« Le lundi 18 mars, le monde a appris la disparition à 58 ans d'Alan Krueger, (…) professeur d’économie politique à l’Université Princeton et l’un des économistes les plus influents de notre époque. Peu de temps après avoir appris cette tragique nouvelle, un ami m’a demandé : "quand as-tu rencontré pour la première fois Alan ?" Sur le coup, je ne m’en souvenais plus. Cela semblait que cela remontait il y a très longtemps. Donc je suis retourné dans ma correspondance avec Alan et j’ai trouvé que nous nous sommes rencontrés pour la première fois en personne assez récemment, en l’occurrence à la conférence de la Society of Labor Economists qui s’est tenue à Vancover en 2011, où nous avions parlé d’une étude que j’avais présentée et qui mesurait l’impact des salaires minima sur la rotation du personnel. J’ai trouvé cela assez surprenant, dans la mesure où j’ai ressenti la présence intellectuelle d’Alan durant l’essentiel de ma vie d’adulte. En effet, peu de gens ont eu autant d’influence qu’Alan sur la façon par laquelle je m’attaque à la recherche économique. (…)

Alan a contribué aux efforts visant à faire de l’économie une science empirique, quelque chose qui a touché chaque pan de la discipline. Vous pouvez ne pas suivre étroitement les études autour du salaire minimum, les rendements de l’éducation, les monopsones sur le marché du travail, l’économie du rock’n’roll ou tout autre domaine spécifique où Alan a réalisé d’importantes contributions. Mais si vous croyez que l’économie comme discipline doit chercher à répondre aux questions relatives ai fonctionnement de l’économie via des études crédibles et sans jamais substituer sacrifier l’empirique à l’idéologie, vous avez une grande dette envers Alan Krueger.

Pour beaucoup des plus jeunes économistes aujourd’hui, c’est comme une seconde nature de se focaliser sur des cadres de recherche transparents pour rechercher des liens causaux. Cependant, ce n’était pas le cas quand j’ai commencé à étudier la science économique au début des années quatre-vingt-dix. La "révolution de la crédibilité" en science économique était un combat difficile à mener en vu de pousser la discipline dans une autre direction. Cela peut sembler surprenant pour certains ; après tout, pourquoi quelqu’un ne voudrait-il pas de preuves empiriques qui soient fiables ?

Comme Alan le savait, la révolution de la crédibilité était profondément sujette à controverses et l’est toujours dans une certaine mesure. "L’idée de faire de l’économie une véritable science empirique, où les théories centrales peuvent être rejetées, est une grande idée révolutionnaire", m’avait-il écrit sur Twitter l’année dernière. Le courage intellectuel d’Alan se retrouvait dans sa volonté de laisser l’empirique nous mener là où il peut nous mener, en toute liberté vis-à-vis de nos idées reçues. Et peut-être qu’aucun autre travail n’illustre mieux cette volonté que le livre qu’il a publié en 1995 avec David Card, Myth and Measurement, qui envoya des ondes de choc à l’ensemble de la communauté des économistes.

Dans ce livre, Card et Krueger soutiennent avec force que les preuves empiriques selon lesquelles le salaire minimum détruit des emplois (une idée largement acceptée jusqu’alors) étaient étonnamment fragiles. Leur propre étude de cas (déjà publiée dans la revue American Economic Review) comparait les restaurants de fast-food dans le New Jersey et en Pennsylvanie après une hausse du salaire minimum dans le New Jersey. Ils constatèrent que l’emploi avait augmenté dans le New Jersey après la hausse du salaire minimum. Ce résultat était cohérent avec celui d’une autre étude qu’Alan avait réalisée avec Lawrence Katz, un économiste de Harvard qui était l’un de ses collaborateurs de longue date. Mais Myth and Measurement était bien plus que cela. Ce livre fournissait un vaste éventail de preuves empiriques sur des questions plus larges relatives au travail et poursuivait en affirmant que la totalité des preuves empiriques suggéraient que le modèle simple d’offre et de demande était inadéquat pour comprendre le marché du travail des bas salaires. Card et Krueger affirmaient que les employeurs avaient un certain pouvoir pour décider de leurs politiques salariales et ne se voyaient pas entièrement dicter leurs décisions par les forces invisibles du marché. Ils peuvent augmenter leurs salaires pour améliorer leur capacité à recruter et retenir les travailleurs, même si cela se traduit par des coûts du travail plus élevés. Ils appelaient cela le modèle de monopsone dynamique et ils affirmaient que celui-ci collait mieux aux données que le modèle simple d’offre et de demande.

Globalement, le livre visait à utiliser les meilleures preuves empiriques disponibles pour tester les théories fondamentales relatives au marché du travail. Et c’était une chose courageuse à faire : aller contre de ce qui faisait consensus en science économique à l’époque. En effet, la réaction de la part de certains économistes a été incroyablement hostile. Cependant, elle apporta une nouvelle énergie à la discipline. L’idée selon laquelle les preuves empiriques peuvent être utilisées pour tester différentes théories sur le fonctionnement de l’économie m’a enthousiasmé lorsque j’avais lu, encore étudiant, Myth and Measurement au milieu des années quatre-vingt-dix et cet ouvrage m’emmena dans ce champ. Et c’était également le cas pour beaucoup d’autres.

Un quart de siècle riche en événements s’est écoulé depuis la publication de Myth and Measurement. Selon moi, ses principaux constats ont plutôt bien résisté à l’épreuve du temps et restent en accord avec l’essentiel des analyses empiriques réalisées dans les études ultérieures. Cependant, même si l’on est en désaccord avec les preuves empiriques concernant le salaire minimum et l’emploi, on ne peut contester le fait que Myth and Measurement a exercé une énorme influence sur la discipline et qu’il a permis de mettre en avant un programme de recherche fructueux. Premièrement, il a aidé à catapulter le cadre de recherche « quasi-expérimental » (une approche qui se focalise sur l’utilisation de modifications exogènes de politique et qui soigne particulièrement la constitution de groupes de contrôle) au devant de l’analyse économique. Deuxièmement, ce livre permit de considérer un ensemble plus large de modèles du marché du travail. En d’autres mots, il contribua à pousser la science économique dans la direction où nous considérons la théorie fondamentale comme vérifiable, et non comme quelque chose découlant de la seule déduction. Et si l’essor de la littérature sur la concurrence imparfaite au cours des dernières années est un guide, Myth and Measurement a été un franc succès.

Alan a réalisé d’autres contributions à la fois méthodologiques et de substance, qui ont permis à la science économique de progresser. Un thème commun connectant l’essentiel de ses travaux est la combinaison de sa curiosité intellectuelle avec sa capacité à glaner des preuves empiriques à partir de sources inattendues. En 1991, avec son collègue de Princeton Orley Ashenfelter, il visita le seizième festival annuel de la journée des jumeaux à Twinsburg, dans l’Ohio, pour collecter des données sur des jumeaux identiques avec différents niveaux d’éducation. Ce fut une façon ingénieuse de contrôler les différences de capacité qui pourraient biaiser les estimations du taux de rendement de l’éducation. Son article avec Alex Mas, un autre collègue de Princeton, utilisa les bandes de roulement des pneus Firestone produits à la suite d’une grève au cours de laquelle l’entreprise remplaça les travailleurs grévistes pour montrer l’importance des relations de travail sur la qualité du produit. Son travail avec Stacy Dale de la Mathematica Policy Research utilisa de l’information à propos des diverses universitaires auxquelles chaque étudiant est admis de façon à prendre en compte les facteurs inobservés qui pourraient affecter le salaire de chacun. En procédant ainsi, ils aboutirent à un constat surprenant : dans plusieurs cas, aller dans une université d’élite n’accroît pas la rémunération future. Dans un travail antérieur avec Josh Angrist (désormais au MIT), il utilisa des bizarreries comme le trimestre de naissance ou la loterie de l’époque du Vietnam pour estimer l’effet causal de l’éducation sur les rémunérations. Ces études ont suscité de nombreux travaux postérieurs, notamment des études qui ont pu être en désaccord avec leurs constats. Mais c’est exactement la façon par laquelle la science progresse et Alan a contribué à nous pousser dans cette direction. (…) »

Arindrajit Dube, « Alan Krueger was the rare economist whose work improved the lives of millions », in Slate, 19 mars 2019. Traduit par Martin Anota