« (…) Comment pouvons-nous améliorer la croissance de la productivité dans les économies développées et dans les économies en développement ? Y a-t-il quelque chose à apprendre de l’observation des grosses vagues technologiques et de leur diffusion à l’ensemble des pays ? Nous présentons tout d’abord un cadre simple pour considérer les sources de la croissance de la productivité. Nous observons ensuite les sources de croissance de la productivité dans les pays développés, avant de nous tourner vers les sources de la croissance de la productivité dans les économies émergentes. (…)

1. Un cadre pour réfléchir à propos des sources de la croissance de la productivité


En 1956, Robert Solow développa un modèle pour montrer qu’en l’absence de progrès technique, il ne peut y avoir de croissance à long terme du PIB par tête (Solow, 1956). D’un autre côté, les données historiques suggèrent que la croissance de la productivité est une composante de plus en plus importante de la croissance (voir, par exemple, Helpman, 2004). Mais quelles sont les sources de la croissance ? Un cadre utile pour penser à propos de la croissance de la productivité et ses déterminants est le soi-disant "paradigme schumpétérien", qui repose sur quatre idées.

Première idée : la croissance de la productivité repose sur les innovations motivées par le profit. Celles-ci peuvent être des innovations de procédé (c’est-à-dire visant à accroître la productivité des facteurs de production comme le travail ou le capital), les innovations de produit (en introduisant de nouveaux produits), ou des innovations organisationnelles (pour rendre la combinaison de facteurs de production plus efficace). Les politiques et institutions qui accroissant les bénéfices attendus de l’innovation doivent induire plus d’innovations, et donc une accélération de la croissance de la productivité. En particulier, de meilleurs droits de propriété (intellectuelle), des réductions d’impôts pour les entreprises innovantes, une plus forte concurrence et de meilleurs écoles et universités stimulent la croissance de la productivité.

Deuxième idée : la destruction créatrice. Les nouvelles innovations tendent à rendre obsolètes les anciennes innovations, les anciennes technologies et les anciennes compétences. Cela souligne l’importance de la réallocation dans le processus de croissance.

Troisième idée : les innovations peuvent être soit des innovations "à la frontière", qui repoussent en avant la frontière technologique dans un secteur particulier, ou des innovations "imitatives" ou "adaptatives", qui permettent à une entreprise ou à un secteur de rattraper la frontière technologique existante. Les deux formes d’innovation requièrent différents types de politiques et d’institutions.

Quatrième idée : les vagues schumpétériennes. L’histoire technologique est façonnée par de grosses vagues technologiques qui correspondent à la diffusion de technologies à usage général (general purpose technologies) (la machine à vapeur, électricité, les technologies d’information et de communication, etc.) à divers secteurs de l’économie.

2. Améliorer la croissance de la productivité dans les pays avancés


Pour améliorer la croissance de la productivité dans les pays développés, où la croissance dépend davantage des innovations à la frontière, il est opportun d’investir plus dans les universités (autonomes), de maximiser la flexibilité sur les marchés des produits et du travail et de développer les systèmes financiers qui dépendent fortement du financement par émissions d’actions.

Le graphique 1 (tiré d’Aghion et de ses coauteurs, 2009a) montre comment la concurrence (mesurée ici par le taux d’entrée d’entreprises étrangères) affecte la croissance de la productivité dans les entreprises domestiques en place. La courbe supérieure montre la croissance de la productivité globale des facteurs (PGF) moyenne parmi les entreprises domestiques qui sont plus proches que la médiane de la frontière technologique mondiale dans leur secteur. Nous voyons que, en moyenne, la croissance de la productivité dans ces entreprises répond positivement à une concurrence plus intense. Cela reflète un "effet de fuite face à la concurrence" (escape competition effect), c’est-à-dire que de telles entreprises innovent plus pour échapper à une concurrence plus intense. A l’inverse, la croissance de la productivité dans les entreprises qui sont les plus éloignées de la frontière technologique mondiale dans leur secteur que la médiane tend à ralentir lorsque la concurrence devient plus intense. Cela reflète un effet de découragement. Plus un pays est proche du niveau de productivité du meneur mondial, plus la fraction d’entreprises "au-dessus de la médiane" est élevée et plus la concurrence sur le marché des produits améliore la productivité.

GRAPHIQUE 1 Croissance de la productivité totale des facteurs et taux d'entrée des entreprises étrangères

Philippe_Aghion__Croissance_de_la_PGF_et_taux_d__entree_des_entreprises.png

De même, on peut montrer que des marchés du travail plus flexibles (qui facilitent le processus de destruction créatrice) stimulent surtout la croissance de la productivité dans les pays les plus avancés.

Un troisième levier de croissance de la productivité dans les pays avancés est l’éducation universitaire ; en effet, l’innovation à la frontière exige des chercheurs à la frontière. (...) Aghion et de ses coauteurs (2009b) montrent qu’aux Etats-Unis l’éducation universitaire améliore la croissance de la productivité avant tout dans les Etats qui sont les plus proches de la frontière, c’est-à-dire les Etats avec le PIB par tête le plus élevé (la Californie, le Massachussetts, etc.) (…). La même chose est vraie pour les pays : une éducation (en particulier universitaire) plus importante améliore la croissance de la productivité avant tout dans les pays avec le PIB par habitant le plus élevé.

Un quatrième levier de la croissance de la productivité est l’organisation du secteur financier. (...) Un système financier basé sur les banques améliore la croissance de la productivité davantage dans les pays les moins avancés, tandis qu’un système financier basé sur les marchés améliore davantage la croissance de la productivité dans les pays plus proches de la frontière.

A partir d’un échantillon composé de plusieurs pays, Aghion et ses coauteurs (2009c) ont réalisé des régressions de la croissance de la productivité sur la part des technologies d’information et de communication dans la valeur ajoutée totale et ils constatèrent un coefficient positif significatif. Mais, chose intéressante, une fois qu’ils prennent en compte la réglementation du marché des produits, le coefficient sur les technologies d’information et de communication devient non significatif. Cela suggère que la libéralisation des marchés des produits est déterminante pour améliorer la croissance de la productivité dans les économies développées, notamment parce que cela facilite la diffusion de la vague de technologies d’information et de communication à travers divers secteurs de l’économie. Ce constat est confirmé par l’étude réalisée par Cette et Lopez (2012). Le graphique 2, tiré de leur étude, montre que la zone euro et le Japon souffrent d’un retard dans la diffusion des technologies d’information et de communication par rapport aux Etats-Unis.

GRAPHIQUE 2 Croissance tendancielle de la productivité totale des facteurs

Cette__productivite_globale_des_facteurs.png

A travers leur analyse économétrique, Cette et Lopez montrent que ce délai dans la diffusion des technologies d’information et de communication en Europe et au Japon en comparaison avec les Etats-Unis s’explique par des facteurs institutionnels : un niveau moyen plus faible d’éducation de la population en âge de travailler et davantage de réglementations sur les marchés du travail et des produits. Cela implique qu’en mettant en œuvre des réformes structurelles, ces pays peuvent bénéficier d’une accélération de la productivité liée au rattrapage en termes de diffusion des technologies d’information et de communication par rapport aux Etats-Unis.

Plus récemment, Cette et ses coauteurs (2013) ont analysé l’impact des réglementations anticoncurrentielles dans les secteurs en amont sur la croissance de la productivité dans les secteurs en aval qui utilisent des intrants de ces secteurs en amont. En utilisant un ensemble de données relatives à 15 pays de l’OCDE sur la période 1987-2007, les auteurs constatent que les réglementations en amont ont un effet pernicieux sur la croissance de la productivité en aval et que cet effet opère en partie (mais pas entièrement) à travers les investissements en recherche-développement et en technologies d’information et de communication dans les secteurs en aval.

3. La croissance de la productivité dans les économies émergentes


Penchons-nous à présent sur les sources de la croissance de la productivité dans les pays émergents, où l’innovation adaptative et l’accumulation des facteurs sont les principales sources de croissance. Hsieh et Klenow (2009) ont souligné l’importance des effets de réallocation des facteurs. En l’occurrence, si nous comparons la répartition de la productivité des entreprises en Inde et aux Etats-Unis (…), nous voyons qu'(...) il est plus difficile pour une entreprise plus productive de croître, mais aussi plus facile pour une entreprise moins productive de survivre en Inde plutôt qu’aux Etats-Unis ; le processus de destruction créatrice opère plus efficacement aux Etats-Unis. Cette différence peut être attribuée à plusieurs facteurs potentiels, en particulier à des marchés des capitaux, des produits et du travail plus rigides en Inde, la moindre offre de travail qualifié en Inde par rapport aux Etats-Unis, la moindre qualité des infrastructures en Inde et à la moindre qualité des institutions pour protéger les droits de propriété et veiller au respect des contrats en Inde par rapport aux Etats-Unis. Ces facteurs opèrent sur la croissance de la productivité via divers canaux potentiels. L’un des canaux les plus intéressants est celui des pratiques managériales. Des études récentes (que Bloom et Van Reenen, 2010, passent en revue) montrent que les pratiques managériales sont pires en Inde qu’aux Etats-Unis et que les scores moyens de management entre les pays sont fortement corrélés avec les niveaux de PIB par tête. »

Philippe Aghion (2016), « Competitiveness and growth policy design », CEPR, Moving to the Innovation Frontier, 2016. Traduit par Martin Anota



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« Les énigmes de la croissance selon Aghion »

« Le paradigme néo-schumpétérien de la croissance »