« Si Noël est (hélas) une période de déchaînements matérialistes, janvier est souvent une période de réflexions tristes. Aurions-nous vraiment dû offrir à quelqu’un ce qui devrait bientôt se retrouver à la décharge ? La réponse, comme je l’ai écrit une douzaine de fois, est la suivante : probablement pas.

Heureusement, les gens ont arrêté de m'envoyer des mails pour me dire que les économistes ne comprennent pas Noël. Maintenant, ils m’envoient des mails pour me dire que les économistes ne comprennent pas la croissance exponentielle et qu’en conséquence la planète est condamnée. C’est irritant, car dire que les économistes ne comprennent pas la croissance exponentielle revient à dire que les comptables ne comprennent pas la comptabilité en partie double ou que les poètes ne comprennent pas la métaphore. (…)

Voilà une vieille, mais excellente, illustration de la croissance exponentielle. La légende raconte qu’un monarque ravi par le jeu d’échecs demanda à son inventeur quel récompense il désirait et ce génie demanda un paiement en apparence modeste : un grain de riz pour la première case de l'échiquier, deux grains de riz pour la deuxième, quatre grains de riz pour la troisième... le tas de riz doublant à chaque fois. Ce doublement est un processus exponentiel et la plupart des gens sont surpris lorsqu’ils apprennent que le 64ème carré nécessiterait plus de grains de riz que ce qu’il est possible de produire.

Moins intuitif encore, chaque case contient plus de riz que la somme de toutes les cases précédentes. Quel que soit la case que vous choisissez, et aussi important que puisse paraître le tas de riz dessus, la case suivante fera paraître tous les précédentes insignifiantes. Remplacez maintenant le riz par la consommation d’énergie ou les émissions de carbone, et vous pouvez avoir une image de l’imminente catastrophe environnementale.

Si le riz sur l’échiquier est l’illustration la plus célèbre de la croissance exponentielle, l’essai le plus célèbre sur le sujet a été publié en 1798 par Thomas Malthus. Malthus a affirmé que la population humaine menacerait toujours de dépasser la production agricole. Quelle que soit le rythme auquel la productivité agricole augmente, si cette croissance est arithmétique (10, 20, 30, 40, 50…), alors elle sera inévitablement dépassée par l’allure exponentielle de la croissance de la population humaine (2, 4, 8, 16, 32, 64…). Aucune prospérité soutenable n’est possible ; les humains finiront inévitablement par sombrer dans la pauvreté.

Il n’y a pas de débat avec les mathématiques ici. La faille dans le raisonnement de Malthus réside dans son hypothèse d’une croissance démographique exponentielle. La population mondiale se stabilise ; le nombre d’enfants de moins de cinq ans dans le monde a atteint un pic en 2017. Cela nous rappelle que les mathématiques tous seuls ne nous mènent pas loin et devrait inciter tous ceux qui s'inquiètent pour la planète à se demander ce qui croît ou non de façon exponentielle.

Il est instructif de jeter un coup d’œil sur le Royaume-Uni, l’une des premières économies développées au monde. Ce cœur industrialisé de l’empire brûlait autrefois de grandes quantités de charbon qui réchauffaient l’atmosphère et étouffaient les poumons. Mais comme le note Hannah Ritchie dans son nouveau livre Not the End of the World, les émissions de charbon par habitant au Royaume-Uni ont atteint un sommet il y a plus de cent ans. Une partie de cette baisse s’explique par la délocalisation des activités industrielles, le charbon étouffant quelqu'un d'autre, mais pour l’essentiel elle tient à l'utilisation de technologies plus propres et plus efficaces.

Au Royaume-Uni, les émissions de CO₂ par personne ont diminué de moitié au cours de ma vie. À l’échelle mondiale, les émissions de CO₂ par personne ont culminé en 2012. Même si le monde fait encore face à d’énormes défis environnementaux, rien dans ces chiffres ne suggère une croissance exponentielle.

La croissance économique se poursuit – peut-être pas de façon exponentielle, mais d’une façon quasi-exponentielle. Heureusement, la planète ne se soucie tout simplement pas des chiffres des comptes de comptabilité nationale. Ce qui compte pour notre environnement, ce sont les flux d’énergie, les polluants et autres grandeurs physiques.

On peut supposer que la croissance économique s’accompagne nécessairement d’une augmentation de la pollution et de la consommation d’énergie, mais les données suggèrent que la situation est plus encourageante que cela. On peut faire aussi un peu d'introspection : si vous gagnez 1 000 euros à la loterie, vous pouvez augmenter le chauffage dans votre logement. Cela ne veut pas dire que si vous gagniez 1 million d’euros, vous vous feriez bouillir vivant. Chaque centime dépensé n’est pas nécessairement arraché du sol de notre planète.

Il y a d’autres lueurs d’espoir. Par exemple, même si la déforestation continue à prendre une ampleur inquiétante, elle a été bien pire pendant la majeure partie du vingtième siècle et, dans de nombreux pays riches, les forêts sont en train de réapparaître. L'utilisation des terres agricoles a atteint son apogée à l'échelle mondiale il y a environ vingt-cinq ans, et Ritchie soutient que nous pourrions également avoir atteint ou quasiment avoir atteint le pic dans l’utilisation d'engrais.

Mais tous les indicateurs ne sont pas aussi rassurants. Ed Conway, dans son livre Material World, publié en 2023, avance des chiffres troublants sur la quantité de choses (sable, eau, terre) que nous déplaçons. "En 2019, écrit-il, nous avons extrait, creusé et dynamité plus de matériaux de la surface de la Terre que la somme totale de tout ce que nous avions extrait depuis l'aube de l'humanité jusqu'en 1950."

Cela est dû en partie à la croissance de la demande, mais aussi au fait que nous avons tout d’abord cueilli les fruits à portée de main. Le cuivre est le système nerveux de notre ère électronique, mais les mineurs ont dû extraire des quantités croissantes de minerais de plus en plus rares. La plus grande et la plus célèbre mine de cuivre du monde, Chuquicamata, avait des filons qui contenaient jusqu'à 15 % de cuivre à la fin du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, ils contiennent moins de 1 % de cuivre. Nos appareils deviennent plus petits et plus légers, mais pas les camions gargantuesques de Chuquicamata.

Conway craint que nous tenions pour acquis les processus industriels cachés qui sous-tendent notre confort quotidien. Ritchie craint que nous soyons si découragés par les prophéties catastrophiques que nous risquons de rater l'occasion de devenir la première génération véritablement soutenable dans le monde moderne.

Tous deux ont raison. Nous dépendons d’une grande variété de ressources naturelles ; il existe des tendances à la fois alarmantes et encourageantes. Nous avons besoin des bonnes politiques dès maintenant, et les adopter signifie mettre de côté les expériences de pensée sur la croissance exponentielle et plutôt examiner ce que les données nous montrent sur les défis et les opportunités à venir. »

Tim Harford, « The planet’s got 99 problems, but exponential growth isn’t one », janvier 2024. Traduit par Martin Anota