« La réglementation financière est souvent considérée comme une simple question d’efficacité. Cependant le débat politique que l’on tient actuellement sur le sujet suggère que des questions redistributives sont au cœur de l’élaboration de la réglementation financière. A la suite de la crise financière mondiale de 2008-2009, par exemple, les organisations des consommateurs, les syndicats et les partis politiques représentant les intérêts des travailleurs ont appelé à un resserrement de la réglementation financière, tandis que les institutions financières et leurs représentants ont appelé à poursuivre la déréglementation financière et ils ont souligné les dangers et coûts d’une réglementation plus stricte.

(…) Il existe un conflit redistributif sur le niveau de prise de risque dans le secteur financier et par extension autour de la réglementation financière (…). Les institutions financières prennent plus de risques que ce qui serait optimal pour le reste de la société parce que la prise de risque accroît les rendements attendus. Cependant elle accroît la probabilité que les banques connaissent des pertes suffisamment importantes pour entraîner des effondrements du crédit et générer des externalités négatives sur l’économie réelle. Le lien entre réglementation financière et volatilité dans l’économie réelle a été étudié par exemple par Reinhart et Rogoff (2009).

Le graphique illustre les externalités négatives générées par les pertes du secteur financier durant la crise financière de 2008-2009 aux Etats-Unis. Le premier graphique dépeint le déclin des fonds propres bancaires agrégés durant la crise. Le deuxième graphique montre la hausse dans la prime de risque entre les taux d’intérêt pour l’emprunt risqué et les taux sûrs. Bien qu’une partie de cette hausse soit attribuable à un risque de défaut plus élevé, une fraction significative est due aux contraintes dans le système financier. Le dernier graphique montre la forte chute des salaires au cours de la crise. La reprise de cette variable fut quelque peu lente, probablement du fait que le choc que subit initialement le secteur financier fut aggravé par l’effondrement de la demande globale et les contraintes sur les bilans des ménages.

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Nous développons un modèle formel pour analyser le conflit redistributif inhérent à la régulation de la prise de risque dans le secteur financier. Le secteur financier joue un rôle spécial dans l’économie, puisqu’il est le seul secteur à même de s’engager dans l’intermédiation financière et de transférer les capitaux vers les investissements productifs. (…).

Un secteur financier bien capitalisé est essentiel pour le reste de l’économie (…). En particulier, le secteur financier doit détenir un certain niveau minimal de capitaux pour offrir le niveau optimal de crédit et permettre à l’économie réelle de générer le niveau optimal de production. Si le capital bancaire agrégé passe sous ce seuil, les contraintes financières forcent les banquiers à réduire leurs prêts à l’économie réelle. L’effondrement du crédit qui en résulte entraîne une contraction de la production, une baisse des salaires et une hausse des primes de risque. A un niveau technique, ces variations des prix constituent des externalités pécuniaires nocives pour l’économie réelle, mais bénéfiques au secteur financier. (…)

Le conflit distributif sur la prise de risque et la réglementation est le résultat des imperfections financières prises en compte par notre modèle. Si les banquiers n’étaient pas financièrement contraints, alors la séparation fishérienne serait vérifiée : ils pourraient toujours transférer le montant optimal de capitaux et leur prise de risque n’affecterait pas l’économie réelle. De même, si les marchés de risque étaient complets, alors les banquiers et le reste de l’économie ne partageraient pas seulement le fardeau de la prise de risque financière, mais aussi ses bénéfices. Dans les deux cas, le conflit distributif disparaîtrait. Pour prendre une analogie avec des formes plus traditionnelles d’externalités, la déréglementation financière est similaire à l’assouplissement des règles sur les centrales nucléaires : un tel relâchement va réduire les coûts, donc accroître les profits du secteur nucléaire et il peut même bénéficier au reste de l’économie via de moindres tarifs d’électricité tant qu’il n’y a pas d’accident. Cependant, c’est au prix d’un plus grand risque de catastrophes nucléaires qui génèrent de massives externalités négatives sur le reste de la société. Assouplir les règles de sécurité en-deçà de leur niveau optimal accroit les profits du secteur nucléaire aux dépens du reste de la société.

(…) Lorsque les managers des banques reçoivent une rémunération asymétrique, ils vont prendre des risques et exposer l’économie à de plus larges externalités. Si les banquiers ont un pouvoir de marché, ils sont moins incités à se montrer prudents et ils prennent plus de risques susceptibles de nuire aux travailleurs, ce qui met en lumière une nouvelle dimension des pertes en termes de bien-être, trouvant son origine dans les systèmes bancaires concentrés. L’innovation financière qui étend l’ensemble des actifs disponibles permet au secteur financier de prendre plus de risques et, dans certains cas, elle peut nuire davantage à la situation des travailleurs. Enfin, la plus grande prise de risques induite par les renflouements entraîne une plus ample redistribution du surplus que les transferts explicites que les institutions financières reçoivent durant les renflouements. (…) Les externalités associées aux effondrements du crédit peuvent facilement représenter les perturbations les coûts les plus significatifs des perturbations du secteur financier. (…)

Le principal constat de notre étude est que la réglementation financière a d’importantes implications en termes de redistribution. La majorité de la littérature qui se penche sur la réglementation financière se focalise sur les implications de la réglementation financière en termes d’efficacité, mais elle néglige les effets redistributifs. Le bien-être est typiquement déterminé par un planificateur qui choisit l’allocation la plus efficace sous l’hypothèse que la distribution désirée des ressources entre les agents peut être atteinte indépendamment.

Nous constatons que la déréglementation bénéficie au système financier en permettant une plus grande prise de risque et de plus hauts profits anticipés. Cependant, le revers de la pièce est qu’une plus grande prise de risque accroît le risque de pertes et celles-ci peuvent être suffisamment larges pour déclencher un effondrement du crédit. Si le secteur financier est contraint dans son activité d’intermédiation, l’économie réelle obtient moins de crédit et investit moins, ce qui réduit la production et la productivité marginale du travail, et génère au final des externalités négatives sur les travailleurs. Le degré de prise de risque et de réglementation financière a par conséquent des implications de premier ordre en termes de redistribution. »

Anton Korinek et Jonathan Kreamer (2014), « The redistributive effects of financial deregulation: Wall Street versus Main Street », Banque des Règlements Internationaux, document de travail, n° 468, octobre. Traduit par Martin Anota