« Dans le marxisme classique, le communisme est défini comme une société d'abondance matérielle. C'est une société où les biens circulent en abondance ("quand (…) les forces productives se seront accrues (…) toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance", Marx, Critique du programme Gotha). C’est aussi une société qui, ayant surmonté la division du travail, permet la pleine réalisation de soi et l’épanouissement des capacités individuelles :

"Il est chasseur, pêcheur, berger ou critique critique, et il doit le rester (sous le capitalisme) sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique." (L'Idéologie allemande)

Lorsque nous définissons l’abondance dans la société communiste, il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit de l’abondance matérielle, c’est-à-dire l’abondance de biens physiques et de certains services. Cela ne peut pas être une abondance de tout. Nous pouvons chacun avoir autant de voitures que nous le souhaitons, mais le nombre de places de stationnement souhaitables à proximité d'un bon restaurant, où nous recevons un repas gratuit, ou à proximité d'un bon théâtre sera toujours limité.

On pourrait même affirmer que l’abondance des biens matériels ne peut pas être absolue. Par exemple, si les voitures sont abondantes et que l’on peut en avoir autant qu’on le souhaite, certains pourraient se livrer à un comportement antisocial en détruisant une voiture chaque jour. Ainsi, à terme, la société devrait intervenir et imposer une limite au nombre de voitures. On peut cependant rétorquer qu'il ne s'agit pas d'un comportement probable, car un comportement socialement destructeur est généralement adopté afin de montrer son pouvoir et sa richesse. On pourrait s’attendre à ce que ce type de comportement soit minimisé dans les sociétés communistes, car la destruction gratuite de biens accessibles à tous ne confère pas de statut. Une comparaison utile pourrait être le gaspillage de choses qui sont relativement bon marché aujourd'hui, comme l'eau ou l'électricité. Ni l’une ni l’autre n’est très coûteuse, pour la plupart des ménages des pays riches. Il n’y a donc aucun statut particulier à obtenir en les gaspillant ostensiblement. La même chose pourrait s’appliquer à la plupart des biens sous le communisme : puisqu’ils sont accessibles à tous, le gaspillage intentionnel n’est pas un signe de pouvoir.

Ce résumé de la vision marxiste standard se heurte à un important problème. La définition de l’abondance implique la pleine satisfaction de tous les besoins. Cependant, Marx définit très clairement les besoins comme une catégorie sociale, quelque chose qui évolue avec le développement de la société. Cela signifie que ce que nous percevons aujourd’hui comme un besoin dépend de ce qui existe actuellement dans le monde et, par conséquent, du niveau de développement actuel. À l’époque romaine, personne ne ressentait le besoin d’un smart phone, ni la frustration de ne pas en avoir. De même, nous n’éprouvons pas le besoin de passer un week-end sur Mars simplement parce qu’un tel bien n’est pas disponible.

Si les besoins sont une catégorie historique, alors de nouveaux besoins apparaissent avec le progrès technique. Si de nouveaux besoins naissent constamment, l’abondance qui était présumée dans les premiers paragraphes ne peut être atteinte car les moyens matériels nécessaires pour satisfaire ces nouveaux besoins seront toujours insuffisants. Lorsque le premier ordinateur portable a été inventé, quelle que soit l’efficacité de la production, la société ne pouvait pas créer des milliards d’ordinateurs portables presque instantanément. Les besoins de certaines personnes en matière d'achat d'un nouvel ordinateur portable ont dû rester insatisfaits. L’accès aux nouveaux biens doit toujours être inégal et cette inégalité produira de la frustration et impliquera une absence d’abondance.

Pour résumer : nos besoins augmentent au rythme du progrès technique, mais le progrès technique ne peut pas satisfaire les besoins de tout le monde à tout instant. L’abondance définie comme la pleine satisfaction de tous les besoins matériels ne peut être atteinte dans les sociétés technologiquement avancées.

Quand tous les besoins pourront-ils être couverts par la production sociétale ? Seulement dans une société qui ne connaît pas de progrès technique et où aucun nouveau besoin ne peut surgir. Dans une telle société, il est possible d’imaginer une production presque illimitée de choses qui existent déjà. Cette société peut être comparée à la société d'aujourd'hui en prenant conscience que dans la partie riche du monde, la plupart de nos besoins matériels actuels, définis en termes de biens qui existent déjà, peuvent être pleinement satisfaits. Compte tenu de la capacité productive des pays riches, chacun pourrait disposer d’un logement décent, d’un réfrigérateur, d’un ordinateur portable, d’un lave-vaisselle, d’une voiture, etc.

Pour parvenir à une société d’abondance, nous devons accepter l’absence de changement technologique ou la stationnarité économique. La question est alors de savoir si la société capitaliste pourra un jour être stationnaire. Schumpeter pensait qu’imaginer le capitalisme comme une société stationnaire était une contradiction dans les termes. Le capitalisme ne peut exister que si les profits sont en moyenne positifs. Aucun capitaliste ou entrepreneur n’investirait s’il ne pouvait espérer un rendement net positif, pas plus qu’un travailleur ne travaillerait pour un salaire nul. Si les bénéfices sont positifs, ils seront utilisés pour l’investissement ; les investissements généreront de la croissance et cette croissance créera de nouveaux produits, qui créeront à leur tour de nouveaux besoins et rendront impossible la société d’abondance.

Cela signifie donc que la société stationnaire, compatible avec la pleine satisfaction de tous les besoins humains, ne peut pas être capitaliste. Le capitalisme, par définition, signifie un changement et un progrès illimités. Dans une société de changement et de progrès illimités, nous ne pouvons pas connaître l’abondance.

Les partisans de la décroissance pourraient donc avoir un argument valable lorsqu’ils plaident en faveur de la fin du capitalisme s’ils estiment que le changement climatique ne peut être stoppé que si la société est stationnaire. Société stationnaire, fin du capitalisme et abondance sont logiquement cohérentes.

Post-scriptum. Le dernier point est une implication basée (je l'espère correctement) sur les arguments de Kohei Saito. J'ai eu le privilège de participer à une conférence avec Kohei et mon interprétation est basée sur cette discussion. Je n'ai pas encore lu son livre qui vient de paraître, Slowdown: The Degrowth Manifesto. »

Branko Milanović, « Abundance, capitalism and climate change », in globalinequality (blog), 27 avril 2024. Traduit par Martin Anota