure de la mobilité des rémunérations intergénérationnelle (sur deux générations) dans une société préindustrielle. »

Guglielmo Barone et Sauro Mocetti (2016), « Intergenerational mobility in the very long run: Florence 1427-2011 », Banque d'Italie, working paper, n° 1060. Traduit par Martin Anota