« Il y a quelques jours, Janan Ganesh a écrit un excellent article dans le Financial Times sur les tentatives de Theresa May visant à rendre le système britannique plus méritocratique ou, pour le dire autrement, pour alimenter la mobilité ascendante. Mais comme le note Ganesh, si vous êtes réellement sérieux à propos de la mobilité ascendante dans une ère de faible croissance, alors la mobilité ascendante que les classes moyennes supérieures « bien pensantes » aiment défendre, implique une certaine mobilité descendante, un déclassement, pour les enfants de ces mêmes classes moyennes supérieures. Mais non seulement ils ne voudraient pas être témoins d’un tel déclassement, mais ils font aussi tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer que les chances des personnes en bas de la hiérarchie sociale de dépasser les enfants de riches restent négligeables.

Je me permets de retranscrire un paragraphe entier de Ganesh : "La salle (au sommet de la hiérarchie) s’ouvre rarement parce que les fils et filles médiocres de la classe supérieure sont trop bien suivis par leurs parents qui embauchent des tuteurs privés, achètent l’enrichissement culturel, enseignent l’étiquette, déterminent les attentes, se tiennent comme exemples de réussite, enseignent les techniques d’entretien, montrent comment sortir du dédale bureaucratique, habitent dans de jolis quartiers, facilitent les stages via leurs amis et (…) multiplient les dons d’argent et d’actifs. Il serait étonnant d’échouer dans de telles conditions."

Si nous n’étions pas hypocrites et voulions réellement soutenir la mobilité sociale ou donné des chances égales, il y a plusieurs mesures politiques que nous pourrions instaurer. En les listant, (…) Ganesh montre à quel point elles sont totalement inapplicables au niveau politique : les impôts confiscatoires sur l’héritage, de plus petites tailles de classes dans les quartiers les plus pauvres financés par les impôts des riches, la fin du statut d’exemption fiscale pour les plus riches universités, la contrainte que les universités riches transfèrent chaque année 1 % de leur richesse aux écoles publiques les plus pauvres, la criminalisation du népotisme, etc. Aucune de ces propositions ne va avoir la moindre chance d’être acceptée par ceux qui possèdent actuellement le pouvoir politique et économique. Donc, c’est bien de l’hypocrisie.

(…) L’égalisation des opportunités (dont j’ai déjà parlé par le passé, notamment ici) (…) est aujourd’hui perçue par certains comme une panacée et par d’autres comme quelque chose allant de soi quelque chose en laquelle nous devons croire, même sans y réfléchir. Elle a rejoint le Panthéon des notions telles que la démocratie, la transparence et choses similaires que l’on prêche, que nous ne voyons pas et que nous ne remettons jamais en cause.

Si la mobilité ascendante concerne les positions relatives dans une société, alors la mobilité ascendante pour certains implique un déclassement pour les autres. Mais si ceux actuellement au sommet ont une mainmise sur les places supérieures de la société, il n’y aura pas de mobilité ascendante malgré nos appels à l’augmenter. Cette approche positionnelle (ou relative) de la mobilité est une description assez précise de la réalité dans les sociétés qui connaissent une faible croissance. Dans les sociétés qui se développent rapidement, même si l’essentiel de la mobilité concerne toujours les avantages positionnels (et ceux-ci sont pas définition fixes), cela peut être compensé par la création de nouvelles couches sociales, de nouveaux emplois et par l’enrichissement de l’ensemble de la population. Donc les personnes en ascension sociale ont une certaine marge pour s’élever qui ne requiert pas un nombre égal de déclassés.

Dans les sociétés plus stagnantes, la mobilité devient un jeu à somme nulle. Pour obtenir une réelle mobilité sociale dans de telles sociétés, vous avez besoin de révolutions qui, en égalisant les chances ou plutôt améliorant dramatiquement les chances de ceux en bas de connaître une ascension, le font à un coût énorme pour ceux qui sont au sommet. En outre, elles détruisent plusieurs autres choses, notamment des vies, non seulement celles de ceux qui sont au sommet, mais aussi celles de ceux qui sont en bas. (…). La Révolution française, jusqu’à ce que Napoléon réimpose le vieil état des choses, constitua précisément un tel bouleversement : elle opprima les classes supérieures (une partie du clergé et la noblesse) et promut les classes les plus pauvres. La Révolution russe fit la même chose : elle introduisit une discrimination inverse explicite à l’encontre des fils et filles des anciens capitalistes, et même des intellectuels, dans l’accès à l’éducation. (...)

Il y a d’autres choses déconcertantes à propos de la mobilité ascendante. Les Ottomans l’ont promu en créant un corps de Janissaires, des enfants nés dans les familles chrétiennes qui furent enlevés au plus jeune âge et ensuite à travers l’exercice militaire modelés en un formidable corps miliaire d’élite. Plusieurs d’entre eux allèrent régner aux positions les plus élevées de la hiérarchie, notamment comme vizirs ou premiers ministres. C’est un joli exemple de mobilité ascendante et de non-discrimination ethnique. Mais à l’origine de ce grand exemple se trouve un crime : l’enlèvement d’enfants.

Il est n’est alors pas surprenant que, en l’absence de massifs bouleversements qui bousculent les sociétés dans leur cœur, les pays tendent à présenter une mobilité positionnelle relativement faible. Deux récentes études, portant sur la Suède et la Toscane, le constatent bien en examinant les noms des plus éminentes familles au cours des divers siècles, puisqu’elles arrivèrent à la conclusion que cette liste a peu changé au cours du temps.

Je pense que nous arrivons à une très sombre conclusion ici. Dans les sociétés avec une faible croissance, la mobilité ascendante est limitée par le manque d’opportunités et la solide emprise de ceux qui sont au sommet fait que leurs enfants ont plus de chances que les autres d’y accéder à leur tour. C’est soit de l’aveuglement, soit de l’hypocrisie de croire que les sociétés avec une telle inégalité des chances vont devenir plus méritocratiques. Mais il est également vrai que la véritable mobilité ascendante vient avec un énorme prix en termes de vies perdues et de richesses détruites. »

Branko Milanovic, « The downside of upward mobility », in globalinequality (blog), 17 septembre 2016. Traduit par Martin Anota