« J'ai rencontré pour la première fois Jean-Paul Fitoussi en 1984. Nous sommes devenus de bons amis au cours de mon année en tant que chercheur invité en 1985-86 à l’Institut universitaire européen de Fiesole et nous sommes devenus de très proches amis les années qui suivirent. Lui et moi étions différents : j'étais un Américain issu d'une banlieue de New York et d'Amherst College et qui a fait carrière à l’Université américaine et Jean-Paul était un Tunisien issu de La Goulette, qui est passé par l'Université de Strasbourg et qui a fait carrière à Sciences Po. Peut-être que ce sont nos différences d’origine qui nous ont rendus intéressants l’un pour l’autre.

Nos interactions à Fiesole et à Paris ont conduit à notre première collaboration avec notre article "Causes of the 1980s Slump in Europe", publié dans le numéro d’automne 1986 de la revue Brookings (Timbeau, 2023). En tant que théoricien de l’économie fermée, je n’étais pas familier avec les récents travaux sur les effets des changements dans les politiques économiques d’un pays visant à stimuler l’emploi domestique sur les niveaux d’emploi dans d’autres pays. (Ce n’était pas mon domaine.) Mais j’avais entendu un ou deux économistes citer le vieil adage : "Une marée montante soulève tous les bateaux".

Jean-Paul en était venu à croire qu’un changement de politique aux États-Unis qui augmente le taux d’intérêt réel mondial déprime la demande globale en Europe. J’en étais venu à croire qu’une hausse du taux d’intérêt réel mondial déprime l’offre globale en Europe, les entreprises réagissant en augmentant les marges sur les "marchés clients".

Ainsi, Jean-Paul et moi (…) avons commencé une enquête assez vaste sur les causes de la crise européenne. Nous voulions comprendre "pourquoi les capacités n’ont pas été suffisamment rentables pour être utilisées et accrues". Notre travail commun a été publié par Basil Blackwell dans le livre The Slump in Europe: Reconstructing Open Economy Theory publié en 1988. "Avec ce livre", avions-nous écrit dans la préface, "nous présentons une nouvelle explication de la crise en Europe, fondée des caractéristiques centrales des années 1980".

Le livre commençait par relever des erreurs ou des faiblesses dans les explications dominantes de cette crise : "une explication populaire, (…) qui fait appel à l’économie keynésienne, met en avant l’austérité budgétaire en Europe : la contraction des services publics et des dépenses publiques en capital, et le maintien des taux d’imposition à leur niveau élevé d’avant-crise. (…) Mais cette hypothèse oublie certains mécanismes compensateurs : (…) dans la théorie keynésienne, une réduction des dépenses publiques ou une augmentation des taux d’imposition (que ce soit dans une économie ouverte avec un taux de change flottant librement ou dans une hypothétique économie fermée) (…) ne réduit (…) l’emploi que dans la mesure où elle diminue le taux d’intérêt, (ce qui) ralentit la vitesse de circulation de la monnaie. Cependant, il n’y a aucune preuve de l’un ou l’autre. Les taux d’intérêt et (la) vélocité de la monnaie ont été élevés ces dernières années."

Je trouve que ces remarques, qui ont peut-être été écrites par Jean-Paul, sont très bonnes. Le fait est qu’une récession keynésienne résulte généralement d’un déplacement vers le bas de la courbe IS poussant l’économie vers le bas de sa courbe LM et cela se manifesterait par une réduction des taux d’intérêt. Mais une telle baisse des taux d’intérêt n’a pas eu lieu. Nous n’avons pas observé de baisse des taux d’intérêt en Europe dans les années 1980.

Le matériel introductif du livre soulignait un autre point : "la même théorie dit également que les pays connaissant la plus grande austérité budgétaire devraient souffrir le plus". Or l’Italie, qui faisait preuve du moins d’austérité budgétaire, n’est pas épargnée par la crise.

Une grande partie de la contribution de notre livre a été de souligner l'importance pour l'économie nationale du taux d'intérêt réel, qui est largement déterminé dans le reste du monde. La "crise" en Europe, affirme le livre, découlait dans une large mesure des forces qui avaient fait monter les taux d’intérêt réels. (…)

Ma contribution à notre livre a été principalement de montrer qu'une évolution quelque part dans le reste du monde provoquant une hausse des taux d'intérêt réels sur les marchés financiers à travers le monde incite les entreprises sur les marchés clients à relever leurs marges et à réduire leur stock d'employés, ce qui augmente le taux de chômage du pays jusqu'à ce que ce taux atteigne son sentier chemin d'équilibre. On aurait également pu affirmer que la hausse des taux d'intérêt réels mondiaux à des niveaux extraordinairement élevés avait fait baisser à la fois les cours des actions sur les marchés boursiers utilisés par les entreprises pour évaluer les nouveaux projets d'investissement et les valorisations que les entreprises donnent aux nouvelles opérations en général, réduisant ainsi encore davantage le stock courant d’opportunités d’emploi et les perspectives des nouvelles créations d’emplois dans un avenir proche.

Il n’est pas étonnant, je dois le remarquer, que les taux de chômage plutôt bas cette année dans mon pays, les Etats-Unis, se soient accompagnés de taux d’intérêt réels extraordinairement bas.

La campagne pour les subventions aux bas salaires


Peu après mon année à l'IUE de Fiesole, j'ai été invité par Jean-Paul à visiter l'OFCE en tant que consultant de 1990 à 1993 (et plus tard en tant que chercheur invité de 2000 à 2013). C'était une époque stressante. Depuis les années 1970, un fossé s’était creusé entre les salaires des travailleurs les moins bien payés et ceux de la classe moyenne, sans doute attisé par les ralentissements économiques qui avaient commencé en Europe dans les années 1970 et aux États-Unis au début des années 1980. Cette préoccupation a amené certains, notamment David Hammermesh en 1978 en ce qui concerne les Etats-Unis et Richard Jackman et Richard Layard en 1986 en ce qui concerne la Grande-Bretagne, à proposer des remèdes à la situation. A Theory of Justice (1971) de John Rawls a également alimenté l'intérêt pour la question du traitement public des travailleurs pauvres.

Il n’était donc pas surprenant que la politique publique à l’égard des travailleurs à bas salaires était un sujet fréquent des nombreuses discussions que Jean-Paul et moi avons eues dans les années 1990. J’ai risqué ma première discussion sur le sujet les 19 et 20 octobre 1990 dans un document de conférence intitulé "Agenda for economic justice to the working poor" pour le Jerome Levy Institute du Bard College. Puis, travaillant à l'OFCE au cours de l'été 1996 et complétant mes travaux à l'automne, j'ai publié le livre Rewarding Work: How to Restore Participation and Self-Support to Free Enterprise avec Harvard en 1997. Bien que le livre n'ait pas de co-auteur, le soutien moral et intellectuel que Jean-Paul m'a apporté dans ce projet a été important.

Il semble que Jean-Paul se soit davantage impliqué dans cette cause. Certains responsables de l'OCDE, apprenant que je devais y travailler à l'été 2000, m'ont invité à prononcer le discours d'ouverture sur l'idée de subventions publiques aux emplois à bas salaires que j’avais évoquée dans Rewarding Work. Même si Jean-Paul ne s'est jamais attribué le mérite de cette invitation, j'étais sûr qu'il l'avait arrangée.

La controverse à propos de "l'austérité budgétaire"


(…) Au cours des dernières décennies, le dissident grec Yanis Varoufakis, écrivant sur Project Syndicate, a appelé le gouvernement grec à creuser d'importants déficits budgétaires (pour un avenir indéfini), convaincu que de tels déficits, en alimentant la demande des consommateurs ou finançant une hausse des dépenses publiques, entraînerait une hausse des salaires et de l’emploi pour la population grecque.

Je me suis opposé à la proposition de Varoufakis, en estimant que l’accumulation de dette publique qui en résulterait (…) détournerait des ressources vers la consommation au détriment de l’accumulation de capital, ce qui entraînerait une perte nette croissante de bien-être économique annuel. Si les gens avaient préféré consommer davantage au prix d’une moindre épargne, ils l’auraient fait ! Il y avait de meilleures politiques économiques que celle-ci.

Après tout, c’était l’un des thèmes de mon premier livre, Fiscal Neutrality of Economic Growth, publié par McGraw-Hill en 1965. Selon la théorie qui j’y développais, l’injection de dette publique, en créant de la richesse, fait diverger le stock de richesse et le stock de capital. (David Ricardo et Franco Modigliani s’étaient tous deux opposés à une dette publique soutenue.)

(...) Lorsqu’une évolution temporaire menace d’entraîner une perte temporaire d’emplois et de revenu, les économistes s’accordent largement à l’idée que le gouvernement devrait augmenter les dépenses publiques ou réduire les impôts malgré la perspective qu’il y ait des déficits budgétaires pendant un certain temps, pour une durée indéterminée. (Je reconnais qu’un assouplissement monétaire ne suffit pas.)

De ce point de vue, certains d’entre nous auraient été plus favorables à la réduction d’impôt proposée par Varoufakis s’il y avait eu des raisons amenant à anticiper (ou à espérer) que le problème disparaîtrait à un certain moment dans un avenir prévisible. Ce qui a rebuté certains d’entre nous, c’est que nous n’anticipions pas qu’une telle proposition, si elle était mise en œuvre, prenne fin dans un avenir proche. Et c’est peut-être justement parce que Jean-Paul et quelques autres anticipaient l’inverse qu’ils ont approuvé l’idée.

Une autre divergence d’opinions


J’ai affirmé, dans mon livre Mass Flourishing publié en 2013, que la bonne économie est le genre d’économie qui offre une vie bonne. Ici, Jean-Paul et moi pouvions être en désaccord. Comme vous le savez peut-être, de nombreux économistes, notamment Jean-Paul, sont les partisans d’un concept désormais connu sous le nom de qualité de vie. Par une vie de haute "qualité", ils entendent principalement une ample consommation et d’amples loisirs. (...)

Comme l’ont dit certains philosophes, les gens apprécient d’avoir un certain espace pour s’exprimer, d’avoir la possibilité de rendre compte de leurs pensées ou de montrer leurs talents. Comme d’autres l’ont dit, les gens apprécient d’atteindre des objectifs, grâce à leurs propres efforts et à leur perspicacité. (…) Les gens valorisent aussi l’expérience d’une croissance personnelle qui peut venir du travail et d'une carrière professionnelle. (…) Quelle sorte d'économie pourrait offrir cette vie bonne ? L'histoire suggère que ce serait une économie pleine de gens attentifs aux opportunités inaperçues, à la recherche de meilleures façons de faire les choses et essayant de nouvelles choses de leur propre initiative. (...)

Au cours d’une carrière pendant laquelle Jean-Paul a prononcé d’innombrables discours publics et publié d’innombrables commentaires et essais, il serait bizarre qu’il n’y ait rien dans son immense production avec lequel je serais en désaccord (ou avec lequel d’autres seraient en désaccord), mais lui et moi n’avons jamais laissé une divergence d’opinion nous déranger. Je ne sais pas si Jean-Paul a changé d'avis à ce sujet ou, plus largement, comment il a trouvé les idées que j’ai avancées dans Mass Flourishing, mais je sais sans aucun doute que Jean-Paul et moi avons toujours été les plus proches amis pendant près de quarante ans. »

Edmund S. Phelps, « Jean-Paul and I: Collaborations and some differences », in OFCE, Revue de l’OFCE, 2023. Traduit par Martin Anota