« (...) Je trouve opportun de revenir sur un thème sur lequel j’ai déjà écrit : le conflit chronique entre la bonne science économique et la bonne politique. (…) Le gouffre est profond et promouvoir de bonnes politiques économiques dans un monde politique est source de frustration. (…) Je me concentrerai sur ce que nous pouvons faire pour réduire (non pas éliminer, juste réduire) le fossé béant entre la bonne économie et la bonne politique.

Puis-je commencer en dissipant un mythe ? Peut-être parce que les économistes sont fréquemment appelés à soutenir des politiques ou à s’y opposer, peut-être parce que nous avons un Council of Economic Advisers à la Maison Blanche, peut-être parce que la puissante Réserve fédérale (…) est dominée par le raisonnement économique, beaucoup croient que les économistes ont une énorme influence sur la politique publique. En vérité, mis à part pour la politique monétaire, ce n’est pas le cas.

Il y a presque un demi-siècle, George Stigler (1976), avant qu’il ne reçoive le prix Nobel d’économie, écrivait que "les économistes exercent une influence mineure et à peine détectable sur les sociétés dans lesquelles ils vivent". Stigler exagérait sans aucun doute, mais il n’avait pas tout à fait tort. Et les choses n’ont guère changé depuis.

Dans un livre que j’ai publié il y a cinq ans, j’affirmais que l’élaboration de la politique économique suit souvent la théorie du lampadaire : les politiciens utilisent la science économique de la même façon qu’un ivrogne utilise un lampadaire, c’est-à-dire pour se soutenir, non pour s’éclairer. J’expliquais que les économistes et les responsables politiques (c’est-à-dire pas seulement les politiciens, mais aussi tous les conseillers et communicants qui les entourent) sont issus de civilisations totalement différentes. Ils ne voient pas le monde de la même façon. Ils parlent des langues différentes. Ils ne définissent pas le succès de la même façon. Ils ont souvent des horizons temporels très différents. Ils n’utilisent même pas les mêmes formes de logique.

J’ai par le passé pensé que la "logique politique" était un oxymore. Beaucoup d’économistes le pensent toujours. La politique n’est-elle pas dingue ? N’y a-t-il pas une seule logique, celle héritée d’Aristote ? Non. J’ai appris depuis qu’il y a une logique en politique que je vais illustrer avec un exemple arithmétique trivialement simple.

Imaginez une politique, disons un allègement fiscal : 10 personnes reçoivent chacune 1 million de dollars, 20 millions de personnes payent chacune 1 dollar. La logique économique considère clairement qu’il s’agit d’une mauvaise politique. Pour poursuivre cette politique, il faudrait une raison non économique convaincante.

Mais la logique politique voit cette politique tout à fait différemment. Les 20 millions de personnes qui ont perdu chacune un dollar ne remarqueront pas leurs maigres pertes. Et même si elles la remarquaient, la perte serait loin d’être suffisamment importante pour les pousser à l’action politique. En revanche, celles qui se sont partagé les dix millions de dollars remarqueront certainement leurs nouvelles largesses et seront reconnaissants envers les politiciens qui en sont à l’origine. Les gains pour les politiciens (en termes de soutien, de contributions à la campagne, etc.) éclipseront toutes les pertes politiques, qui sont probablement négligeables. Seuls les politiciens qui tiennent à leurs principes résisteront à de tels compromis.

Bien que cet exemple soit trivial, il illustre un problème profond et omniprésent : pourquoi tant de décisions politiques semblent erronées aux économistes, pas seulement en matière de politique fiscale, mais aussi en matière de politique commerciale, de réglementation, de la politique de la concurrence et dans nombreux autres domaines. Soit dit en passant, cela ne servirait pas à grand-chose si les politiciens comprenaient mieux l’économie. La logique économique et la logique politique vont souvent dans des directions opposées. C'est une réalité.

Comment rapprocher les politiciens des économistes


Les politiciens et les économistes ne se ressembleront jamais, ils ne penseront, ni ne parleront jamais de la même façon. Si vous voulez comprendre pourquoi, demandez à Charles Darwin. Mais pouvons-nous au moins réduire le fossé ? Pouvons-nous amener les politiciens à donner un peu plus de poids aux mérites économiques ? Pouvons-nous amener les économistes à comprendre un peu mieux le monde politique ? Je pense (ou plutôt j’espère) que nous pouvons y parvenir. Je ne suis pas naïf à ce sujet. J’ai conscience que ce sera dur et que ce sont les économistes qui devront le plus changer. Donc, dans le temps qui me reste, j’aimerais évoquer un changement que je suggère aux politiciens et deux changements que je suggère aux économistes.

On dit souvent que les politiciens ont des horizons temporels extrêmement courts, qu’ils ne peuvent voir au-delà des prochaines élections, mais la vérité est bien pire. Les professionnels politiques qui conseillent les politiciens ne peuvent souvent même pas voir au-delà du prochain sondage d’opinion, peut-être même pas au-delà du prochain tweet. Leur horizon temporel naturel s’étend seulement jusqu’aux journaux télévisés du soir (…).

Mais amener les politiciens à réfléchir à plus long terme peut ne pas être si désespéré que cela en a l’air. Laissez de côté un instant votre incrédulité et supposez que se comporter comme s’il y avait une élection chaque dimanche n’était pas aussi intelligent politiquement que beaucoup de politiciens semblent le croire. Alors, une bonne politique économique a une chance. Après tout, les politiciens sont parmi les créatures de Dieu les plus adaptables. S’ils peuvent être persuadés que les habitudes politiques actuelles sont contreproductives, ils peuvent changer de comportement, non pas parce qu’ils sont mus par un soudain élan d’idéalisme, mais parce qu’ils veulent gagner les élections. (...)

Comment rapprocher les économistes des politiciens


Tournons-nous à présent vers la minorité d’économistes qui veulent s’engager en politique. J’ai deux suggestions à offrir ici, et beaucoup d’autres ailleurs. Ces deux suggestions vont à contre-courant. Nous ne les enseignons pas à l’université.

La première suggestion concerne à nouveau l’horizon temporel. Je viens de souligner que les horizons temporels politiques sont trop courts pour une bonne politique économique. Mais il est aussi vrai que les horizons temporels des économistes sont trop longs pour la politique.

Nous, économistes, nous focalisons typiquement sur les effets d’"équilibre" ou d’"état stationnaire" d’un changement de politique économique. Par exemple : que se passera-t-il à terme après un changement de la fiscalité ou un accord commercial ? Ne vous trompez pas sur mes propos. Ces questions sont importantes et très pertinents pour l’élaboration de la politique économique ; nous ne devons pas les oublier. Mais elles n’ont presque pas de pertinence dans le monde politique, parce que les gens ne vivent pas à l’état d’équilibre. Ils passent l’essentiel de leur existence dans une transition ou une autre. Pourtant, les économistes considèrent souvent les "coûts de transition" comme des détails sans importance. C’est une erreur.

Les accords commerciaux sont un bon exemple. Avec quelques exceptions, la théorie du commerce international compare un équilibre de plein emploi avec un autre. David Ricardo nous a montré il y a deux siècles que l’équilibre en libre-échange est meilleur pour la société dans son ensemble (bien qu’il ne soit pas forcément meilleur pour chaque individu) qu’un équilibre en autarcie. Il avait raison, ce qui explique pourquoi pratiquement tous les économistes sont dans leur cœur des libre-échangistes.

Mais attendez. Le processus d’ajustement vers l’équilibre supérieur de libre-échange peut être long et douloureux, impliquant des pertes d’emplois, des baisses de revenu pour certains, la déstabilisation de certaines communautés, et ainsi de suite. Les économistes le savent, mais ils n’y accordent pas assez attention. Les politiciens, en revanche, vivent dans le monde réel des coûts de transition. Ils peuvent ne pas être suffisamment longtemps en fonction pour jouir des bénéfices de l’équilibre.

Je ne suggère pas que les économistes doivent embrasser le protectionnisme. Loin de là. J’utilise l’exemple du commerce pour démontrer un point général : le fait que les économistes doivent passer un peu plus de temps et d’efforts à réfléchir à propos des douloureux coûts de transaction et sur la façon de les atténuer, plutôt que de se focaliser de façon hypermétrope sur les effets d’équilibre.

Ma deuxième suggestion est que les économistes prêtent bien plus d’attention aux questions de justice plutôt que de s’intéresser presque exclusivement à l’efficacité, comme ils le font souvent. En politique, la justice l’emporte presque toujours sur l’efficience. Et les politiciens le savent. C’est l’une des raisons pour lesquelles la politique économique est souvent si manifestement inefficiente. En disant cela, je risque de perdre ma licence d’économiste. Après tout, nous adorons l’efficacité pour une raison : une plus grande efficacité augmente la taille du gâteau économique. (...) Je ne recommande pas d’abandonner l’efficience comme ligne directrice, seulement que nous tempérions notre enthousiasme pour l’efficience en nous montrant un peu plus respectueux de la faisabilité économique, qui dépend souvent de ce qui est perçu comme étant juste.

Pensez, par exemple, aux débats sur la fiscalité, qui sont très virulents au Congrès. Les économistes ont une belle théorie de la fiscalité optimale, construite autour d’une efficacité maximale. Mais cette théorie ne joue absolument aucun rôle dans les débats au Congrès. Zéro. Les discussions sur l’équité, en revanche, dominent les débats. Et nous obtenons le chaos fiscal que nous provoquons.

Le changement climatique offre un autre exemple. J’ai souvent dit que 101 économistes sur 100 pensent que la meilleure approche pour limiter les émissions de CO2 est une taxe carbone. Pour des raisons d'efficacité, elle surpasse haut la main les autres remèdes. Mais de nombreux politiciens sont réticents face aux impôts et de nombreux citoyens considèrent qu'il est injuste de prélever des impôts plus élevés sur les personnes qui "doivent" consommer beaucoup d'énergie.

Pratiquement tous les économistes vous diront que les subventions, les allégements fiscaux et les dépenses publiques directes visant à limiter les émissions de CO2 sont tout à fait inefficientes par rapport à une taxe carbone. Mais malheureusement pour nous, les électeurs et donc les politiciens détestent cette idée. Aux États-Unis du moins, les taxes sur les émissions de carbone bénéficient d’un soutien politique négligeable. Alors, que devons-nous faire, nous, les économistes ? Nous retirer de ce qui est probablement le problème économique le plus existentiel auquel est confrontée la race humaine ? Aboyer à la lune, même si personne n'écoute ?

Non, je pense qu’il existe une meilleure solution, et la loi Inflation Reduction Act (…) en est un exemple. Même si elle ne fait pas grand-chose pour réduire l'inflation, elle promet des réductions considérables des émissions américaines de carbone. La société s’en portera certainement mieux avec elle que sans elle, même si elle n’a pas de taxe sur le carbone et ne parvient pas à réduire les émissions de carbone de manière efficiente. Mais plus important encore, le président Biden a réussi à le faire adopter au Congrès(…), alors qu’une taxe sur le carbone aurait échoué.

Donc, voici mon conseil aux économistes qui s’intéresseraient à l’élaboration pratique (et non pas théorique) de la politique économique. N’oubliez pas l’efficience. Elle importe. Nous avons raison la concernant. Mais nous devrons peut-être (...) rendre les détails d’une politique complexe moins efficaces. Appelez cela la théorie de l’optimum du troisième ou du quatrième rang.

Conclusion


Il y aurait beaucoup de choses à dire encore sur le rapprochement entre politiciens et économistes, sans basculer dans l’utopie. Mais j’ai dépassé mon temps. Certes, j’en ai tout de même beaucoup dit. Et le changement, s’il survient, sera lent et hésitant. Mais les potentiels bénéfices que nous en retirerons seront énormes.

(...) Je finirai en citant Yogi Berra, qui avait un jour observé que "en théorie, il n’y a pas de différence entre théorie et pratique. En pratique, il y en a une." (…) »

Alan S. Blinder, « Economics and politics: On narrowing the gap », 25 octobre 2023. Traduit par Martin Anota



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