« Joseph A. Schumpeter (1883–1950) est l’un des plus célèbres économistes du vingtième siècle, principalement en raison de son concept de "destruction créatrice" (Schumpeter, 1942). Cependant, ce sont ses analyses de la relation entre système financier et croissance économique qui s’avèrent les plus importantes pour la théorie économique. En conséquence, il est considéré comme le "saint patron" (Solow, 1994) de son champ.

(...) La littérature dominante concernant la relation entre finance et croissance a mésinterprété Schumpeter. (...) Alors que Schumpeter préconisait une approche dans laquelle la monnaie joue un rôle dominant et indépendant (l’"analyse monétaire"), il est présenté comme ayant développé une vision des choses dans laquelle la sphère monétaire est simplement un reflet de la sphère des biens et services (l’"analyse réelle").

Cette mauvaise interprétation s’est révélée être particulièrement coûteuse. Cela explique pourquoi, après des décennies de recherche, la littérature ait des difficultés à expliquer des relations basiques, en particulier la création de liquidité par les banques. En outre, la littérature a jusqu’à présent échoué à fournir des preuves empiriques convaincantes d’effets positifs du système financier sur la croissance dans les pays développés. Elle n’a pas non plus fourni de preuves empiriques démontrant un lien positif entre épargne et croissance du crédit, un lien qui constitue le canal de transmission central de l’analyse réelle.

Nous montrons qu’une interprétation correcte de Schumpeter aide à surmonter les problèmes théoriques et empiriques auxquels la littérature dominante fait face. Avec son approche monétaire, le "vrai Schumpeter" offre un cadre plus réaliste pour analyser le nœud entre finance et croissance. (...)

Les intuitions les plus importantes de l’"analyse monétaire" de Schumpeter sont les suivantes : (i) les banques peuvent créer de façon autonome du crédit et donc de la monnaie (…) ; (ii) les banques jouent un rôle crucial dans le processus de développement économique (…) ; (iii) les épargnants ne sont pas pertinents pour la finance (ou du moins leur rôle dans celle-ci est surévalué), dans la mesure où l’épargne n’est pas nécessaire comme intrant pour le système financier (…) ; (iv) l’"analyse monétaire" ouvre la perspective d’une instabilité financière qui manque dans l’"analyse réelle", où le financement est identique à une hausse du stock de capital (…).

Il est surprenant que, dans la littérature portant sur le lien entre finance et croissance, en particulier dans les publications de Robert King, Ross Levine et Thorsten Beck (...), il y ait des références explicites à Schumpeter comme pionnier théorique sans présenter sa distinction fondamentale entre "analyse réelle" et "analyse monétaire". En fait, les auteurs le présentent même comme un partisan de la théorie des fonds prêtables, dans laquelle les banques agissent simplement comme des intermédiaires entre épargnants et investisseurs. (...) Dans ce qu’on appelle la "théorie de la croissance néoschumpéterienne" (Aghion et Howitt, 1990 ; Aghion et alii, 2015), il n’y a pas de place donnée au banquier, alors que Schumpeter considérait celui-ci comme l’acteur décisif dans le processus d’innovation.

Selon nous, la mésinterprétation de Schumpeter a eu des conséquences négatives pour la recherche sur la relation entre finance et croissance :

  • Après des décennies de recherche, Levine (2021) admet que "la littérature n’a toujours pas fourni de réponse définitive aux questions : la finance contribue-t-elle la croissance et, si oui, comment ?" ;

  • Il y a de sérieux problèmes dans la littérature avec le concept de "création de liquidité", qui, selon Levine (2021), "est l’un des plus importants services que les banques fournissent à l’économie". Beck et alii (2021) notent qu’il y a "peu de travaux se demandant spécifiquement si et comment la création de liquidité, comme fonction clé des banques pour encourager les investissements de long terme, contribue à la croissance" ;

  • Elle a amené la recherche à interpréter le "développement financier" comme un concept statique, à l’inverse de ce que pensaient non seulement Schumpeter (1934), mais aussi Goldsmith (1969), un autre pionnier dans ce champ. Donc, les articles empiriques essayent d’expliquer les effets du système financier sur la croissance avec des variables statiques, notamment le niveau de dette privée relativement au PIB. Alors que des effets positifs peuvent être décelés pour de larges panels dominés par les pays en développement, ce n’est pas le cas pour les pays développés avec des systèmes plus larges et plus développés.

  • Les récentes analyses empiriques suggèrent même un effet négatif sur la croissance au-delà d’un certain seul de dette. Levine (2021) note que "les chercheurs n’ont pas expliqué ce qui provoque ces non-linéarités" ;

  • Finalement, il n’y a pas non plus d’éléments empiriques pour le rôle crucial que la littérature attribue au système financier comme "mobilisant l’épargne" et pour les effets positifs de l’épargne sur la croissance.


Selon nous, le problème dans la littérature tient à l’usage de l’"analyse réelle", c’est-à-dire de la théorie des fonds prêtables comme cadre théorique :

  • A un niveau général, il n’est pas surprenant qu’un modèle dans lequel la sphère financière est identique à la sphère réelle se révèle incapable de comprendre comment la finance affecte la croissance économique dans le système financier moderne, où le système financier est souvent complètement détaché du secteur réel ;

  • Comment un modèle dans lequel le rôle des banques se réduit à celui d’intermédiaire d’un bien ordinaire peut-il comprendre le processus de création de liquidité dans la réalité ? La seule approche est le modèle complexe de Diamond et Dybvig (1983), qui se base sur des "hypothèses critiques irréalistes" (Rodrik, 2017). Les articles de la Bundesbank (2017) et des chercheurs de la Banque d’Angleterre (McLeay et alii, 2014) montrent que dans un cadre monétaire, la mécanique de la création de liquidité est relativement simple ;

  • Comprendre le rôle des banquiers comme "producteurs de pouvoir d’achat" implique de concevoir le développement financier comme un concept dynamique, si bien que son impact sur la croissance doit être analysé avec les taux de croissance des agrégats financiers. Même la récente analyse de Beck et alii (2021) identifie la "création de liquidité" avec un concept statique de bilan ;

  • Puisque le modèle des fonds prêtables suppose que le financement implique toujours une hausse du stock de capital, il se révèle incapable de prendre en compte le "crédit improductif" (Schumpeter, 1939) qui finance la consommation ou l’achat spéculatif d’actifs déjà existants (l’immobilier, les sociétés) ;

  • Pour l’analyse monétaire, le manque de lien entre "épargne" et le système financier n’est pas un problème, mais une confirmation que la finance ne se base pas sur l’épargne.


Dans la partie empirique de notre travail, nous avons analysé les effets du système financier sur la base des hypothèses de Schumpeter, en l’occurrence : (i) la croissance du crédit aurait un impact positif sur la croissance du PIB ; (ii) la croissance du crédit serait indépendante de la croissance de l’épargne ; (iii) et la croissance de l’épargne n’aurait pas d’impact sur la croissance du PIB.

En utilisant les données relatives au crédit tirées de la Banque des règlements internationaux (BRI), nous avons testé les hypothèses de Schumpeter. L’importance à utiliser des indicateurs dynamiques pour analyser l’impact de la finance sur la croissance, comme le suggéraient Schumpeter et Goldsmith, apparaît clairement lorsque l’on met en regard les données sur la croissance du PIB et l’indicateur "crédit bancaire sur PIB" versus "croissance du crédit bancaire".

GRAPHIQUE 1 Corrélation entre croissance du PIB et ratio crédit bancaire sur PIB

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En utilisant les estimations de panel avec diverses spécifications, nous trouvons une forte relation positive entre croissance du crédit et croissance du PIB, à la fois dans les pays développés et en développement (cf. graphiques). Pour les pays développés, cependant, l’effet sur la croissance est seulement significatif dans la période avant 2000. Nous ne trouvons pas d’effets positifs de l’épargne sur la croissance du PIB ou la croissance du crédit.

GRAPHIQUE 2 Corrélation entre croissance du PIB et croissance du crédit bancaire

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Pour tester la causalité entre croissance du crédit et croissance du PIB, nous avons ensuite utilisé un modèle VAR pour les Etats-Unis. Les fonctions de réponse aux impulsions suggèrent un effet positif d’un choc d’offre de crédit sur la croissance du PIB, tandis que nous trouvons des effets négatifs et non significatifs pour un choc d’épargne. Finalement, nous avons mené des tests de causalité à la Granger pour 43 pays afin d’analyser l’interaction entre croissance du PIB et croissance du crédit. Les données montrent que la causalité à la Granger va dans les deux sens, ce qui est cohérent avec l’approche de la "seconde vague" de Schumpeter. Comme test de robustesse, nous avons utilisé les décompositions de la variance des erreurs de prévision, qui confortent nos résultats au test de Granger. Les pays où il y a une causalité à la Granger du crédit vers le PIB présentent aussi une forte contribution des chocs de crédit au PIB.

(…) Notre contribution montre que Schumpeter, bien que rituellement célébré dans la littérature, a en fait été de facto ignoré ou, pire, mésinterprété. La littérature sur le lien entre finance et croissance est toujours dominée par la théorie des fonds prêtables ou "analyse réelle", qui est l’opposé direct à l’"analyse monétaire" que proposa Schumpeter. Cette mésinterprétation n’est pas seulement un problème pour l’histoire de la pensée économique ; elle a aussi mené la recherche théorique et empirique sur un mauvais chemin. Rien ne reflète plus cela que son incapacité à expliquer simplement et de façon réaliste le processus de "création de la liquidité". Le manque d’éléments empiriques pour les principaux canaux de transmission évoqués par la littérature et la robustesse des éléments empiriques allant dans le sens du "vrai" Schumpeter ont des implications qui vont bien au-delà du nœud entre finance et croissance. Ce qui est remis en cause, c'est toute la littérature macroéconomique sur la finance (par exemple les travaux de Mian et alii, 2021a ; 2021b), toujours basée sur le paradigme de l’analyse réelle, où la sphère monétaire n’est rien d’autre qu’une sphère réelle travestie. »

Peter Bofinger, Lisa Geißendörfer, Thomas Haas et Fabian Mayer, « Discovering the ‘true’ Schumpeter: New insights on the finance and growth nexus », voxEU.org, 3 février 2022. Traduit par Martin Anota



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