« Le 14 novembre, le Bureau of Labor Statistics des Etats-Unis a annoncé que l’indice des prix à la consommation n’avait pas varié en octobre (qu’il soit désaisonnalisé ou non). Autrement dit, le niveau de l’indice des prix à la consommation n’a pas changé, ni le taux d’inflation, qui a été nul. Bien sûr, les chiffres sur un mois sont trop volatils pour tirer une conclusion. Les prix de l’essence ne vont pas chaque mois chuter de 5,0 %, comme ils l’ont fait de septembre à octobre.

Le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation au cours des douze derniers mois a été de 3,2 %, bien inférieur au taux de 6,5 % observé en 2022. Au risque de tenter le sort, on pourrait dire que la lutte contre l’inflation a été gagnée.

Un cas rare de désinflation immaculée


Contrairement à ce que beaucoup d’économistes ont prédit, et aussi contrairement à ce que beaucoup d’Américains continent de croire, le taux d’inflation aux Etats-Unis a, jusqu’à présent, baissé sans que l’activité économique ou l’emploi ne décline significativement. L’économie américaine a créé 204.000 emplois par mois au cours des trois derniers mois, soit davantage que la croissance à long terme de la population active. En conséquence, le chômage reste sous les 4,0 %, presque le plus faible niveau depuis la fin des années 1960. La croissance du PIB a été de 2,3 % en rythme annualisé jusqu’à présent cette année, soit bien plus rapide que le taux de croissance moyen des Etats-Unis depuis le tournant du siècle. Cet épisode a été qualifié de "désinflation immaculée", puisque celle-ci s’est opérée sans perte en revenu ou emploi.

L’histoire a été la même dans les autres pays industrialisés l’inflation a augmenté en 2021 et en 2022, puis elle a baissé en 2023. Mais les statistiques ailleurs ne sont pas aussi bonnes qu’aux Etats-Unis. D’autres économies industrialisées (la zone euro, le Royaume-Uni, le Canada et le Japon) connaissent une plus faible croissance. Pourtant l’inflation est plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis. (Elle reste très faible au Japon).

Si l’on s’en tient aux règles traditionnelles de la politique, la Fed et l’administration fédérale devraient obtenir le crédit politique pour les progrès qui ont été réalisés au cours de cette période, qu’importe s’ils y ont contribué ou non. Mais ce critère (la pratique politique traditionnelle) place la barre trop bas. On peut raisonnablement se demander si les responsables politiques sont responsables, dans un sens causal, de l’apparent atterrissage en douceur. Il y a deux ans, ils ont certainement sous-estimé le danger de l’inflation. Si le resserrement subséquent de la politique monétaire est responsable de la désinflation, il ne semble pas avoir opéré via les canaux habituels de la baisse de la production et de l’emploi.

Quelques canaux alternatifs pour la politique monétaire


De possibles mécanismes de transmission des taux d’intérêt à l’inflation n’opèrent pas via la production ou l’emploi. De tels canaux sont l’immobilier, le taux de change et les prix des matières premières :

  • Les taux d’intérêt hypothécaires contribuent à déterminer la demande de logements. Ils ont abruptement augmenté au cours des deux dernières années, la période au cours de laquelle la Fed a mis un terme à l’assouplissement quantitatif et resserré sa politique monétaire. Certains indicateurs des prix de l’immobilier montrent que ces derniers ont brutalement chuté après le milieu de l’année 2022.

  • Depuis mars 2022, le mois au cours duquel la Fed a commencé à relever ses taux d’intérêt, le dollar s’est apprécié de plus de 8 % vis-à-vis des autres devises majeures. (…) L’effet modérateur de l’appréciation sur les prix des biens échangeables est plus faible dans le cas des Etats-Unis qu’il ne l’est dans d’autres pays.

  • Un canal négligé est que les taux d’intérêt réels plus élevés exercent des pressions à la baisse sur les prix des matières premières comme le pétrole, les minéraux et les produits agricoles. L’indice des prix mondiaux pour toutes les matières premières a chuté de plus de 30 % entre mars 2022 et octobre 2023 (comme on a pu le prédire).

Mais ni le taux de change, ni l’immobilier, ni même les matières premières, ne constituent la principale histoire.

La meilleure explication


Le fait que la chute de l’inflation se soit accompagnée par une très faible perte en termes d’activité économique pourrait peut-être s'expliquer par une pente plus forte de la courbe de Phillips à proximité du plein emploi. Autrement dit, quand le chômage est inférieur à 4 %, comme il l’a été, et en particulier quand les postes vacants dépassent les 7 %, comme ils l’ont été, les baisses de la demande agrégée se traduisent presque entièrement par une baisse de l’inflation plutôt que par une baisse de l’activité économique.

Une meilleure explication pourrait être que les obstacles à l’approvisionnement qui se sont manifestés de 2020 à 2022 se sont dissipés cette année. Les perturbations des chaînes de valeur (la congestion des ports, les retards dans les commandes de marchandises, les goulots d’étranglement dans les intrants, les pénuries de main-d’œuvre et le reste des perturbations associées à la pandémie de Covid-19 qui ont tant dominé la vie de 2020 à 2022) se sont dissipées en 2023. L’indice de pressions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales produit par la Réserve fédérale de New York montre que les perturbations d’approvisionnement ont atteint leur pic en décembre 2021 et qu’elles ont régulièrement décliné à partir d’avril 2022. Apparemment, la main invisible, qui avait disparu, est revenue faciliter le bon fonctionnement de l’économie.

Une évolution plus favorable de la relation d’offre agrégée devrait permettre de réduire l’inflation pour un taux de croissance économique donné. La croissance a décliné en 2022 et en 2023 relativement au taux de surchauffe de l’expansion en 2021. (Cela ressemble vraiment à un atterrissage en douceur.) Le retrait de la relance monétaire américaine peut expliquer pourquoi l’évolution favorable de la relation a pris la forme en 2023 d’une baisse de l’inflation plutôt que d’une accélération de la croissance du PIB. En d’autres termes, si la Fed n’avait pas augmenté ses taux après mars 2022, il y a des chances pour que la surchauffe de l’économie se soit poursuivie, malgré l’évolution favorable de l’offre ; l’inflation serait toujours élevée. La conclusion est que la Fed devrait peut-être recevoir le crédit pour la baisse de l’inflation après tout. »

Jeffrey Frankel, « Does the Fed deserve credit for the disinflation? », in Econbrowser (blog), novembre 2023. Traduit par Martin Anota



« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »