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vendredi 29 mars 2024

Les démocrates sont meilleurs pour l'économie américaine que les républicains

« Nous avons beaucoup entendu parler du fait que les performances de l’économie américaine sous la présidence de Joe Biden ont été bien meilleures que ne le pensent les électeurs. Mais l’épisode actuel n’est qu’un exemple d’une plus grande énigme : depuis la Seconde Guerre mondiale, les performances de l’économie américaine ont été constamment meilleures sous les présidences démocrates que sous les présidences républicaines. Ce fait est encore moins connu, y compris parmi les électeurs démocrates, que la vérité à propos du mandat de Biden. En effet, certains sondages suggèrent que davantage d’Américains pensent le contraire, à savoir que les présidents républicains savent mieux gérer l’économie que les démocrates.

Dans un sens, il n’est pas vraiment surprenant que si peu de gens sachent que les performances économiques ont toujours été meilleures sous un parti que sous l’autre. La proposition semble improbable à première vue, comme le genre d’affirmation ouvertement partisane qui ne vaut même pas la peine d’être vérifiée. L’énigme est le fait lui-même : il est complètement exact.

Les statistiques pertinentes ont déjà été compilées, mais mettons-les à jour.

Croyez-le ou non

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les créations d'emplois ont été en moyenne de 1,7 % par an lorsque les démocrates étaient au pouvoir, contre 1,0 % sous présidence républicaine. Le PIB américain a connu un taux de croissance moyen de 4,23 % par an sous les présidences démocrates, contre 2,36 % sous les présidences républicaines, soit une différence remarquable de 1,87 points de pourcentage. Il s’agit de données d’après-guerre, couvrant 19 mandats présidentiels, de Truman à Biden. Si l’on remonte plus loin, jusqu’à la Grande Dépression, pour inclure Herbert Hoover et Franklin Roosevelt, la différence entre les taux de croissance est encore plus grande.

Les résultats sont similaires, qu’importe si on attribue ou non la responsabilité du premier trimestre du mandat d’un président à ce dernier ou à son prédécesseur. De même, les mandats présidentiels démocrates ont a été en moyenne en récession pendant 1 trimestre sur 16 trimestres, alors que les mandats républicains ont été en récession pendant 5 trimestres sur 16, soit une différence étonnamment grande.

Il y a des raisons d'être sceptique

Même ceux d’entre nous qui croient que les démocrates ont peut-être mené de meilleures politiques que les républicains, dans l’ensemble, ont du mal à expliquer l’important écart de performances que l’on observe. Après tout, de nombreux autres facteurs puissants et imprévisibles influencent l’économie, éclipsant souvent l’effet des leviers que le président peut contrôler.

En outre, de nombreuses politiques, bonnes ou mauvaises, ne produisent leurs principaux effets que sur une période plus longue qu’un cycle présidentiel. Par exemple, Jimmy Carter mérite de recevoir le crédit pour avoir nommé Paul Volcker à la présidence de la Fed en 1979 avec pour mandat de vaincre l’inflation à tout prix. La désinflation qui a suivi a été couronnée de succès, contribuant à préparer le terrain pour la Grande Modération des vingt années suivantes. Mais son impact immédiat en 1980 fut une récession. La plupart des économistes considèrent que la contraction monétaire de Volcker en valait le prix. Mais la récession a contribué à l'échec de Carter à être réélu en novembre de la même année. Ironiquement, c’est la seule et unique récession des soixante-dix dernières années à avoir eu lieu avec un démocrate à la Maison Blanche.

Est-ce juste le fruit du hasard ?

Alors, ces différences de performances sont-elles simplement le résultat du hasard ? On pourrait le penser. Mais l’application d’une méthodologie statistique universellement acceptée dit le contraire.

Les cinq dernières récessions ont toutes commencé alors qu’un républicain était à la Maison Blanche (Reagan, H.W. Bush, W. Bush, deux fois, et Trump). Les lecteurs peuvent consulter la chronologie par eux-mêmes. Les chances d'obtenir ce résultat par hasard, si la véritable probabilité qu'une récession démarre était la même pour un mandat démocrate que pour un mandat républicain, seraient (1/2)(1/2)(1/2)(1/ 2)(1/2), soit 1 sur 32 = 3,1 %. C’est très improbable. C’est la même probabilité que celle d’obtenir "face" sur cinq tirages au sort consécutifs sur cinq. Un tel rejet de l’égalité est considéré comme "statistiquement significatif au niveau de confiance de 95 %".

Et si l’on remontait plus loin ? Il est remarquable que 9 des 10 dernières récessions aient commencé alors qu’un républicain était président. Les chances que ce résultat se produise par hasard sont encore plus faibles : une sur 100. (Plus exactement 10 sur 210 = 0,0098.)

Blinder et Watson (2016) ont souligné un autre fait remarquable. Ils ont observé les huit fois depuis la Seconde Guerre mondiale où un président sortant d'un parti avait cédé la Maison Blanche à un dirigeant de l'autre parti. Nous avons eu deux présidents supplémentaires depuis. Mettons à jour leurs constats, en ajoutant les mandats de Trump et Biden (jusqu'à présent). Durant cinq des dix dernières transitions, un démocrate a été remplacé par un républicain ; à chaque fois, le taux de croissance a diminué d'un mandat à l'autre. Dans cinq des transitions, un républicain a été remplacé par un démocrate ; à chaque fois, le taux de croissance a augmenté. Aucune exception. Dix sur dix. Quelles sont les chances que cela se produise par hasard ? La probabilité est la même que la probabilité d’obtenir face sur 10 lancers de pièces consécutifs : ½ fois multiplié 10 fois, soit 1 sur 1.024. En d’autres termes, la différence est statistiquement significative au niveau de 99,9 %.

On peut donc rejeter en toute sécurité l’affirmation selon laquelle les performances économiques seraient meilleures avec les présidents républicains. Mais qu’est-ce qui explique le bilan étonnamment meilleur que l’on enregistre pour les présidences démocrates ? Cela reste une énigme. »

Jeffrey Frankel, « The historical puzzle of US economic performance under Democrats vs. Republicans », in Econbrowser (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



« La croissance américaine est la plus forte sous présidence démocrate »

« Peut-on féliciter Trump pour la bonne santé de l’économie américaine ? »

« Quelle est la contribution d’un chef d’Etat à la croissance économique ? »

jeudi 23 novembre 2023

La Fed devrait-elle recevoir le crédit pour la désinflation ?

« Le 14 novembre, le Bureau of Labor Statistics des Etats-Unis a annoncé que l’indice des prix à la consommation n’avait pas varié en octobre (qu’il soit désaisonnalisé ou non). Autrement dit, le niveau de l’indice des prix à la consommation n’a pas changé, ni le taux d’inflation, qui a été nul. Bien sûr, les chiffres sur un mois sont trop volatils pour tirer une conclusion. Les prix de l’essence ne vont pas chaque mois chuter de 5,0 %, comme ils l’ont fait de septembre à octobre.

Le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation au cours des douze derniers mois a été de 3,2 %, bien inférieur au taux de 6,5 % observé en 2022. Au risque de tenter le sort, on pourrait dire que la lutte contre l’inflation a été gagnée.

Un cas rare de désinflation immaculée


Contrairement à ce que beaucoup d’économistes ont prédit, et aussi contrairement à ce que beaucoup d’Américains continent de croire, le taux d’inflation aux Etats-Unis a, jusqu’à présent, baissé sans que l’activité économique ou l’emploi ne décline significativement. L’économie américaine a créé 204.000 emplois par mois au cours des trois derniers mois, soit davantage que la croissance à long terme de la population active. En conséquence, le chômage reste sous les 4,0 %, presque le plus faible niveau depuis la fin des années 1960. La croissance du PIB a été de 2,3 % en rythme annualisé jusqu’à présent cette année, soit bien plus rapide que le taux de croissance moyen des Etats-Unis depuis le tournant du siècle. Cet épisode a été qualifié de "désinflation immaculée", puisque celle-ci s’est opérée sans perte en revenu ou emploi.

L’histoire a été la même dans les autres pays industrialisés l’inflation a augmenté en 2021 et en 2022, puis elle a baissé en 2023. Mais les statistiques ailleurs ne sont pas aussi bonnes qu’aux Etats-Unis. D’autres économies industrialisées (la zone euro, le Royaume-Uni, le Canada et le Japon) connaissent une plus faible croissance. Pourtant l’inflation est plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis. (Elle reste très faible au Japon).

Si l’on s’en tient aux règles traditionnelles de la politique, la Fed et l’administration fédérale devraient obtenir le crédit politique pour les progrès qui ont été réalisés au cours de cette période, qu’importe s’ils y ont contribué ou non. Mais ce critère (la pratique politique traditionnelle) place la barre trop bas. On peut raisonnablement se demander si les responsables politiques sont responsables, dans un sens causal, de l’apparent atterrissage en douceur. Il y a deux ans, ils ont certainement sous-estimé le danger de l’inflation. Si le resserrement subséquent de la politique monétaire est responsable de la désinflation, il ne semble pas avoir opéré via les canaux habituels de la baisse de la production et de l’emploi.

Quelques canaux alternatifs pour la politique monétaire


De possibles mécanismes de transmission des taux d’intérêt à l’inflation n’opèrent pas via la production ou l’emploi. De tels canaux sont l’immobilier, le taux de change et les prix des matières premières :

  • Les taux d’intérêt hypothécaires contribuent à déterminer la demande de logements. Ils ont abruptement augmenté au cours des deux dernières années, la période au cours de laquelle la Fed a mis un terme à l’assouplissement quantitatif et resserré sa politique monétaire. Certains indicateurs des prix de l’immobilier montrent que ces derniers ont brutalement chuté après le milieu de l’année 2022.

  • Depuis mars 2022, le mois au cours duquel la Fed a commencé à relever ses taux d’intérêt, le dollar s’est apprécié de plus de 8 % vis-à-vis des autres devises majeures. (…) L’effet modérateur de l’appréciation sur les prix des biens échangeables est plus faible dans le cas des Etats-Unis qu’il ne l’est dans d’autres pays.

  • Un canal négligé est que les taux d’intérêt réels plus élevés exercent des pressions à la baisse sur les prix des matières premières comme le pétrole, les minéraux et les produits agricoles. L’indice des prix mondiaux pour toutes les matières premières a chuté de plus de 30 % entre mars 2022 et octobre 2023 (comme on a pu le prédire).

Mais ni le taux de change, ni l’immobilier, ni même les matières premières, ne constituent la principale histoire.

La meilleure explication


Le fait que la chute de l’inflation se soit accompagnée par une très faible perte en termes d’activité économique pourrait peut-être s'expliquer par une pente plus forte de la courbe de Phillips à proximité du plein emploi. Autrement dit, quand le chômage est inférieur à 4 %, comme il l’a été, et en particulier quand les postes vacants dépassent les 7 %, comme ils l’ont été, les baisses de la demande agrégée se traduisent presque entièrement par une baisse de l’inflation plutôt que par une baisse de l’activité économique.

Une meilleure explication pourrait être que les obstacles à l’approvisionnement qui se sont manifestés de 2020 à 2022 se sont dissipés cette année. Les perturbations des chaînes de valeur (la congestion des ports, les retards dans les commandes de marchandises, les goulots d’étranglement dans les intrants, les pénuries de main-d’œuvre et le reste des perturbations associées à la pandémie de Covid-19 qui ont tant dominé la vie de 2020 à 2022) se sont dissipées en 2023. L’indice de pressions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales produit par la Réserve fédérale de New York montre que les perturbations d’approvisionnement ont atteint leur pic en décembre 2021 et qu’elles ont régulièrement décliné à partir d’avril 2022. Apparemment, la main invisible, qui avait disparu, est revenue faciliter le bon fonctionnement de l’économie.

Une évolution plus favorable de la relation d’offre agrégée devrait permettre de réduire l’inflation pour un taux de croissance économique donné. La croissance a décliné en 2022 et en 2023 relativement au taux de surchauffe de l’expansion en 2021. (Cela ressemble vraiment à un atterrissage en douceur.) Le retrait de la relance monétaire américaine peut expliquer pourquoi l’évolution favorable de la relation a pris la forme en 2023 d’une baisse de l’inflation plutôt que d’une accélération de la croissance du PIB. En d’autres termes, si la Fed n’avait pas augmenté ses taux après mars 2022, il y a des chances pour que la surchauffe de l’économie se soit poursuivie, malgré l’évolution favorable de l’offre ; l’inflation serait toujours élevée. La conclusion est que la Fed devrait peut-être recevoir le crédit pour la baisse de l’inflation après tout. »

Jeffrey Frankel, « Does the Fed deserve credit for the disinflation? », in Econbrowser (blog), novembre 2023. Traduit par Martin Anota



« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »

lundi 30 octobre 2023

Le grand bond en arrière de la Chine

« Ce mois de novembre, cela fera dix ans que le 18ème comité central du Parti communiste chinois a tenu son Troisième Plenum quinquennal. Cette réunion avait fixé un ensemble de réformes visant à soutenir le taux de croissance national. Mais ces réformes n’ont pas été mises en œuvre, ce qui contribue au ralentissement de l’économie.

Le déclin de la croissance chinois


Il y a dix ans, en 2013, une simple extrapolation du différentiel de taux de croissance entre la Chine et les Etats-Unis suggérait que la deuxième économie mondiale dépasserait d’ici 2021 la première (quand les PIB sont comparés en utilisant les taux de change nominaux). Certains estimaient même que le dépassement se produirait en 2019. Ce n’est pas ce qui s’est passé : l’économie américaine est restée bien en avance. Goldman Sachs et d’autres prévoient désormais que le PIB chinois ne rattrapera pas le PIB américain avant 2035. Même si le dépassement se produit, il pourrait n’être que temporaire. On prévoit que l’économie chinoise atteindra un pic au milieu du siècle, à partir duquel le déclin de sa population active dépassera la croissance de sa productivité. Cette significative révision des prévisions de croisement est une indication de l’ampleur des révisions à la baisse de la croissance tendancielle de l’Empire du Milieu depuis 2013.

Certes, le PIB chinois a déjà dépassé le PIB américain si on les mesure en termes de PPA (…). Pour plusieurs raisons, telles que la prévision de la force militaire ou la détermination de la taille des quotas au FMI, la comparaison aux taux de change courants est bien plus importante que la comparaison aux taux PPA.

Il apparaissait probablement inévitable il y a dix ans que l’économie chinoise ralentirait au cours de la décennie suivante, après trois décennies d’une croissance moyenne de 10 % par an, une performance sans précédent à travers le monde. Parmi les principales raisons amenant à prévoir un ralentissement, il y a le rattrapage technologique, les rendements décroissants du capital, le vieillissement de la population, les rendements décroissants de l’exode urbain, une possible trappe à revenu intermédiaire et un simple retour à la moyenne. Mais le ralentissement a été plus sévère qu’on en s’y attendait (même si l’on croit les chiffres officiels) ou que ce qui est nécessaire.

Les promesses de 2013


Les réformes qui furent annoncées au Troisième Plénum de 2013, avec pour date limite de mise en œuvre l’année 2020, étaient raisonnables, que ce soit du point de vue des économistes chinois ou de celui des économistes étrangers. Le rôle de l’Etat dans l’économie devait être réduit et le marché devenir la "force décisive dans l’allocation des ressources". L’importance des entreprises publiques dans l’économie devait diminuer relativement à l’importance des entreprises privées. Par exemple, les investisseurs privés devaient avoir la possibilité de détenir une plus grande part du capital des entreprises publiques et ces dernières devaient verser une plus grande part de leurs profits à leurs propriétaires sous forme de dividendes. Le gouvernement devait simplifier les procédures d’approbation, indiquer explicitement quels secteurs resteraient sous son contrôle et déréglementer les prix de l’énergie et d’autres intrants que les entreprises achètent aux services publics (donc réduire une forme de subventions aux entreprises publiques).

Le système financier devait être libéralisé, permettant une plus grande mobilité transfrontalière des capitaux. Les résidents ruraux devaient bénéficier d’un meilleur respect des droits de propriété foncière, leur donnant le droit de posséder et de vendre leur propriété et de ne plus être exposés au risque de se la faire confisquer par les responsables locaux, qui exproprient parfois les terres pour construire des tours d’immeubles inutiles. Le système du hukou devait être réformé de façon à permettre aux nouveaux arrivants en ville d’accéder aux mêmes services publics, notamment de santé et d’éducation, que les résidents de longue date. La désastreuse politique de l’enfant unique devait être éliminée. L’économie devait être moins dépendante de l’investissement et des exportations et reposer davantage sur la consommation des ménages. L’environnement devait être nettoyé.

Des réformes annulées


Quelques-unes de ces réformes ont été poursuivies au cours des dix années qui ont suivi. Certains progrès avaient été réalisés concernant l’environnement. La politique de l’enfant unique a été abandonnée (même si les familles sont toujours limitées à trois enfants). Il y a eu un rééquilibrage vers la consommation domestique, par opposition à la dépendance excessive à la demande extérieure. C’est ce changement qu’implique l’expression "circulation duale" adoptée en 2020. La force la plus fondamentale derrière la moindre importance du commerce extérieur a été une suite d’événements fortuits : la guerre commerciale de Trump, la pandémie de Covid-19, l’extension excessive des chaînes de valeur internationales et le déclin général des relations avec les Etats-Unis et leurs alliés.

Mais la plupart des réformes annoncées en 2013 n’ont pas été adoptées. En fait, les réformes adoptées depuis sont allées à l’opposé. Cela contribue à expliquer pourquoi la croissance ralentit. Le rôle de l’Etat dans l’économie s’est accru relativement au secteur privé. Par exemple, le flux de prêts accordés aux entreprises publiques a augmenté après 2013, tandis que la part de prêts allant aux entreprises privées a chuté. Or la productivité tend à être plus élevée dans les entreprises privées que dans les entreprises publiques, donc la plus grande importance des entreprises publiques est l’une des raisons expliquant pourquoi la croissance de la productivité a ralenti à partir de 2013. (...)

L’absence de relance macroéconomique en 2023


Si le gouvernement chinois a élargi son rôle dans les politiques microéconomiques et structurelles depuis 2013, son inclination à suivre la politique macroéconomique active s’est par contre érodée. Durant les treize premières années de ce siècle, les autorités chinoises ont fait un bon usage contracyclique des politiques monétaire et budgétaire. La Banque populaire de Chine a répondu de façon appropriée à la surchauffe de 2007-2008, en relevant les taux d’intérêt et en resserrant les exigences en réserves imposées aux banques et les ratios prêts-valeur du crédit hypothécaire, ce qui a permis de réduire l’inflation. Elle le fit de nouveau en 2010-2011. Entre ces deux périodes de surchauffe, les politiques monétaire et macroprudentielle avaient été assouplies en 2008-2009 en réponse à la crise financière mondiale. En même temps, le gouvernement entreprit une hausse keynésienne des dépenses. En conséquence, la Chine s’est rapidement remise de la récession.

En 2022-2023, la production a chuté sous la trajectoire ralentie de la production potentielle, en raison des effets récessifs de l’éclatement d’une bulle immobilière et de la politique zéro-Covid. Pourtant, les politiques monétaire et budgétaire n’ont pas répondu à la plus récente récession avec la même habileté contracyclique dont elles ont fait preuve lors des précédentes récessions. En d’autres termes, l’économie est actuellement déprimée à la fois par l’échec dans la mise en œuvre des politiques structurelles et par l’échec dans l’adoption d’une politique contracyclique.

Comment peut-on expliquer le contraste entre, d’un côté, la récente méfiance du gouvernement chinois vis-à-vis de la relance et, d’un autre côté, du plus grand rôle qu’il joue dans la structure de l’économie ? (…) L’essentiel des dépenses de 2008-2009 et d’autres expansions passées est provenue des gouvernements locaux, qui ne sont pas totalement sous le contrôle du gouvernement central. En outre, notons qu’une façon naturelle de stimuler l’économie aurait été de réaliser des transferts de façon à accroître le revenu disponible des ménages, ce qui stimulerait leur consommation, mais cela aurait pour effet d’accroître le rôle du secteur privé, ce qui n’est pas la préférence révélée du gouvernement chinois.

Finalement, il y a une vraie tension entre les rôles du marché et du gouvernement. La libération financière s’est interrompue en partie en réaction à l’instabilité financière, notamment le krach boursier de juin 2015, mais aussi pour empêcher une sortie nette des capitaux et la dépréciation du yen. Cette dernière commença fin 2014 et perturba les marchés des changes en août 2015.

Politique chinoise


Si l’inversion des réformes de 2013 a ralenti la croissance économique, pourquoi le Président Xi Jinping a-t-il choisi ce chemin ? Deng Xiaoping, le dirigeant chinois de 1978 à 1989, avait fait de l’enrichissement la priorité nationale, ce qui fut le cas les quarante années qui suivirent. Le Troisième Plénum de 2013 ne constitue pas l’ascension de la pensée de Xi Jinping, même s’il avait déjà pris ses fonctions. Cette ascension eu lieu en 2017, quand il consolida son pouvoir. On dit que Xi s’inspire davantage de Mao Zedong que de Deng. On disait que le gouvernement chinois s’engageait à délivrer une prospérité économique croissante pour garantir le soutien de la population à un régime répressif, mais, pour Xi, c’est l’inverse : le contrôle politique par le Parti communiste chinois prime sur l’économie.

Ce mois ne marque pas le dixième anniversaire d’un tournant décisif en Chine vers les réformes de marchés. C’est plutôt le dixième anniversaire de leur zénith. »

Jeffrey Frankel, « China’s great leap backward », in Econbrowser (blog), octobre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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« Surestime-t-on la croissance chinoise ? »

mardi 15 août 2023

La fin des taux d’intérêt nuls

« Comme les choses ont changé en deux ans ! En 2021, les taux d’intérêt étaient proches de zéro aux Etats-Unis et au Royaume-Uni et légèrement négatifs dans la zone euro et au Japon. On s’attendait à ce qu’ils restent indéfiniment faibles. Chose remarquable, en janvier 2022, les investisseurs financiers pensaient que la probabilité que le taux d’intérêt remonte à 4 % dans les cinq années suivantes était de seulement 12 % aux Etats-Unis, 4 % en zone euro et 7 % au Royaume-Uni. Voilà en ce qui concerne les taux d’intérêt nominaux de court terme. Après correction de l’inflation anticipée, les taux d’intérêt réels étaient substantiellement négatifs et on s’attendait à ce qu’ils le restent.

Même après que la plupart des banques centrales aient commencé à relever leurs taux d’intérêt (la Fed commença à le faire en mars 2022), ce fut en réaction à la plus forte inflation. Donc, les taux d’intérêt réels étaient toujours substantiellement négatifs il y a un an encore. En outre, les taux d’intérêt de court terme ont davantage augmenté que les taux de long terme ne l’ont fait : la courbe des taux s’est inversée en octobre 2022, signalant que les marchés financiers pensaient que les banques centrales baisseraient bientôt les taux d’intérêt de court terme. Cette anticipation a été attribuée aux prévisions d’une récession imminente pour les Etats-Unis et l’économie mondiale, récession que l’on attendait déjà pour l’année 2022.

Le renversement


Pas même cinq ans se sont écoulés depuis janvier 2022 et pourtant le taux d’intérêt de court terme a augmenté à 5,25 % aux Etats-Unis. Les taux d’intérêt réels sont maintenant positifs aux Etats-Unis et dans plusieurs autres pays. A présent, les prévisions des futurs taux d’intérêt réels sont aussi bien au-dessus de zéro. (Une raison pour ce changement de perspective est que, soudainement, il apparaît que les Etats-Unis pourraient après tout éviter une récession.)

S’il n’y avait que les investisseurs financiers qui avaient brutalement abandonné le scénario des taux nuls pour celui des taux positifs, cela ne serait guère troublant : les marchés financiers sont notoirement volatils. Mais un renversement de paradigme plus fondamental pourrait également survenir parmi les économistes universitaires, ce qui survient moins souvent.

Le taux d’intérêt d’équilibre nul


En 2021, plusieurs économistes monétaires estimaient que le taux d’intérêt réel d’équilibre (ou neutre ou "naturel") devait chuter à zéro ou même en-dessous. Le taux d’intérêt neutre a été défini comme le taux d’intérêt que paieraient les obligations sûres si la demande agrégée était égale à la production potentielle et le chômage égal à son taux naturel. (Les banques centrales essayent généralement de maintenir le taux d’intérêt courant à proximité du taux d’intérêt naturel.) Cette perspective a été perçue comme plus ou moins permanente, avec l’exception des fluctuations cycliques occasionnelles, par exemple les hausses temporaires du taux d’intérêt à des instants où la politique budgétaire était inhabituellement expansionniste ou les creux dans les récessions.

Cette perspective de taux nul était importante. Avec une cible de long terme de 2 % pour le taux d’inflation moyen, l’implication semblait être que le taux d’intérêt nominal d’équilibre devait être inférieur à 2 % en moyenne, ce qui ne laisserait pas une marge suffisante pour réduire les taux d’intérêt en temps de récession. Malheureusement, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent être poussés bien en-dessous de zéro, en raison de la fameuse borne inférieure zéro (zero lower bound), un exemple de ce que Keynes appelait une trappe à liquidité.

En Europe et au Japon, il est apparu que les taux d’intérêt nominaux pouvaient être poussés un peu en-dessous de zéro : jusqu’à – 0,5 %. Mais ce fut la borne inférieure effective (effective lower bound) : ils ne pouvaient pas être poussés davantage vers le bas. La raison est que, hypothétiquement, si les taux d’intérêt nominaux tombaient à - 1 %, les gens retireraient leur argent de la banque et la garderaient dans des coffres sûrs pour éviter les taux de rendement négatifs. Les coûts mensuels du coffre seraient moindres que la pénalité associée à la détention d’argent sous forme de dépôts bancaires ou d’obligations.

Si le taux d’intérêt réel d’équilibre était parfois négatif et la borne inférieure effective sur les taux d’intérêt nominaux proche de zéro, nous serions en difficulté. Dans cette situation inquiétante, la politique monétaire serait, l’essentiel du temps, trop restrictive pour délivrer le taux de croissance d’équilibre de l’économie réelle. (D’où l’intérêt pour les "politiques monétaires non conventionnelles".) Au mieux, la tâche du maintien au plein emploi aurait à revenir à la politique budgétaire, ce qui était politiquement difficile. C’était l’hypothèse de la stagnation séculaire, ravivée et rendue célèbre par Larry Summers il y a dix ans, en 2013, et soutenue par d’autres.

Les implications pour la dette publique


En ce qui concerne la politique budgétaire, il y avait une implication plus encourageante aux taux d’intérêt chroniquement faibles : ils ont chuté sous le taux de croissance de l’économie (r < g). Cela rendrait soutenables des niveaux élevés de dette publique. Le gouvernement pourrait connaître un déficit primaire (c’est-à-dire un déficit, même une fois les intérêts payés) sans pour autant que la dette soit insoutenable, parce qu’elle serait sur une trajectoire décroissante relativement au PIB. En effet, les taux d’intérêt réels négatifs ont contribué à réduire le ratio dette publique sur PIB des Etats-Unis entre 2020 et 2022.

Il a été suggéré que le meilleur indicateur de la soutenabilité de la dette n’est pas le ratio dette sur PIB, mais la charge d’intérêt sur PIB, c’est-à-dire le ratio dette sur PIB fois le taux d’intérêt. Parce que les taux d’intérêt étaient si faibles, les gouvernements pouvaient continuer à emprunter. On peut considérer que cette vision des choses a sous-estimé la probabilité d’une hausse brutale des taux d’intérêt à l’avenir, une évolution qui rendrait soudainement la dette insoutenable, comme beaucoup de pays émergents le savent.

A présent que les taux d’intérêt sont passés au-dessus du taux de croissance économique, la dette publique américaine est soudainement redevenue un problème. On s’attend à ce que le ratio dette sur PIB retrouve sa trajectoire ascendante (…). C’est l’une des raisons pour lesquelles Fitch Ratings a dégradé la notation de la dette américaine le 1er août, mettant un terme au triple A.

La tendance historique à la baisse des taux d’intérêt


Il n’est pas difficile de voir pourquoi les investisseurs financiers et les économistes concluaient en 2021 que les taux d’intérêt d’équilibre avaient chuté à plus ou moins zéro de façon permanente. Les taux de court terme aux Etats-Unis ont été proches de zéro pendant neuf années (2006-2015 et 2020-2021) au cours des treize années qui ont suivi la crise financière de 2008. De même, pour la zone euro (sous les 1 % depuis 2009 et zéro depuis 2015) et le Japon (sous 0,5 % depuis 1996). Cela ne s’était pas produit auparavant, du moins pas depuis la Grande Dépression des années 1930, l’époque où Alvin Hansen conçut le concept de stagnation séculaire.

Dans les économies majeures, les taux nominaux et réels ont eu tendance à baisser depuis 1992 (et même depuis les années 1980, mais cette décennie peut être expliquée par des facteurs macroéconomiques temporaires). Chose plus surprenante, quand Rogoff, Rossi et Schmelzing ont observé sept siècles de données sur les taux d’intérêt réels de long terme, ils ont trouvé une légère tendance baissière depuis la Renaissance, estimée à environ 1,2 point de pourcentage par siècle (entre 0,6 et 1,8 point de pourcentage), malgré beaucoup de fluctuations de court terme qui peuvent masquer la tendance. L’implication semble être que les taux d’intérêt réels de long terme au vingt-et-unième siècle entrent de façon permanente en territoire négatif. (Une interprétation alternative est que les taux suivent une asymptote tendant à zéro.)

Le déclin des taux d’intérêt réels a été si largement considérée comme permanente que ces études voient leur observation d’une tendance baissière sur sept siècles comme un rejet de la proposition que le déclin est seulement un phénomène propre aux quatre dernières décennies plutôt que comme un rejet de la proposition que le déclin fut seulement temporaire. Mais la dernière hypothèse doit être considérée sérieusement. Statistiquement, l’économétricien doit s’attendre à avoir besoin de cent années de données pour trouver des éléments significatifs montrant que les fluctuations de telles variables sont en fait des écarts transitoires par rapport à un équilibre de long terme.

Qu’est-ce qui pourrait être la cause fondamentale derrière la baisse des taux d’intérêt réels ? Une variété de raisons possibles a été évoquée. Les suggestions pour expliquer les dernières décennies incluent : le ralentissement de la croissance de la productivité (attribuable à un ralentissement du progrès technologique), divers facteurs démographiques (notamment le baby boom d’après-guerre), la hausse de la demande mondiale d’actifs sûrs et liquides (possiblement liée à la hausse des perceptions du risque), la hausse des inégalités (les riches épargnant davantage), un excès mondial d’épargne (attribuable à l’Asie de l’Est à forte épargne), la baisse du prix des biens capitaux, etc. (…) (Je pourrais aussi ajouter la baisse des coûts de transaction sur les marchés financiers, permettant une plus forte concurrence parmi les prêteurs.)

5 % versus zéro


Ce n’est pas que d’éminents économistes ont exclu la possibilité de futures hausses des taux d’intérêt. Ils ont reconnu qu’il y avait une chance que les taux d’intérêt puissent augmenter pendant un certain temps. Mais beaucoup pensaient que ce serait improbable à moyen terme et que ce serait transitoire à long terme. En 2018, Summers écrivait que "nous allons probablement avoir, selon les normes historiques, de très faibles taux pour une très large fraction du temps futur, même durant les bons temps". En 2020, Jason Furman et Summers avaient réitéré : "on s’attend à ce que les taux d’intérêt restent négatifs". En juin 2022, Olivier Blanchard écrivait dans un livre très impressionnant : "le long déclin des taux d’intérêt sûrs découle de puissants facteurs sous-jacents qui ne semblent guère susceptibles de s’inverser de sitôt".

Ce que l’on disait improbable s’est produit. Le taux d’intérêt de court terme est supérieur à 5 %. Peut-être que tous ces économistes monétaires ont raison et que le taux d’intérêt reviendra à zéro dans le futur. Mais il me semble que certains ont été trop hâtifs en extrapolant ce qui s’est passé entre 2008 et 2021. Après tout, jusqu’à 2008 presque personne ne pensait que les taux d’intérêt d’équilibre puissent être nuls. Les macroéconomistes n’ont pratiquement pas réfléchi aux taux d’intérêt nuls avant 2008 (ou 1998 dans le cas du Japon) et ils ne pensaient guère à autre chose après. Si nous avons changé d’avis une fois, nous pouvons encore changé d’avis. En outre, il n’est pas facile d’expliquer en théorie les taux d’intérêt réels d’équilibre nuls ou négatifs, aussi longtemps que les entreprises montrent une croissance de la productivité et les consommateurs une certaine impatience.

Je ne sais pas ce que seront les taux d’intérêt à l’avenir. Mais je doute qu’ils reviennent à zéro. S’ils n’y revenaient pas, ce serait une bonne nouvelle pour la politique monétaire : elle serait moins contrainte que précédemment. Mais ce serait une mauvaise nouvelle pour la politique budgétaire : elle serait de nouveau contrainte par la perspective d’une hausse continue des ratios dette publique sur PIB. »

Jeffrey Frankel, « The end of zero interest rates », in Econbrowser (blog), août 2023. Traduit par Martin Anota


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vendredi 24 mars 2023

Cinquante ans de flottement

« Ce mois-ci marque le cinquantième anniversaire du mois (mars 1973) où le dollar, le yen, le deutschemark, la livre sterling et d’autres devises commencèrent à flotter, leurs valeurs relatives étant depuis lors déterminées par les marchés des changes plutôt que par les gouvernements. L’abandon du système de Bretton Woods des taux de change fixes a généralement été considéré comme un échec. Le passage des taux de change fixes aux taux de change flexibles a toutefois probablement résulté d’un processus de long terme inévitable, naturel.

Le système de Bretton Woods

Le système monétaire international qui a été conçu à Bretton Woods, en 1944, était l’une des composantes de l’ordre international d’après-guerre. Cet ordre, qui a aussi reposé sur plusieurs cycles de négociations visant à libéraliser le commerce, nous a permis de connaître des décennies de paix et de prospérité sans précédent.

Il est tentant de croire que le système de Bretton Woods a duré presque trente ans, qu’il a coïncidé avec la période de croissance économique mondiale rapide que les Français appellent les « Trente Glorieuses ». Mais, dans un sens, le système n’a vraiment fonctionné qu’une année.

Il n’a pas vraiment été en vigueur avant 1958, tant que les économies d’Europe de l’ouest n’avaient pas connu suffisamment de croissance pour être capables de restaurer la convertibilité de leurs devises en dollars (en éliminant les contrôles de change pour les transactions du compte courant). Ce fut au cours de l’année suivante, en 1959, que les engagements en dollars vis-à-vis des étrangers dépassèrent la valeur des réserves d’or détenues par les autorités américaines. Le professeur de Yale Robert Triffin prit conscience de l’importance de ce signal, diagnostiqua correctement le problème inhérent à un système basé sur le dollar et prédit qu’il finirait par s’effondrer. Selon le dilemme de Triffin, si le reste du monde continuait de gagner suffisamment de dollars américains (la devise de réserve de facto) pour que leur économie fonctionne, les investisseurs finiraient par perdre confiance dans le dollar. La hausse des engagements en dollar s’accéléra après 1965 avec les impulsions budgétaire et monétaire inflationnistes aux Etats-Unis associée à la Guerre du Vietnam.

Le passage au flottement

Les tensions culminèrent lors des événements tumultueux de 1971, quand le président américain Richard Nixon suspendit la possibilité pour les autres gouvernements de convertir les dollars en leur possession en or et dévalua le dollar de 11 % (l’accord du Smithsonian), et de 1973, quand les principaux ancrages furent abandonnés pour de bon. Le nouveau système de taux flottants a prouvé son utilité un peu plus tard lors de l’année 1973, quand la dépréciation automatique des devises des économies les plus dépendantes du pétrole, notamment le yen japonais, les aida à atténuer le choc de l’embargo arabe et le quadruplement subséquent du prix du pétrole.

L’effondrement de la stabilité des taux de change ne s’apparente pas à un précipice. Tout d’abord, il a été préfiguré par les réalignements en 1967, quand la livre sterling fut dévaluée de 14 %, et en 1969, quand le deutschemark fut réévalué de 9 %. En outre, le passage à la flexibilité se généralisa après 1973. Initialement, les plus petites devises restèrent ancrées. Mais durant les décennies ultérieures, la tendance parmi les pays émergents et en développement de taille intermédiaire a été d’abandonner les cibles de taux de change pour se rapprocher de la flexibilité.

Le choix d’un régime de change résulte d’un arbitrage entre avantages et inconvénients. Les avantages des taux de change fixes incluent : la facilitation des échanges commerciaux et de l’investissement en réduisant le risque de change et les coûts de transaction ; la fourniture d’une ancre nominale que la politique monétaire peut facilement suivre ; le fait de s’épargner deux problèmes qui surviennent parfois avec les taux de change flottants, en l’occurrence les dépréciations compétitives ("les guerres de devises") et les bulles spéculatives. Les avantages des taux de change flottants incluent : la capacité à fixer la politique monétaire indépendamment des autres pays ; l’ajustement automatique des chocs commerciaux ; le maintien du seigneuriage pour le gouvernement national (le privilège de créer de la monnaie pour financer les dépenses publiques) ; le maintien de la protection apportée par le prêteur en dernier ressort pour le système bancaire ; et le fait d’éviter les attaques spéculatives qui affligent parfois les taux de change ancrés.

Graduellement au cours des cinquante dernières années, de plus en plus de pays ont jugé que, pour eux, les avantages des taux de change flottants l’emportaient sur les avantages des taux de change fixes. Une inversion temporaire de cette tendance commença en 1985, quand certains pays, en particulier en Amérique latine, retournèrent à des cibles de taux de change pour contenir l’inflation (l’avantage de l’ancrage nominal). Mais la tendance vers la flexibilité reprit après 1994, quand une attaque spéculative força le Mexique d’abandonner sa cible de taux de change, suivi par la Thaïlande, la Corée du sud, l’Indonésie, la Russie, le Brésil, l’Argentine, la Turquie et bien d’autres pays. (Une autre grosse exception à la tendance globale vers des taux davantage flexibles a été la création en 1999 d’une devise commune à onze pays européens, l’euro, désormais partagée par vingt pays.)

Une variété d’accords se situe quelque part entre les extrêmes que sont le pur flottement et l’ancrage sur une autre devise : ils incluent les bandes (les zones-cibles), les paniers, les parités mobiles, les clauses de sortie et les flottements administrés systématiques.

La plupart des devises majeures (le dollar américain, l’euro, le yen, la livre sterling, le dollar australien et le dollar canadien) ont flotté presque librement. Certains jugèrent les taux de change trop volatiles et appelèrent à des interventions sur le marché des chances. Ce fut une période d’interventions concertées occasionnelles, notamment avec l’effort coordonné du G5 pour baisser le dollar avec l’Accord du Plaza de 1985. Mais les interventions se firent rares après 1995.

Guerres de devises et guerres de devises inversées

Après 1973, il y a eu une prohibition des manipulations de devises "déloyales". Depuis 2003, les politiciens américains craignent que la Chine maintienne de façon déloyale sa monnaie sous-évaluée : la banque centrale chinoise est intervenue fréquemment, en vendant des yuans et en achetant des dollars. En recourant notamment à l’expression de "guerre de devises" (currency war), les responsables brésiliens ont accusé les Etats-Unis et le Japon de sous-évaluation déloyale en 2010-2011.

Mais parmi les pays développés, la dernière grande intervention sur le marché des changes pour dévaluer une devise a été l’effort coordonné pour aider le Japon à faire face aux répercussions du séisme de Tohoku en 2011. En février 2013, le G7 se mit d’accord pour ne pas se lancer dans des guerres monétaires, en se promettant de s’empêcher de chercher délibérément à baisser la valeur de ses devises, que ce soit directement via les interventions sur les marchés des changes ou indirectement via l’expansion monétaire, dans un accord peu connu. En vérité, même la Chine a cessé de contenir l’appréciation de sa devise en 2014 et cherche depuis à combattre sa dépréciation.

Ces derniers temps, il ne semble pas y avoir de guerres de devises. En fait, on craint plutôt les "guerres de devises inversées". A une époque où les pays s’inquiètent moins des déficits commerciaux, mais s’inquiètent davantage de la lutte contre l’inflation, ils se lancent dans des hausses de taux d’intérêt, ce qui conduit à une appréciation, et non à une dépréciation, de leur devise. Certains pays ne sont pas satisfaisants que le dollar se soit apprécié de 14 % au cours des deux dernières années (en l’occurrence entre mars 2021 et mars 2023), atteignant son troisième plus grand pic depuis qu’il a commencé à flotter en 1973. (La population américaine ne l’a même pas noté.)

Certains regrettent le système monétaire d’avant-guerre ou même l’étalon-or. Mais l’effondrement du système de Bretton Woods en 1973 n’a pas été l’équivalent monétaire du naufrage du Titanic. Le dernier demi-siècle a été marqué par l’émergence d’un nouveau système, d’un meilleur système, qui est resté en place pendant cinquante ans malgré de fréquentes turbulences. »

Jeffrey Frankel, « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), mars 2023. Traduit par Martin Anota



« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Les Accords du Plaza, 30 ans après »

« La flexibilité des taux de change accélère-t-elle la résorption des déséquilibres courants ? »

« La Fed et le cycle financier mondial »

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