« Chris House a publié un billet assez intéressant où il cherche à expliquer pourquoi les économistes tendent à être plus conservateurs que les autres chercheurs. Selon lui, plusieurs faits économiques ont un biais conservateur (par exemple lorsque vous observez les données empiriques sur des questions à portée politique telles que les effets du salaire minimum ou d’une forte taxation).

Noah Smith lui répond sur son propre blog et affirme qu’il n’y a pas de tel biais dans les faits économiques, plutôt l’inverse, en l’occurrence que les données empiriques sont trop limitées pour certaines de ces questions. Alors d’où vient le biais ? Selon moi, il provient des modèles auxquels la plupart des économistes sont très attachés. Et ceci est en partie le cas parce que ces modèles et leur logique économique nous permettent de montrer la valeur qu’ajoute notre profession. Je m’explique.

Les économistes n’ont pas une grande réputation lorsqu’il s’agit de prévision. Quand on voit le nombre de blagues sur l’incapacité des économistes à prévoir quelque chose, sur leur incapacité à établir des hypothèses réalistes pouvant expliquer les phénomènes les plus intéressants du monde réel, il n’est pas étonnant de voir de nombreux macroéconomistes s’écarter des questions pratiques lorsqu’il s’agit de politique économique. (Par exemple, lorsque Chris Sims a été récompensé par le "prix Nobel" d’économie en 2011, il s’est montré très réticent à conseiller une quelconque politique économique pour sortir de la crise économique.)

Mais même si vous évitez ces difficiles questions empiriques, vous pouvez toujours impressionner vos amis en leur montrant à quel point la logique de simples concepts économiques permet d’expliquer certains phénomènes complexes du monde réel. Parler du coût d’opportunité, de la différence entre variables nominales et réelles, introduire un effet d’équilibre général dans une question macroéconomique ou utiliser la théorie des jeux pour améliorer l’analyse d’une situation stratégique sont divers exemples où les économistes se portent bien et font valoir la valeur ajoutée de leur discipline.

Et dans cet esprit, lorsque quelqu’un nous demande pourquoi nous n’augmentons pas les salaires pour accroître la demande, nous nous appuyons sur la logique économique pour expliquer que ceci ne fonctionne pas, que les hausses salariales vont avoir l’effet opposé en réduisant l’emploi et le PIB en raison de leur impact sur le coût du travail. Et lorsque quelqu’un suggère que la banque centrale pourrait faire tourner la planche à billets et distribuer cette monnaie à l’ensemble des ménages pour les enrichir, nous lui expliquons que cela va seulement générer de l’inflation. Ceci est à l’origine du biais conservateur des économistes, la nature conservatrice du modèle de base qu’utilisent les économistes. Bien sûr, nous avons aussi des modèles où les hausses salariales peuvent conduire à une accélération de la croissance économique et il existe certaines situations où de larges accroissements dans l’offre de monnaie ne peuvent pas générer beaucoup d’inflation, mais ces modèles sont bien plus compliqués et ils se concilient mal avec le modèle de base par lequel les économistes commencent lorsqu’ils donnent un cours ou lorsqu’ils expliquent leurs travaux.

Et ce qui est intéressant, c’est que ce biais n’apparaît pas toujours dans les conversations courantes. Beaucoup de macroéconomistes n’utilisent pas l’intuition du modèle de base lorsqu’ils parlent de la politique économique. Par exemple, comme Paul Krugman l’affirme sur son blog, beaucoup d’économistes partagent l’idée selon laquelle les politiques monétaire et budgétaire auraient dû être plus agressives durant la crise actuelle. De même, dans les conversations courantes (…) portant sur l’efficacité des marchés financiers ou des marchés du travail ou encore sur les soins de santé, les économistes tendent à décrire un monde rempli d’inefficacités où les interventions publiques font sens. Mais c’est rare que vous entendiez la même chose lorsque vous lisez leurs études ou lorsqu’ils parlent d’elles en public. Paul Krugman a raison dans le sens où ses idées apparaissent orthodoxes aujourd’hui, mais c’est le fait qu’il les exprime en une manière si ouverte qu’il s’écarte de nombreux macroéconomistes. Je comprends pourquoi certains se sentent inconfortables à l’idée de faire de telles recommandations politiques, vue l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés avec nos modèles ou les données empiriques. Personnellement, je trouve cela très rafraîchissant de voir de plus en plus de chercheurs chercher à partager leurs idées à une plus large audience, que ce soit à travers les blogs ou d’articles qui enrichissent le débat économique, même si cela n’a malheureusement que peu d’impact sur la détermination même de la politique économique. »

Antonio Fatás, « The conservative bias of economic models », in Antonio Fatas on the global Economy (blog), 4 février 2014. Traduit par M.A.