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mardi 26 décembre 2023

Le débat sur la mesure des inégalités de revenu aux Etats-Unis

« Il existe des preuves robustes suggérant que les inégalités de revenus aux États-Unis se sont creusées à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle. Une étude influente de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman conclut que les inégalités ont nettement augmenté, la part des revenus après impôt et transferts des 1 % les plus riches étant passée de 9 % en 1960 à 15 % en 2019.

Des travaux récemment publiés de Gerald Auten et David Splinter dressent un tableau différent. Ils constatent que les inégalités ont à peine bougé, les 1 % les plus riches recevant 9 % du revenu après impôt en 2019, soit une légère hausse par rapport aux 8 % de 1960.

Soulignons que les deux équipes de chercheurs utilisent le même concept de revenu (le revenu national) et les mêmes données (basées sur les déclarations fiscales) pour aboutir à ces constats très différents. Comment des conclusions aussi différentes peuvent-elles être obtenues compte tenu de la similitude des approches ? Et quelle est la bonne manière de caractériser les inégalités de revenus ?

Quelles sont les tendances ?


La graphique ci-dessous présente les résultats de base. De 1960 à 2019, la part du revenu national après impôts et transferts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage selon le Piketty, Saez et Zucman, mais de seulement 1 point de pourcentage selon Auten et Splinter. Une partie de la différence entre les deux estimations est liée à leur mesure des parts de revenu avant impôts. Piketty, Saez et Zucman estiment que la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage (de 13 % à 19 %) et Auten et Splinter estiment que l'augmentation est de 4 points de pourcentage (de 10 % à 14 %). Mais ces différences d’estimations des parts de revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches n’expliquent que 2 des 5 points de pourcentage de l’écart.

Part estimée du revenu national allant aux 1 % les plus riches aux Etats-Unis (en %)

Piketty_Saez_Zucman_Auten_Splinter__part_revenu_1__plus_riches_aux_Etats-Unis.png

L’écart restant de 3 points de pourcentage résulte de différences d’estimations des effets des politiques fiscales et de redistribution. Pour les mesures avant et après impôts, les estimations de Piketty, Saez et Zucman et d’Auten et Splinter étaient très similaires pour les années 1960, mais elles divergent pour la période consécutive à la loi sur la réforme fiscale de 1986 avec la croissance des "sociétés transparentes" (pass-through businesses).

Qu’est-ce qui explique ces différences d’estimations ?


Bien que les deux équipes de chercheurs partent des mêmes données tirées des déclarations fiscales et cherchent à mesurer les inégalités selon le même concept (le revenu national), leurs résultats diffèrent substantiellement car une part substantielle du revenu national n’est pas déclarée dans les déclarations fiscales. Cela peut se produire pour deux raisons : soit le revenu n'est pas soumis à l'impôt (par exemple, l’assurance maladie fournie par l'employeur), soit parce que les contribuables prennent des mesures pour éviter l'impôt lorsqu'ils déclarent leurs revenus au fisc.

La manière dont ce revenu manquant est imputé et réparti entre les individus explique en grande partie la différence entre les estimations de Piketty, Saez et Zucman avec celles d’Auten et Splinter, et il n’existe pas de consensus sur les choix à faire. Angus Deaton (2020) résumait ainsi le problème : "la répartition à partir des déclarations fiscales est déjà assez difficile, car les unités fiscales ne sont ni des individus, ni des ménages, mais la répartition de l’autre moitié du revenu national est une tâche immensément plus difficile, nécessitant des hypothèses qui sont rarement bien étayées par les données empiriques et qui semblent souvent arbitraires. Parce que la distribution est un sujet très controversé, ces hypothèses laissent une grande place aux défis politiquement biaisés, dans lesquels chaque commentateur peut choisir ses propres alternatives et obtenir presque tous les résultats qu’il veut."

Bon nombre des choix réalisés par Piketty et Saez (2003), puis par Piketty, Saez et Zucman (2018), tendent à pousser vers le haut les estimations des inégalités. En revanche, presque tous les choix faits par Auten et Splinter ont tendance à pousser vers le bas les estimations de la part des revenus des plus riches. Mais ces décisions ne sont pas "seulement" politiques. Des questions de fond essentielles sont en jeu.

Évasion fiscale et évitement fiscal


Certains revenus ne sont pas déclarés sur les formulaires fiscaux parce que les individus échappent (illégalement) à l’impôt et prennent des mesures (légales) pour éviter l’impôt en requalifiant leurs revenus. Il s’agit d’un problème conséquent : par exemple, selon les données des comptes nationaux, plus de 50 % de tous les revenus d’"entreprises transparentes" (pass-through businesses) ne sont pas imposés.

Piketty, Saez et Zucman supposent que les revenus non déclarés doivent être attribués proportionnellement aux revenus déclarés. De leur côté, Auten et Splinter, imputent le revenu en fonction des résultats des études de contrôle fiscal du fisc, qui suggèrent qu’une plus grande partie du revenu manquant revient aux ménages à revenu intermédiaire. Auten et Splinter montrent que ce choix explique 2 points de pourcentage de l’écart de 6 points de pourcentage de 2014 pour la part de revenu des 1 % les plus riches, lorsqu’elle est évaluée indépendamment des autres différences méthodologiques.

En principe, les études d’audit constituent une source utile d’informations sur les impayés. En pratique, cependant, ils passent à côté de toute fraude fiscale suffisamment sophistiquée pour échapper à l’attention des auditeurs. Étant donné que cette évasion sophistiquée a tendance à se concentrer parmi les contribuables les plus riches, l’attribution de revenus mal déclarés sur la base des études d’audit (comme le font Auten et Splinter) aura tendance à sous-estimer la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches.

Dans une réponse récemment donnée à Auten et Splinter (2023), Piketty, Saez et Zucman soulignent que les imputations d’Auten et Splinter supposent implicitement que plus de 70 % des revenus d'entreprises gagnés par les 99 % les plus pauvres ne sont pas imposés, contre seulement 20 % des revenus d'entreprise des 1 % les plus riches. Notre propre travail avec la Survey of Consumer Finances aboutit à des résultats plus proches des hypothèses utilisées par Piketty, Saez et Zucman : un ajustement proportionnel permet de mieux aligner nos estimations des revenus imposables avec les revenus publiés par le fisc.

Les comptes de retraite


Les cotisations de retraite ainsi que les intérêts et dividendes perçus sur les soldes de retraite comptent dans le revenu national. Ce n’est pas le cas des retraits de pension. Aussi bien Piketty, Saez et Zucman qu’Auten et Splinter s’écartent de ce traitement. Ils excluent les cotisations de retraite et incluent les prestations de retraite et les retraits, ce qui rend le concept de revenu plus conforme aux opinions populaires sur ce que devrait refléter la répartition des revenus.

Mais ils diffèrent les uns des autres par leurs hypothèses concernant les revenus de retraite non imposables, qui peuvent refléter les distributions des comptes individuels d'épargne retraite Roth (qui sont considérées comme des revenus) ou les transferts d'un compte de retraite à un autre (qui ne le sont pas). Dans des versions antérieures de leurs travaux, Piketty, Saez et Zucman supposaient à tort qu’une part trop importante des transferts non imposables était constituée de revenus. Cela signifiait que Piketty, Saez et Zucman surestimaient la part des revenus les plus élevés, en particulier parmi les très riches. Dans les récentes actualisations, Piketty, Saez et Zucman se sont rapprochés d’Auten et Splinter sur cette question.

Cependant, Auten et Splinter affirment que la série révisée de Piketty, Saez et Zucman surestime encore légèrement quelle proportion des distributions non imposables devrait être qualifiée de revenu. Contrairement à certaines autres questions débattues, il s’agit fondamentalement d’une question empirique ; de meilleures preuves empiriques sont nécessaires pour identifier la bonne réponse. Les différentes hypothèses sur la répartition des flux de retraite contribuent pour environ 1 point de pourcentage à l’écart de 6 points entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman pour l’année 2014.

Consommation par les gouvernements


Le traitement des dépenses de consommation en biens et services par les gouvernements contribue également de manière significative à l’écart entre les estimations des parts du revenu allant aux hauts revenus après impôts d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman. La consommation publique comprend les dépenses (évaluées au coût) pour la défense, les infrastructures, l'éducation et d'autres programmes similaires ; elle n'inclut pas les paiements de transfert. Alors que Piketty, Saez et Zucman répartissent cette consommation proportionnellement au revenu après impôt, Auten et Splinter en répartissent la moitié proportionnellement au revenu après impôt et l’autre moitié par habitant, ce qui contribue à hauteur de 1,3 point de pourcentage à l’écart entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman de l’année 2014.

Répartir les dépenses entièrement en fonction des revenus, comme le font Piketty, Saez et Zucman, est probablement trop extrême. Les dépenses d’éducation sont réparties davantage selon une base par tête. Mais il est vraiment difficile de savoir comment mesurer la valeur des dépenses de défense et d’infrastructures aux ménages le long de la répartition des revenus. Il s’agit d’une question où, comme le dirait Deaton, il n’y a pas une seule "bonne" réponse. L’intervalle raisonnable des estimations peut se situer quelque part entre les deux positions.

Les déficits publics hors sécurité sociale


Piketty, Saez et Zucman et Auten et Splinter attribuent les prestations de sécurité sociale aux bénéficiaires et les charges sociales (patronales et salariales) aux travailleurs. La répartition du reste du déficit fédéral dépendra toutefois des décisions futures des décideurs politiques. Auten et Splinter répartissent les déficits hors sécurité sociale proportionnellement aux impôts fédéraux sur le revenu, tandis que Piketty, Saez et Zucman répartissent les déficits à parts égales entre les transferts gouvernementaux reçus et les impôts fédéraux sur le revenu. Auten et Splinter supposent que les déficits seront entièrement financés par des augmentations d’impôts proportionnelles aux paiements d’impôts fédéraux sur le revenu existants, tandis que Piketty, Saez et Zucman supposent qu’ils seront financés pour moitié par des augmentations d’impôts et pour moitié par des réductions de prestations. Cette différence de traitement explique 0,4 point de pourcentage de l’écart en 2014. (...)

Alors, qu’est-il réellement arrivé aux inégalités ?


Même en tenant compte des changements suggérés par Auten et Splinter, la prépondérance des preuves empiriques suggère que les inégalités de revenus se sont accrues, aux États-Unis et dans d’autres pays. Les données montrent également que les inégalités aux États-Unis se sont accrues dans d’autres mesures, telles que la santé, la mortalité et la richesse. Il est difficile de comprendre pourquoi les inégalités dans d’autres dimensions auraient augmenté, dans certains cas de manière substantielle, si la répartition des revenus n’a pas changé. Néanmoins, les travaux réalisés par Auten et Splinter soulèvent d’importantes questions sur l’ampleur et le calendrier de cette augmentation, ainsi que sur les hypothèses que les chercheurs doivent faire pour contribuer à informer le public. »

William G. Gale, John Sabelhaus et Samuel I. Thorpe, « Measuring income inequality: A primer on the debate », Brookings, 21 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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« L’explosion des inégalités d’espérance de vie entre très diplômés et peu diplômés aux Etats-Unis »

jeudi 23 novembre 2023

La Fed devrait-elle recevoir le crédit pour la désinflation ?

« Le 14 novembre, le Bureau of Labor Statistics des Etats-Unis a annoncé que l’indice des prix à la consommation n’avait pas varié en octobre (qu’il soit désaisonnalisé ou non). Autrement dit, le niveau de l’indice des prix à la consommation n’a pas changé, ni le taux d’inflation, qui a été nul. Bien sûr, les chiffres sur un mois sont trop volatils pour tirer une conclusion. Les prix de l’essence ne vont pas chaque mois chuter de 5,0 %, comme ils l’ont fait de septembre à octobre.

Le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation au cours des douze derniers mois a été de 3,2 %, bien inférieur au taux de 6,5 % observé en 2022. Au risque de tenter le sort, on pourrait dire que la lutte contre l’inflation a été gagnée.

Un cas rare de désinflation immaculée


Contrairement à ce que beaucoup d’économistes ont prédit, et aussi contrairement à ce que beaucoup d’Américains continent de croire, le taux d’inflation aux Etats-Unis a, jusqu’à présent, baissé sans que l’activité économique ou l’emploi ne décline significativement. L’économie américaine a créé 204.000 emplois par mois au cours des trois derniers mois, soit davantage que la croissance à long terme de la population active. En conséquence, le chômage reste sous les 4,0 %, presque le plus faible niveau depuis la fin des années 1960. La croissance du PIB a été de 2,3 % en rythme annualisé jusqu’à présent cette année, soit bien plus rapide que le taux de croissance moyen des Etats-Unis depuis le tournant du siècle. Cet épisode a été qualifié de "désinflation immaculée", puisque celle-ci s’est opérée sans perte en revenu ou emploi.

L’histoire a été la même dans les autres pays industrialisés l’inflation a augmenté en 2021 et en 2022, puis elle a baissé en 2023. Mais les statistiques ailleurs ne sont pas aussi bonnes qu’aux Etats-Unis. D’autres économies industrialisées (la zone euro, le Royaume-Uni, le Canada et le Japon) connaissent une plus faible croissance. Pourtant l’inflation est plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis. (Elle reste très faible au Japon).

Si l’on s’en tient aux règles traditionnelles de la politique, la Fed et l’administration fédérale devraient obtenir le crédit politique pour les progrès qui ont été réalisés au cours de cette période, qu’importe s’ils y ont contribué ou non. Mais ce critère (la pratique politique traditionnelle) place la barre trop bas. On peut raisonnablement se demander si les responsables politiques sont responsables, dans un sens causal, de l’apparent atterrissage en douceur. Il y a deux ans, ils ont certainement sous-estimé le danger de l’inflation. Si le resserrement subséquent de la politique monétaire est responsable de la désinflation, il ne semble pas avoir opéré via les canaux habituels de la baisse de la production et de l’emploi.

Quelques canaux alternatifs pour la politique monétaire


De possibles mécanismes de transmission des taux d’intérêt à l’inflation n’opèrent pas via la production ou l’emploi. De tels canaux sont l’immobilier, le taux de change et les prix des matières premières :

  • Les taux d’intérêt hypothécaires contribuent à déterminer la demande de logements. Ils ont abruptement augmenté au cours des deux dernières années, la période au cours de laquelle la Fed a mis un terme à l’assouplissement quantitatif et resserré sa politique monétaire. Certains indicateurs des prix de l’immobilier montrent que ces derniers ont brutalement chuté après le milieu de l’année 2022.

  • Depuis mars 2022, le mois au cours duquel la Fed a commencé à relever ses taux d’intérêt, le dollar s’est apprécié de plus de 8 % vis-à-vis des autres devises majeures. (…) L’effet modérateur de l’appréciation sur les prix des biens échangeables est plus faible dans le cas des Etats-Unis qu’il ne l’est dans d’autres pays.

  • Un canal négligé est que les taux d’intérêt réels plus élevés exercent des pressions à la baisse sur les prix des matières premières comme le pétrole, les minéraux et les produits agricoles. L’indice des prix mondiaux pour toutes les matières premières a chuté de plus de 30 % entre mars 2022 et octobre 2023 (comme on a pu le prédire).

Mais ni le taux de change, ni l’immobilier, ni même les matières premières, ne constituent la principale histoire.

La meilleure explication


Le fait que la chute de l’inflation se soit accompagnée par une très faible perte en termes d’activité économique pourrait peut-être s'expliquer par une pente plus forte de la courbe de Phillips à proximité du plein emploi. Autrement dit, quand le chômage est inférieur à 4 %, comme il l’a été, et en particulier quand les postes vacants dépassent les 7 %, comme ils l’ont été, les baisses de la demande agrégée se traduisent presque entièrement par une baisse de l’inflation plutôt que par une baisse de l’activité économique.

Une meilleure explication pourrait être que les obstacles à l’approvisionnement qui se sont manifestés de 2020 à 2022 se sont dissipés cette année. Les perturbations des chaînes de valeur (la congestion des ports, les retards dans les commandes de marchandises, les goulots d’étranglement dans les intrants, les pénuries de main-d’œuvre et le reste des perturbations associées à la pandémie de Covid-19 qui ont tant dominé la vie de 2020 à 2022) se sont dissipées en 2023. L’indice de pressions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales produit par la Réserve fédérale de New York montre que les perturbations d’approvisionnement ont atteint leur pic en décembre 2021 et qu’elles ont régulièrement décliné à partir d’avril 2022. Apparemment, la main invisible, qui avait disparu, est revenue faciliter le bon fonctionnement de l’économie.

Une évolution plus favorable de la relation d’offre agrégée devrait permettre de réduire l’inflation pour un taux de croissance économique donné. La croissance a décliné en 2022 et en 2023 relativement au taux de surchauffe de l’expansion en 2021. (Cela ressemble vraiment à un atterrissage en douceur.) Le retrait de la relance monétaire américaine peut expliquer pourquoi l’évolution favorable de la relation a pris la forme en 2023 d’une baisse de l’inflation plutôt que d’une accélération de la croissance du PIB. En d’autres termes, si la Fed n’avait pas augmenté ses taux après mars 2022, il y a des chances pour que la surchauffe de l’économie se soit poursuivie, malgré l’évolution favorable de l’offre ; l’inflation serait toujours élevée. La conclusion est que la Fed devrait peut-être recevoir le crédit pour la baisse de l’inflation après tout. »

Jeffrey Frankel, « Does the Fed deserve credit for the disinflation? », in Econbrowser (blog), novembre 2023. Traduit par Martin Anota



« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »

lundi 25 septembre 2023

Etats-Unis : une inflation maîtrisée sans douleur ?

« Les prix à la consommation ont augmenté de 3,7 % entre août 2022 et août 2023. Même si l’inflation dépasse toujours ses niveaux prépandémiques et la cible de 2 % d’inflation de la Réserve fédérale, elle a fortement chuté depuis le pic de 8,9 % (en rythme annualisé) qu’elle a atteint en juin 2022, la plus forte chute qui ait été enregistrée en-dehors d’une récession. (…) Qu’est-ce qui explique la décélération abrupte de l’inflation ? Pourquoi le domptage de l’actuel épisode d’inflation n’a-t-il pas impliqué de récession jusqu’à présent ?

Une source d’inflation est le déséquilibre entre le montant que les entreprises, les ménages et le gouvernement désirent dépenser et ce que l’économie peut produire. Suite à la pandémie de Covid-19, les programmes de soutien du gouvernement fédéral ont contribué à une hausse brutale du revenu disponible personnel, ce qui a accrut la demande des ménages en biens et services. Les taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif de la Réserve fédérale ont aussi soutenu les dépenses en augmentant les prix d’actifs et en réduisant les coûts d’emprunt. Parallèlement, les perturbations des chaînes d’approvisionnement (…) et la chute de trois points de pourcentage du taux d’activité ont réduit la capacité de l’économie à produire les biens et services que les ménages et les entreprises désiraient acheter.

La dissipation des pressions inflationnistes temporaires a contribué à la chute de l’inflation. Suite à la période post-pandémique de croissance rapide alimentée par la relance, la croissance des dépenses de consommation est retournée à sa tendance prépandémique et les dépenses d’investissement du secteur privé ont atteint un plateau. La hausse de 5,25 points de pourcentage du taux des fonds fédéraux au cours des 18 derniers mois a probablement contribué au ralentissement dans ces catégories dépenses sensibles au taux d’intérêt. Le taux d’activité a rebondi et se rapproche de son niveau prépandémique. Les prix des produits de base ont chuté de 8 % depuis juin 2022, ce qui réduit le coût de production de certains biens et services. Et, signe d’un assouplissement des perturbations d’approvisionnement, les coûts de transport containerisé en cargo ont chuté de 85 % depuis leur pic post-pandémique en septembre 2021.

Les anticipations d’inflation importent aussi. Les hausses de prix temporaires peuvent mener à une inflation persistante si elles affectent les anticipations. Quand les prix ne s’ajustent qu’infréquemment, les entreprises vont fixer leurs prix en se basant sur les coûts futurs probables et leurs anticipations de la situation du marché les mois suivants. De même, parce que les salaires ne sont pas négociés fréquemment, les travailleurs vont négocier pour obtenir des hausses de salaires de façon à compenser les hausses du coût de la vie qu’ils anticipent. En conséquence, les hausses de prix peuvent devenir autoréalisatrices et ce qui aurait sinon été une hausse transitoire de l’inflation va persister pour une période plus longue.

Jusqu’à la fin des années 1990, les anticipations d’inflation réagissaient fortement aux variations de l’inflation. Par conséquent, la hausse de l’inflation dans les années 1970 entraîna une révision immédiate, presque de la même ampleur, des prévisions d’inflation à moyen terme (cf. graphique). Le graphique montre le taux d’inflation sur quatre trimestres (…) sur l’axe horizontal et la prévision médiane sur un an tiré du Survey of Professional Forecasters, un indicateur des anticipations d’inflation à moyen terme, sur l’axe vertical. Du premier trimestre 1976 au quatrième trimestre 1998, la pente de la droite de régression implique qu’une hausse d’un point de pourcentage de l’inflation au cours des quatre trimestres précédents amenait les prévisionnistes à réviser leurs anticipations de l’année suivante de 0,8 points de pourcentage en moyenne. Le graphique représente aussi des baisses des anticipations d’inflation dans les années 1980 et 1990 provoquées par les chutes de l’inflation qui suivirent les récessions de 1981-1982 et de 1990-1991.

GRAPHIQUE Inflation observée et anticipée aux Etats-Unis

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Les anticipations d’inflation sont devenues plus stables après 1999. Sur le graphique, la droite de régression pour la période allant du premier trimestre 1999 au quatrième trimestre 2020 est bien moins pentue que celle de la période antérieure à 1999. La pente indique qu’une hausse d’un point de pourcentage du taux d’inflation entre 1999 et 2020 amenait les prévisionnistes à réviser leurs prévisions de seulement 0,2 points de pourcentage en moyenne. Il y a des éléments empiriques suggérant que les anticipations sont devenues mieux "ancrées" dans le sens où elles sont devenues moins sensibles à l’inflation.

Les anticipations sont restées stables au cours des trois dernières années, malgré la hausse postpandémique de l’inflation. Chose remarquable, les points du graphique qui correspondent à la période allant du premier trimestre 2021 au deuxième trimestre 2023 collent à la ligne de régression de la période allant de 1999 à 2020. Cela suggère que les anticipations d’inflation sont restées bien ancrées depuis la pandémie, malgré le fait que l’inflation ait connu sa plus rapide accélération depuis les années 1970.

L’engagement de la Réserve fédérale à la stabilité des prix peut expliquer pourquoi les anticipations d’inflation sont restées ancrées. Le mandat de la Fed, tel qu’il est stipulé dans le Federal Reserve Act, consiste à rechercher "l’emploi maximal et des prix stables". Jusqu’à assez récemment, cependant, ces objectifs n’avaient pas été explicitement explicités ; il n'y avait pas non plus de clarté quant à savoir lequel des deux aurait la priorité sur l’autre. Mais à partir de la fin des années 1980, Alan Greenspan, alors président de la Fed, a indiqué de plus en plus clairement que la Fed donnerait la priorité à la stabilité des prix, puis le comité fédéral d’open market (FOMC) a annoncé explicitement en 2012 une cible de taux d’inflation. On estime que ces changements ont permis de mieux ancrer les anticipations d’inflation et de réduire la persistance de l’inflation.

Une combinaison de chance et de bonnes politiques économiques expliquent le reflux rapide des pressions inflationnistes. La chance a joué dans la mesure où la pandémie de Covid-19 n’a pas laissé de cicatrices permanentes du côté de l’offre de l’économie : les coûts en intrants ont chuté, le taux d’activité a rebondi et les chaînes de valeur se sont réparées. La bonne politique a été la réaffirmation catégorique de la Fed quant à son engagement envers la stabilité des prix. Son engagement semble avoir été suffisamment crédible pour maintenir les anticipations d’inflation ancrées, malgré un délai inhabituellement long entre les premiers signes d’accélération de l’inflation au printemps 2021 et le début du resserrement monétaire en mars 2022. En conséquence, la théorie selon laquelle il ne peut y avoir de désinflation sans souffrance pourrait être moins pertinente que par le passé. Autrement dit, une récession ne s’avère peut-être pas nécessaire pour ramener l’inflation à la cible de 2 % d’inflation de la Fed. »

Kenneth Kuttner, « Taming inflation: No pain no gain? », 20 septembre 2023. Traduit par Martin Anota



« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »

« Pourquoi l’inflation est plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ? »

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

vendredi 15 septembre 2023

Qu’est-ce qu’un atterrissage en douceur ?

« Quand la Réserve fédérale s’inquiète à propos de l’inflation, elle relève ses taux d’intérêt pour ralentir le rythme de la croissance économique. Si la Fed relève beaucoup ses taux d’intérêt, cela peut provoquer une récession, si bien que l’on parle alors d’"atterrissage brutal" (hard landing). Par contre, si la Fed peut relever ses taux d’intérêt juste assez pour ralentir l’économie et réduire l’inflation sans provoquer de récession, on parlera d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Mais il n’y a pas de définition officielle pour ce dernier. Le National Bureau of Economic Research (NBER), souvent considéré par les économistes comme l’arbitre quasi officiel de la datation des récessions, ne définit pas les atterrissages brutaux et en douceur. Plusieurs économistes considèrent une légère récession avec une faible hausse du chômage comme "douce", ce que président de la Fed Jay Powell a pu qualifier d’atterrissage "softish".

Les atterrissages en douceur sont l’équivalent du "bol de Boucle d’or" pour les banquiers centraux : suite à un resserrement monétaire, l’économie est juste bien, ni trop chaude (inflationniste), ni trop froide (avec une récession).

Un exemple d’atterrissage brutal


L’inflation était élevée au sortir des années 1960. De nouveaux assouplissements monétaires durant la campagne présidentielle de 1972 et les chocs pétroliers provoqués par le cartel de l’OPEP en 1973 ont poussé l’inflation vers les deux chiffres en 1974. Pour le reste des années 1970, les responsables politiques ont échoué à atténuer l’inflation.

En 1979, le Président Jimmy Carter choisit Paul Volcker pour remplacer William Miller à la tête de la Fed. Volcker était déterminé à baisser l’inflation (alors à 11 % en rythme annuel) et à restaurer la stabilité des prix. De juillet 1980 à janvier 1981, la Fed de Volcker a relevé le taux des fonds fédéraux, le principal taux d’intérêt à court terme de la Fed, à plus de 19 %. Cela a entraîné une récession longue de 16 mois, de juillet 1981 à novembre 1982, au cours de laquelle le taux de chômage a atteint le pic de 10,8 %, soit un atterrissage brutal. Au milieu de l’année 1983, Volcker avait réussi à ramener l’inflation sous les 3 %, préparant le terrain pour plusieurs décennies de bonne croissance avec seulement des interruptions mineures. Les leçons de cet épisode étaient claires selon Volcker : il est crucial de s’attaquer à l’inflation avant qu’elle n’atteigne des niveaux extrêmes et que la population ne révise à la hausse ses anticipations d’inflation.

Un exemple d’atterrissage en douceur


L’exemple classique d’un atterrissage en douceur est le resserrement monétaire opéré sous Alan Greenspan au milieu des années 1990. Au début de l’année 1994, l’économie allait fêter sa troisième année de sa reprise consécutive à la récession de 1990-1991. En février 1994, le taux de chômage chutait rapidement ; il est passé de 7,8 % à 6,6 %. L’indice des prix à la consommation augmentait au rythme annualisé de 2,8 % et le taux des fonds fédéraux était autour des 3 %. Avec l’économie en croissance et le chômage chutant rapidement la Fed craignait une potentielle hausse de l’inflation et elle décida de relever ses taux directeurs de façon préventive. Durant l’année 1994, la Fed releva sept fois ses taux d’intérêt, le ramenant de 3 % à 6 %. Ensuite, elle baissa son taux principal, le taux des fonds fédéraux, trois fois en 1995, quand elle vit que l’économie ralentissait davantage que ce qui s’avérait nécessaire pour empêcher l’inflation d’augmenter.

Les conséquences ont été spectaculaires. Alan Blinder, un ancien membre du comité de la Fed, nota que cela fut "l’atterrissage en douceur parfait qui contribua à faire d’Alan Greenspan une légende parmi les banquiers centraux". La performance économique reste robuste le reste de la décennie : l’inflation était faible et peu volatile, le chômage continua de baisser et la croissance du PIB réel attint en moyenne les 3 % par an. Greenspan nota dans ses Mémoires : "l’atterrissage en douceur de 1995 fut l’un des plus succès de mon mandat dont je suis le plus fier".

Les atterrissages en douceur sont-ils communs ?


La réponse dépend entièrement de la façon par laquelle on définit l’"atterrissage en douceur", un terme pour lequel il n’y a pas de définition qui fasse consensus. L’économiste de Princeton Alan Blinder, un ancien vice-président de la Fed, dit que si le PIB décline de moins de 1 % ou si le NBER ne signale pas de récession dans l’année qui suit un cycle de hausses des taux de la Fed, il considère qu’il y a un atterrissage en douceur. En examinant 11 périodes de hausses des taux de la Fed entre 1965 et 2019, il compte cinq atterrissages en douceur (soft) ou plus ou moins en douceur (softish) (…).

Connaissons-nous un atterrissage en douceur cette fois-ci ?


Peut-être. La Réserve fédérale fait face au pire épisode d’inflation depuis le début des années 1980, des circonstances très différences que celles auxquelles elle faisait face en 1994. Avec l’assouplissement des confinements durant la pandémie de Covid-19 en 2020, les perturbations des chaînes de valeur internationales et les amples relances budgétaire et monétaire, l’inflation a grimpé à un rythme annuel de 10 % au premier trimestre 2021. La Fed a répondu, tardivement, en relevant brutalement ses taux d’intérêt de plus de 5 points de pourcentage à partir de mars 2022. L’inflation a depuis baissé (l’indice des prix à la consommation, qui inclut les prix des produits alimentaires et de l’énergie, volatiles, a atteint le taux de 3,9 % en rythme annuel entre juin et août 2023), pourtant le chômage reste faible selon les standards historiques, atteignant 3,8 % en août 2023, et le PIB a continué d’augmenter à un rythme solide.

En 2022, beaucoup prédisaient qu’une récession se produirait en 2023, mais plus récemment on a moins entendu ces prédictions. Larry Summers, l’ancien secrétaire au Trésor, prévoyant un atterrissage brutal, disait en avril 2022 : "si vous regardez l’histoire, il n’y a jamais eu de moment où l’inflation a été supérieure à 4 % et le chômage inférieur à 5 % sans que nous ne connaissions une récession dans les deux années suivantes". Mais après le rapport sur l’emploi de septembre 2023, qui montre un ralentissement dans l’embauche et des chiffres encourageants pour l’inflation ces derniers mois, il a dit : "je pense toujours que la route vers un atterrissage en douceur est très difficile, mais c’est un pas sur cette route". De leur côté, la secrétaire au Trésor Janet Yellen et Paul Krugman ont affirmé en septembre 2023 que, bien qu’incertaines, il y a plusieurs raisons d’être optimiste, parce que l’inflation a diminué en 2023 sans hausse substantielle du chômage. (…) »

Sam Boocker & David Wessel, « What is a soft landing? », Brookings, 14 septembre 2023. Traduit par Martin Anota



« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »

« Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ? »

vendredi 12 mai 2023

Le plafond de la dette publique aux Etats-Unis

« Dans ce qui est devenu un cycle prévisible, les autorités se retrouvent sous pression pour relever le "plafond de la dette", la limite légale du montant de dette que le gouvernement fédéral peut accumuler. Malgré la fréquence à laquelle cette situation se répète, les discussions autour du plafonnement de la dette sont souvent confuses. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils plafonné leur dette publique ? Qu’est-ce que cela signifie de relever le plafond ? Comment les négociations sur la limite de la dette ont-elles changé au cours du temps ? Que se passerait-il si la limite de la dette était atteinte ?

Le gouvernement américain est constamment en besoin de financement en raison d’une tendance à générer des déficits. Quand le gouvernement dépense davantage qu’il ne collecte de recettes (et donc génère un déficit budgétaire fédéral), il doit emprunter la différence. Le gouvernement emprunte en vendant des titres aux investisseurs financiers à travers le monde. Alors que le déficit mesure le montant d’emprunt que le gouvernement réalise sur une période donnée, typiquement une année, la dette est la somme des emprunts, moins les remboursements, que le gouvernement a accumulés jusqu’à un certain point du temps. Le gouvernement fédéral a connu un déficit budgétaire presque chaque année depuis les années 1970, à la seule exception des quatre années allant de 1998 à 2001. Le déficit annuel a dépassé les 1.000 milliards de dollars en 2009, au summum de la Grande Récession. Plus récemment, la pandémie de Covid-19 a brutalement accru le besoin de dépenses fédérales. Celle-ci s’est produite dans le sillage du Tax Cuts and Jobs Act de 2017, qui a réduit les recettes gouvernementales. En conséquence, le déficit du gouvernement américain a dépassé les 3.000 milliards de dollars en 2020, les 2.700 milliards de dollars en 2021 et les 1.300 milliards de dollars en 2022. La contrepartie de ces dépenses déficitaires a été un besoin continuel d’emprunter.

Pourquoi avons-nous un plafond de la dette publique ? La Constitution accorde au Congrès le pouvoir de taxer, d’emprunter et de dépenser. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, chaque émission de dette du gouvernement fédéral exigeait explicitement l’approbation du Président et du Congrès. Durant le conflit, cependant, le Président Wilson et le Congrès ont éliminé cette règle et créé une limite globale pour faciliter le financement de la mobilisation. C'est ainsi que le plafond de la dette publique est né. Depuis lors, les Présidents et Congrès ont relevé ou suspendu le plafond de la dette plus de 100 fois, notamment 78 fois depuis 1960 et environ une fois par an ce siècle. C’est quelque chose de récurrent. (La suspension du plafond de la dette ou la permission temporaire du Trésor à le dépasser furent relativement rares au cours de l’histoire du plafonnement de la dette. Cependant, le Congrès a suspendu sept fois la limite de la dette depuis 2013, essentiellement entre août 2019 et septembre 2021.) Cela s’est produit aussi bien sous les administrations et Congrès républicains que sous les administrations et Congrès démocrates. Jusqu’à présent, le plafond fut relevé ou suspendu quand cela fut l’action nécessaire.

Les électeurs supposent souvent (et les responsables politiques affirment souvent) qu’un vote pour relever le plafond de la dette est un vote pour de nouveaux programmes de dépenses. En fait, relever la limite de la dette concerne le paiement des choix passés et les débats autour de la limite de la dette se ramènent financement à savoir si le Congrès doit autoriser le gouvernement à emprunter pour payer les dépenses qui ont été autorisées par le passé. Le gouvernement ne peut pas dépenser de l’argent sans approbation du Congrès. La seule raison pour laquelle le plafond de la dette publique est devenu un problème est que, lorsque le Congrès autorise par exemple un accroissement de 100 dollars des dépenses et de 70 dollars des impôts, il n’autorise pas forcément le gouvernement à emprunter 30 dollars. Pour l’essentiel, le Congrès exige du gouvernement qu’il dépense un certain montant d’argent mais, à cet instant précis, il n’autorise pas nécessairement le gouvernement à lever les fonds nécessaires pour payer ce programme. Ainsi, les propos autour du relèvement du plafond de la dette qui se centrent sur la "responsabilité budgétaire" et la discipline de la dette devraient plutôt avoir lieu avant que ne soit votée une hausse des dépenses publiques ou une baisse des recettes publiques.

Dette brute versus dette nette : le plafond de la dette s’applique à un concept qui n’a pas de fondement économique. Pour des raisons historiques et légales, la limite de la dette s’applique à ce qui est appelé la "dette brute", c’est-à-dire la somme de la dette nette et de la dette intragouvernementale. La dette nette est ce que le gouvernement doit au public (notamment aux investisseurs financiers, aux fonds de pension ou aux banques centrales domestiques ou étrangères) et c’est la mesure que les économistes considèrent comme important. La dette intragouvernementale est simplement la dette que le gouvernement se doit à lui-même. Un exemple est l’argent dans les fonds détenus par le gouvernement, comme le Social Security Trust Fund. Ce serait comme si votre poche de droite devait de l’argent à votre poche de gauche. La dette intragouvernementale n’a pas de signification économique. Par extension, alors, la dette brute est un concept légal qui n’a pas de signification économique. Malheureusement, les discussions se focalisent souvent sur la dette brute. (…)

Montant et plafond de la dette publique fédérale aux Etats-Unis (en % du PIB)

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Que se passerait-il si le plafond de la dette n’était pas relevé ? Si la dette publique atteignait sa limite légale, le Département du Trésor pourrait utiliser divers artifices comptables connus sous le nom de "mesures extraordinaires" pour retarder le jour fatidique. Mais cela ne pourrait durer que quelques mois et ensuite le gouvernement devrait faire défaut sur ses paiements d’intérêts ou d’autres obligations, comme la rémunération des militaires, les remboursements de taxes ou les paiements d’aides publiques. Les conséquences économiques d’un défaut intentionnel à grande échelle sont inconnues, mais les prédictions vont du "légèrement mauvais" au "vraiment catastrophique". Le fait même de flirter avec le défaut peut créer de l’incertitude, nuire à l’économie et conduire à une hausse des taux d’intérêts et des coûts de financement du gouvernement. En 1979, une erreur informatique a déclenché un défaut intentionnel sur un petit ensemble de titres du Trésor et suffisamment effrayé les investisseurs financiers pour que les taux d’intérêt exigés au Trésor augmentent. Ce défaut accidentel a coût environ 50 milliards de dollars (en dollars d’aujourd’hui) au gouvernement en termes de paiements d’intérêts.

Les négociations autour de la limite de la dette sont devenues assez litigeuses, en particulier les dernières. L’épreuve de force autour de la limite de la dette en 2011, exacerbé par la conduite des membres du Tea Party, en est un exemple parmi d’autres (…). A l’époque, des conservateurs menacèrent de bloquer toute hausse du plafond de la dette et de laisser le gouvernement faire défaut. Alors qu’ils pouvaient avoir cherché à améliorer leur position de négociation, ils ont joué avec le feu. Comme l’a noté Adam Posen, le président du Peterson Institute of International Economics (PIIE), ce fut la première fois qu’une démocratie solvable flirtait avec le défaut simplement en raison d’entêtements politiques. De son côté, l’administration Obama pensait que la menace du plafond de la dette permettait de faire passer plus facilement des mesures impopulaires pour améliorer la situation budgétaire de long terme (par exemple, en réduisant les dépenses publiques dans les programmes sociaux avec le relèvement de l’âge de départ à la retraite ou l’ajustement de la mesure de l’inflation pour la sécurité sociale) et qu’elle pouvait faire cela en obtenant en échange d’une hausse de l’imposition des riches. Alors que les responsables politiques finirent par relever la limite de la dette en 2011, une autre confrontation eut lieu en 2013. Les Républicains refusèrent de relever le plafond de la dette à moins que ne soient adoptées des lois pour répondre aux déficits de long terme, alors même qu’ils n’avaient pas proposé de telles lois. Face à une énorme pression du public, les Républicains firent marche arrière et "suspendirent" le plafond de la dette pendant quatre mois. Ces négociations ont eu un coût. L’épreuve de force autour du plafond de la dette en 2011 est estimée avoir eu un coût de 1.300 milliards de dollars pour les contribuables au cours de l’année fiscale et de 18,9 milliards de dollars sur dix ans. De même, à mesure que la date butoir approchait en 2013, les taux d’intérêt sur la dette publique explosèrent, comme les investisseurs financiers commencèrent à croire que le pays faisait face à une vraie menace de défaut de paiement.

Il y a d’autres facteurs qui font que c'est une mauvaise option politique de prendre le risque d’un défaut sur la dette publique. Premièrement, le défaut de paiement est inconstitutionnel, comme le Quatorzième Amendement affirme que "la validité de la dette publique (…) ne doit pas être questionnée". Deuxièmement, cela ne résoudrait pas les problèmes budgétaires de long terme ; cela ne ferait rien pour nous aider à payer la Sécurité sociale, Medicare et Medicaid à l’avenir. Troisièmement, cela aggraverait le problème budgétaire à long terme en accroissant le coût des futurs emprunts.

Les politiciens jouent avec le feu quand ils refusent de relever le plafond de la dette, en particulier au vu du rôle que la dette publique américaine joue dans le système financier mondial et du bénéfice dont le gouvernement fédéral jouit d’être capable de payer de faibles taux d’intérêt sur sa dette relativement aux autres actifs. Relever la limite de la dette n’a rien à voir avec le contrôle des dépenses futures ou des hausses d’impôts nécessaires pour rembourser les dépenses futures ; il est simplement question de payer les factures que le Congrès a déjà approuvées. Le débat autour des nouvelles dépenses ou de l’émission d’une nouvelle dette a implicitement eu lieu (ou aurait dû avoir explicitement eu lieu) quand les responsables politiques ont voté pour accroître les dépenses ou réduire les impôts en premier lieu. Alors qu’il est difficile de prédire la magnitude précise et la composition des effets économiques d’un défaut de paiement, il est clair qu’elles ne seront pas bonnes. A un niveau plus général, créer une telle crise pour des questions politiciennes n’est guère une chose intelligente ou patriotique. Pour toutes ces raisons, l’idée de législateurs de faire délibérément défaut sur la dette publique en ne relevant pas la limite de la dette est alarmante. C’est quelque chose à éviter. »

William G. Gale et Emily Merola, « Staring down the debt limit, again », Econofact, 11 mai 2023. Traduit par Martin Anota

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