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« Je suis d'accord avec Peter Temin pour considérer que l'histoire économique a un rôle fondamental à jouer dans l’enseignement de l’économie et le MIT en est un excellent exemple. (….) Plusieurs superstars qui ont émergé de ce département ont une sensibilité historique qui a fait d’eux de meilleurs économistes. Obstfeld et Rogoff sont surtout connus pour leurs travaux pionniers en macroéconomie économie ouverte, mais tous deux ont écrit des livres importants en histoire économique (Obstfeld avec Taylor et Rogoff avec Reinhart) et je ne pense pas que ce soit une coïncidence que la macroéconomie ouverte à la Obstfeld-Rogoff soit beaucoup plus ancrée dans le monde réel que certains équivalents en économie fermée. Paul Krugman affiche régulièrement son intérêt pour l'histoire et utilise ses connaissances historiques à bon escient (…).

Il y a beaucoup de raisons qui nous amènent à penser que nous avons besoin de plus d'histoire dans l’enseignement de l’économie et non pas moins. L’actuelle crise économique et financière a donné lieu à un vif débat sur l'état de la science économique et sur la formation que reçoivent les étudiants en économie. Surtout, parmi ceux qui plaident pour un profond changement dans la formation des jeunes économistes, il y a ceux qui emploieront au final ces étudiants, qu’ils soient dans le secteur privé ou le secteur public. Les employeurs se plaignent de plus en plus que les jeunes économistes ne comprennent pas comment le système financier fonctionne réellement et qu’ils soient mal préparés pour réfléchir à des politiques appropriées en période de crise.

De manière frappante, de nombreux employeurs et décideurs politiques affirment également que la connaissance de l'histoire économique pourrait être particulièrement utile. Par exemple, Stephen King, économiste en chef du Groupe HSBC, affirme que "trop peu d’économistes arrivant dans le monde de la finance ont une réelle connaissance des événements qui, bien qu’ils aient eu lieu parfois dans un lointain passé, peuvent se révéler d’une grande pertinence pour les affaires courantes... La crise financière mondiale peut être plus facilement interprétée et comprise par quelqu'un qui disporait préalablement de connaissances sur le krach de 1929, sur la Grande Dépression ou encore sur la panique de 1907" (Coyle, 2012, p. 22). Andrew Haldane, directeur exécutif de la stabilité financière à la Banque d'Angleterre, a écrit que "l'histoire financière nous aurait poussé à prendre au sérieux les cycles de crédit" et que la disparition de sous-domaines (tels que celui l'histoire économique et financière, ainsi que celui de la monnaie, banque et finance) du programme de base a contribué à ce que les décideurs politiques négligent ces facteurs, une erreur qui "doit maintenant être corrigée" (Coyle, 2012 pp 135-6). (…) Stan Fischer (un autre diplômé du MIT) a déclaré : "je pense que j'ai autant appris en étudiant l'histoire des banques centrales qu’en étudiant les théories de politique monétaire et je conseille à tous ceux qui veulent être banquiers centraux de se plonger dans les livres d'histoire").

Les connaissances en histoire économique et financière se révèlent à plusieurs niveaux cruciales pour réfléchir à propos de l'économie. De toute évidence, elles obligent les élèves à reconnaître que des discontinuités majeures dans la performance économique et dans les régimes de politique économique ont eu lieu à plusieurs reprises par le passé et qu’elles peuvent donc se reproduire à l'avenir. Ces discontinuités ont souvent coïncidé avec les crises économiques et financières et ces dernières ne peuvent donc pas être supposées théoriquement impossibles. Une formation historique immuniserait les étudiants de la complaisance qui a caractérisé la "Grande Modération" (Great Moderation). Prenez du recul et vous verrez que ce cygne (swan) ne semble pas si noir (black) que ça après tout.

Un deuxième point connexe est que l'histoire économique enseigne aux élèves l'importance du contexte. Comme Robert Solow (…) le souligne, "le bon choix d'un modèle dépend du contexte institutionnel" (Solow, 1985, p. 329), et cela est également vrai pour le bon choix de politiques économiques. En outre, la "bonne" institution peut elle-même dépendre du contexte. L'histoire regorge d'exemples d'institutions qui se sont développées pour résoudre les problèmes d'une époque, mais qui posèrent elles-mêmes problème plus tard.

Troisièmement, l'histoire économique est sans conteste un domaine empirique. Faire de l'histoire économique oblige les élèves à ajouter à la rigueur technique de leurs programmes une dimension supplémentaire de rigueur : se demander si leurs explications des événements historiques collent vraiment aux faits. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il s’agit de sélectionner certains faits qui soutiennent votre thèse et d’ignorer tous ceux qui ne le font pas : le monde est un endroit compliqué et les économistes devraient être formés à le reconnaître. Une exposition à l'histoire économique conduit à un cadre d'esprit empirique et à une volonté d'admettre qu’un cadre théorique particulier peut ne pas toujours réussir à expliquer le monde réel. Ce sont des habitudes mentales qui s’avèrent essentielles pour les jeunes économistes souhaitant appliquer leurs compétences dans le monde du travail et, je dirais, dans le milieu universitaire également.

Quatrièmement, même lorsque la crise économique et financière actuelle sera passée, les grands défis de long terme auxquels le monde est confronté seront toujours là. L’un d’eux est de savoir comment sauver des milliards d’êtres humains d’une pauvreté qui serait perçue comme intolérable pour ceux qui vivent dans les pays de l’OCDE. Et pourtant, cette pauvreté a été le lot de la grande majorité de l'humanité sur la plus grande partie de l'histoire : ce qui est surprenant n'est pas le fait qu'"ils soient si pauvres", mais le fait que "nous soyons si riches" Pour comprendre cette dernière énigme, nous devons nous tourner vers l’histoire. Comprendre ce qui a donné lieu à une croissance économique moderne, voilà la question qui a donné naissance à l'histoire économique et elle reste aujourd'hui aussi pertinente qu'elle l'était à la fin du dix-neuvième siècle. En dehors des questions telles que l’émergence de l'Asie et le déclin relatif de l'Occident, d'autres questions de long terme qui gagneraient à être posées dans une perspective à long terme incluent le réchauffement climatique, l'avenir de la mondialisation et la rapidité avec laquelle la frontière technologique pourra avancer dans les décennies à venir.

Cinquièmement, la théorie économique elle-même a souligné depuis plus de vingt ans déjà que la dépendance de sentier (path dependence) est omniprésente.

Enfin, (…) l'histoire économique est un excellent moyen de convaincre les étudiants que la théorie qu'ils apprennent en microéconomie et en macroéconomie est utile pour les aider à comprendre le monde réel. Loin d'être considérée comme une alternative "douce" à la théorie, l'histoire économique doit être considérée comme un complément pédagogique essentiel. Par expérience, je sais qu'il n'y a rien de plus satisfaisant que de voir les étudiants se rendre compte que d'un peu de théorie peut aider à comprendre les phénomènes complexes du monde réel. Pensez à l'utilisation du trilemme de Mundell-Fleming qu’en font Obstfeld et Taylor pour faire comprendre aux élèves l'histoire de l'intégration des marchés internationaux des capitaux au cours des 150 dernières années ou bien l'utilisation que Ronald Rogowski fait de la théorie de Heckscher-Ohlin pour discuter des clivages politiques dans le monde à la fin du XIXe siècle. La thèse de Domar à laquelle Temin se réfère dans son article est un excellent moyen de parler aux élèves de ce qui génère les rendements décroissants du travail. L'histoire économique offre aux enseignants de nombreuses opportunités pour tenter de motiver leurs élèves. »

Kevin O’Rourke, « Why economics needs economic history », in The Irish Economy (blog), 5 juillet. Traduit par M.A.