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« (…) Ce que j’aimerais faire aujourd’hui (…) c’est parler des développements d’un (…) champ de l’économie que je connais bien et qui a connu la révolution des microfondations, si bien qu’il peut nous aider à tirer des enseignements plus généraux à propos de ces dernières. Le champ en question est la nouvelle théorie du commerce international ou nouvelle économie géographique ; j’ai contribué, avec mes amis, à introduire les microfondations dedans. Que pensions-nous alors faire ? Qu’espérions-nous accomplir ?

(…) La nouvelle théorie du commerce international (ou, comme certains l’appellent aujourd’hui, la "vieille nouvelle théorie du commerce international") considère que les rendements croissants sont le moteur du commerce international et de la spécialisation. Nous savons que beaucoup des échanges concernent des choses comme les ressources et le climat : il y a des raisons fondamentales expliquant pourquoi le Canada exporte du blé et pourquoi le Brésil exporte du café. Mais beaucoup des échanges, surtout parmi les pays similaires, reflètent les avantages de la production à grande échelle, qui incitent les pays, même les pays similaires, à se concentrer sur la production de choses différentes.

Pas besoin de maths pour dire ce que je viens de dire. Néanmoins, autour de 1980, il nous semblait important de fonder ce raisonnement sur des modèles rigoureux, dans lesquels les consommateurs maximisent leur utilité et les entreprises leur profit, et de faire beaucoup de calculs complexes. Pourquoi le faire ?

Ce n’était pas une question de réalisme. Pour que ces modèles soient utilisables, il était nécessaire de faire des hypothèses clairement irréalistes, voire même stupides : les fonctions à élasticité de substitution constante, (…) des produits qui peuvent être produits au même coût, les coûts de transport "iceberg" qui impliquent qu’une fraction d’un bien expédié "fonde" durant son transport… Les économies réelles ne ressemblent pas à ça. Donc pourquoi le faire ?

J’étais conscient de tout ça. Je voyais trois raisons pour faire tout ça.

Premièrement, il était nécessaire de combattre la sociologie de l’économie elle-même. La tradition dans la théorie du commerce international était de développer des modèles élégants tirés de nulle part ; pour y faire entrer les rendements croissances, vous deviez faire de même ; les arguments plausibles ne suffisaient pas tant qu’ils restaient informels.

Deuxièmement, le processus même de modélisation aidait à clarifier le raisonnement. (…) Beaucoup de gens ne saisissaient pas ce que pouvaient signifier les rendements croissants pour le commerce international jusqu’à ce qu’il y eut enfin des modèles pour le préciser.

En l’occurrence, si vous essayiez de donner une conférence à propos des rendements croissants aux alentours de 1980 (comme j’ai pu le faire à plusieurs reprises) vous trouviez des théoriciens du commerce international affirmant que les rendements croissants n’étaient importants que dans la mesure où ils offrent aux grands pays un avantage comparatif dans l’exportation des biens à rendements croissants. Vous pouviez aussi trouver des théoriciens du commerce affirmant que les rendements croissants impliquaient nécessairement une lutte pour déterminer qui obtiendrait les gains dans l’exportation des biens.

Ce que la modélisation a dépeint, cependant, c’est un tableau bien différent, en montrant comment les traits fondamentaux du commerce mondial étaient façonnés par l’avantage comparatif conventionnel, mais avec l’ajout d’une spécialisation additionnelle, peut-être aléatoire, impulsée par les rendements croissants. De plus, cette spécialisation additionnelle devrait normalement générer des gains pour chacun, pas seulement pour les pays produisant les biens à rendements croissants, car les gains tirés de la plus grande échelle incluent une baisse des prix de vente. Comme vous pouvez le constater, je peux maintenant raconter littéralement cette histoire, sans utiliser d’équations, mais croyez-moi, c’était impossible en 1980.

Finalement, les modèles ont suggéré des possibilités que peu d’économistes avaient notées auparavant. L’un de mes premiers articles les plus influents dans ce domaine donna un argument en faveur de la spécialisation associée à l'échelle, puis explora la possibilité d’un "effet de marché domestique", à travers lequel une plus forte demande domestique encourage les exportations, une idée qui, même si elle avait déjà été avancée par certains, restait alors bien confuse.

Donc je pense toujours que le passage par les microfondations était utile. Mais notez que les nouveaux théoriciens du commerce international ont toujours utilisé des modèles fantaisistes, non pas pour restreindre les horizons intellectuels, mais pour les élargir.

Le problème avec les microfondations dans de nombreux domaines macroéconomiques est qu’elles sont utilisées pour le but opposé, en l’occurrence pour restreindre la réflexion et contourner une réalité déplaisante. Les choses n’ont pas forcément à se passer ainsi. Vous pouvez utiliser, comme je le fais, les modèles macroéconomiques d’équilibre pour vous aider à réfléchir à certaines questions. Tout est une question d’attitude. Vous voulez utiliser les modèles, qu’ils soient nouveaux keynésiens ou autres, pour faire avancer la réflexion ? Bravo ! Vous abusez des microfondations pour tuer le dialogue ? C’est déplorable. »

Paul Krugman, « Trade, geography, and microfoundations (wonkish) », in Conscience of a Liberal (blog), 5 avril 2015. Traduit par Martin Anota