La demande, l’offre et les modèles macroéconomiques


« (…) Si vous aviez une vision plutôt hicksienne de la demande globale lorsque la crise a éclaté, vous avez mieux vu les choses que les autres. Vous avez en effet pu prédire (…) que, tant que nous serions à la borne inférieure zéro (zero lower bound), les accroissements massifs de la base monétaire ne seraient pas inflationnistes, que les déficits budgétaires ne pousseraient pas les taux d’intérêt à la hausse et que les multiplicateurs budgétaires seraient élevés, c’est-à-dire qu’une austérité aurait de très pernicieuses répercussions sur l’activité. Et vous n’aurez rien trouvé qui vous aurait contredit dans les événements qui ont suivi 2008. (…) Je n’affirmerais pas que les données prouvent que les modèles keynésiens et hicksiens soient entièrement justes. Par contre, lorsque vous faites des comparaisons, comme par exemple entre l’austérité et la croissance, elles sont cohérentes avec ce que pourrait dire un keynésien :

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Ce qui n’a pas très bien marché, c’est notre compréhension de l’offre globale (…). Un gros problème a été l’absence de déflation. La courbe de Phillips "accélérationniste" qui est habituellement utilisée (selon laquelle l’inflation dépend du chômage et de la valeur précédente de l’inflation) semble cohérente avec ce que l’on a pu connaître au cours des précédentes contractions, puisque celles-ci furent associées à de forts déclins du taux d’inflation. En l’occurrence, nous avons l’habitude de parler de "spirales dans le sens horaire" de la relation chômage-inflation et de les considérer comme des preuves soutenant les théories du taux naturel à la Friedman-Phelps. Mais ce qui s’est passé dans les années soixante-dix et quatre-vingt ne semble pas s’être reproduit lors de la Grande Récession :

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Pourquoi le chômage élevé que l’on a observé après 2008 ne s’est pas accompagné de déflation ? Il y a plusieurs explications populaires (par exemple, la rigidité des prix nominaux à la baisse qui rend la courbe de Phillips à long terme non verticale à de faibles taux d’inflation, ou encore le fait que les anticipations d’inflation soient "ancrées") et j’ai moi-même mis en avant plusieurs de ces explications. Mais le débat standard en macroéconomie n’a pas pleinement pris en compte la surprenante absence de la déflation.

L’autre gros problème est la forte chute de la production potentielle, qui est clairement corrélée avec la profondeur des contractions conjoncturelles et avec les plans d’austérité budgétaire. Antonio Fatas et Larry Summers ont récemment confirmé ce lien, mais Larry Ball l'a également mis en évidence et j’ai moi-même fait le lien avec l’austérité. Voici ce à quoi ressemble la relation entre austérité budgétaire et production potentielle en utilisant les estimations de Ball :

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Y a-t-il une leçon de politique économique à tirer de ces échecs du côté de l’offre de la doctrine d’avant-récession ? Oui : je pense qu’ils suggèrent le grand danger qu’il y a à mener de politiques excessivement restrictives. D’un côté, les banques centrales, focalisées sur l’inflation stable, peuvent penser qu’elles font un bon boulot (en effet, il n’y a pas de déflation), alors qu’elles sont en fait loin de suffisamment soutenir l’activité. Et la contraction budgétaire dans une trappe à liquidité semble être absolument désastreuse pour le court terme, comme pour le long terme. Et elle est peut-être même contreproductive du strict point de vue budgétaire. Et malheureusement, je crois que même les économistes d’obédience hicksienne n’ont pas pris tout cela suffisamment en compte. »

Paul Krugman, « Demand, supply, and macroeconomic models », in Conscience of a Liberal (blog), 28 novembre 2015. Traduit par Martin Anota



L’économie se corrige-t-elle par elle-même ?


« (…) Selon Brad DeLong, l’analyse hicksienne est erronée car elle suggère que les chocs de demande n’ont des répercussions à court terme. Pour une fois, je suis en désaccord avec Brad. L’idée selon laquelle l’économie a tendance à retourner à long terme au plein emploi n’est pas un axiome premier dans le cadre du modèle IS-LM. Ça découle du modèle, mais sous des hypothèses très particulières. Il y a de bonnes raisons de penser que même sous des conditions "normales" c’est un processus très faible, très lent. Et dans les conditions d’une trappe à liquidité, ce n’est pas un processus qui est susceptible d’opérer.

Comment le retour tendanciel d’une économie à son équilibre de long terme est-il supposé opérer ? Selon l’histoire racontée dans les manuels, la chute des prix accroît l’offre de monnaie réelle, ce qui pousse les taux d’intérêt à la baisse et restaure par là le plein emploi.

A quelle vitesse est-ce que ce processus s’opère ? Prenons l’hypothèse la plus favorable, celle d’une vélocité constante de la monnaie. Sous ces conditions, maintenir l’offre de monnaie fixe permettrait également de maintenir fixe le PIB nominal, si bien qu’une chute de 1 % du niveau des prix élèverait la production réelle de 1 %. La question est alors celle de la sensibilité des prix à l’écart de production (output gap).

Eh bien, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Lawrence Summers (2015) ont publié une nouvelle étude qui estime une courbe de Phillips "avec anticipations ancrées" (c’est-à-dire une courbe de la vieille époque, d’avant Friedman et Phelps), et ils constatent que le coefficient pour le chômage aux Etats-Unis est d’environ -0,25. (…) Pour la production, selon la loi d’Okun, le coefficient devrait s’élever à la moitié de ce chiffre. Cela implique une durée de vie pour les écarts de production d’environ 6 ans. En d’autres termes, le long terme est assez long ; nous ne serons peut-être pas tous morts, mais beaucoup d’entre nous seront à la retraite.

Et cela suppose une vélocité constante de la monnaie. Avec des taux d’intérêt en chute, une partie de la baisse des prix va se traduire par une chute de la vélocité et non par une hausse de la production réelle, donc l’ajustement devrait être encore plus lent. Mais attendez, les choses ne s’arrêtent pas là : à la borne inférieure zéro (zero lower bound), le processus ne fonctionne pas du tout. Dans une trappe à liquidité, l’idée d’une économie qui se corrigerait par elle-même s’écroule. En fait, ce qu’un surcroît de flexibilité des prix risque d’entraîner, c’est une spirale de déflation par la dette. (…)

Vous pouvez alors vous demander pourquoi les contractions de l’activité ne durent pas si longtemps que ça. Premièrement, les chocs provoquant les récessions sont souvent temporaires ; mais, deuxièmement, en pratique les banques centrales ne restent pas passives et maintiennent pas l’offre de monnaie constante, mais elles cherchent en fait à contrer la récession avec une politique monétaire expansionniste. L’économie ne s’ajuste pas par elle-même, du moins pas sur une échelle de temps qui importe ; elle dépend de Janet Yellen pour retourner au plein emploi.

Ce qui nous ramène à la question de la trappe à liquidité. Lorsque l’économie est confrontée à cette dernière, la politique monétaire perd l’essentiel de sa force. Aucun modèle macroéconomique de base ne dit qu’il puisse y avoir un retour rapide à l’équilibre de long terme dans ces conditions. Par conséquent, si nous n’observons pas un retour rapide à l’équilibre, cela ne dénote pas un échec du modèle, mais donne plutôt un point à ce dernier. »

Paul Krugman, « Is the economy self-correcting? », in Conscience of a Liberal (blog), 30 novembre 2015. Traduit par Martin Anota