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Tag - Branko Milanovic

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jeudi 16 novembre 2023

Les trois peurs allemandes

« J’ai passé une semaine extrêmement mouvementée et intellectuellement stimulante à Berlin. Malgré mon suivi de la politique allemande (toute personne intéressée par l’Europe ne peut se permettre d’ignorer la politique allemande), je ne m’attendais pas à voir un tel malaise transparaître dans pratiquement chaque conversation. (…)

Quels sont les sujets qui ont alimenté ce pessimisme ? Voici une liste approximative : l’inflation et les problèmes énergétiques, la stagnation économique (une croissance quasi nulle), l’essor de l’extrême-droite, la paralysie politique, l’écroulement des exportations vers la Chine, le déclin de la technologie automobile allemande, les fortes inégalités de patrimoine, l’assimilation imparfaite des personnes nées à l’étranger, l’inefficacité du réseau ferroviaire allemande, l’obscurité des rues de Berlin (en raison des économies d’énergie), la pleine dépendance politique vis-à-vis Etats-Unis. On peut continuer, selon la personne avec qui j’ai pu parler, les aléas de la conversation et l’humeur du jour.

Pour un observateur étranger qui aurait débarqué en Allemagne sans en savoir autant, ce pessimisme semble exagéré. Du côté positif du bilan, on pourrait lister la richesse globale du pays, l’acceptation de plus d’un million de réfugiés syriens et presque autant d’Ukraine et le plein emploi. Pourtant, le ton négatif l’emporte.

Je pense que le pessimisme domine non seulement à cause des guerres qui ont actuellement cours en Ukraine et en Palestine et de l’incertitude générale qui a enveloppé le monde, et l’Europe en particulier, mais en raison de la résonance des inquiétudes actuelles avec les événements qui se sont produits en Allemagne depuis un siècle. Il me semble que les événements actuels ont joué sur trois grandes peurs allemandes : l’inflation galopante, l’ébranlement de la démocratie et la hausse de l’antisémitisme. Ces trois événements ont eu lieu au cours de la période de Weimar ; et comme une personne qui a déjà été empoisonnée, la peur que des événements similaires se répètent n’est pas évaluée à l’aune de la force du "poison" actuel, mais à l’aune des souvenirs des événements passés.

La peur de l’inflation qui a largement détruit la crédibilité de la République de Weimar est bien connue. Elle a expliqué l’orientation excessive que les politiques monétaire et budgétaire allemandes ont pu présenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La différence entre l’inflation de 1921-1923, qui attint à son pic le rythme mensuel de 30.000 %, et l’actuelle inflation, à un chiffre, est énorme. Pourtant l’inflation actuelle est tirée par la hausse de produits de base comme l’énergie et l’alimentaire. Son impact, bien que numériquement faible, semble disproportionné. Elle affecte bien davantage les segments les plus pauvres de la population que les riches.

Cela met en lumière, de façon plus crue, la question des inégalités et de la redistribution des richesses. Malgré plusieurs années de régime social-démocrate et d’un large Etat-providence, les inégalités de richesse sont très élevées en Allemagne. Selon l’enquête que le SOEP a réalisée auprès des ménages, 39 % des Allemands ont une richesse financière nette nulle ou quasi nulle et presque 90 % de la population une richesse financière, non immobilière, assez négligeable (…). Cela rend les inégalités de richesses allemandes (selon l’indicateur utilisé) égales ou même supérieures à celles, déjà très élevées, observées aux Etats-Unis. Le sentiment que beaucoup de grandes fortunes sont dissimulées ou jouissent de privilèges fiscaux grâce aux dispositifs européens et à la concurrence fiscale entre les pays-membres de l’UE vient alimenter le sentiment d’injustice.

La deuxième peur est celle d’une fragilisation de la démocratie. Cette crainte semble aussi, au regard des chiffres, très exagérée. Mais l’ancrage de l’Alternativ für Deutschland comme parti parlementaire stable avec environ 10 % des suffrages, et non une mode passagère comme les Républicains par le passé, rappelle qu’il y a une chance non négligeable d’un brutal basculement à droite ou de l’influence indirecte de la droite sur les gouvernements de coalition (quelle qu’en soit la couleur partisane). Il n’y a bien sûr pas de déni direct du mode démocratique du gouvernement par l’AfD, ni (a priori) de chances que ce parti vienne au pouvoir comme membre dominant d’une coalition, mais la peur naissante que l’on détecte est davantage une crainte que la démocratie s’érode graduellement comme ce fut le cas en Hongrie et peut-être en Pologne. Mais la forme et certains des attributs essentiels de la démocratie peuvent être conservés, mais d’autres attributs essentiels pourraient se diluer graduellement.

La troisième crainte est, d’une certaine façon, la plus irrationnelle, mais elle ne semble pas absente. Le soutien fort, et peut-être excessif, de l’Allemagne envers Israël dans la guerre qui a actuellement cours au Proche-Orient trouve ses racines dans la Shoah et l’expiation pour ce crime que l’opinion publique et les politiciens allemands ont considérée, depuis la création de la République fédérale, comme un principe presque fondamental, égal à la gouvernance démocratie et à l’indépendance du système judiciaire. L’ironie est qu’un zèle excessif dans l’expiation pourrait conduire à l’acceptation de politiques qui entraînent des crimes contre des populations civiles. L’Allemagne fait donc face à l’équivalent d’un drame grec : le désir de corriger ses erreurs passées pourrait l’amener à comme aujourd’hui des erreurs.

Les trois peurs qui se manifestent dans une atmosphère, déjà bien sombre, du déclin économique global de l’Europe, les pressions migratoires continues depuis le Sud que l’Europe se montre incapable de gérer (comme l’illustre la fermeture des frontières dans les pays nordiques), sa dépendance énergétique et l’absence d’une voix politique distincte, m’ont amené à voir les rues inhabituellement sombres de Berlin (et même les clubs et restaurants bien éclairés et joyeux) avec une plus grande appréhension qu’elles ne le méritent. »

Branko Milanovic, « The three German fears », in globalinequality (blog), 16 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Les inégalités de revenu en Allemagne depuis la fin du dix-neuvième siècle »

« Les fruits de la réussite allemande captés par les plus riches »

mardi 28 février 2023

Les capitalistes, l’Etat et la mondialisation

« La tendance à créer le marché mondial est directement donnée dans le concept même de capital. Chaque limite apparaît une barrière à franchir (…). Mû par cette tendance, le capital va au-delà aussi bien des barrières et préjugés nationaux que du culte de la nature (…). Il détruit et révolutionne constamment tout cela, en renversant toutes les barrières qui entraveraient le développement des forces productives, l’expansion des besoins, etc. »

Karl Marx, « Manuscrits de 1857-1958 » (dits de « de Grundrisse »)



« C’est ainsi que Karl Marx voyait la mondialisation, c’est-à-dire comme quelque chose d’inhérent aux intérêts et aux actions des capitalistes. Rien, au cours des 180 années qui ont suivi l’écriture de ce passage, nous amène à croire que le comportement et les incitations des capitalistes soient différents aujourd’hui. La continuation de la "haute mondialisation" qui débuta avec l’ouverture de la Chine et la chute du communisme en Union soviétique et en Europe de l’Est est-elle un processus naturel et irrésistible par lequel capitalisme repousse les barrières de l’espace, de la technologie et des habitudes à travers la quête du profit ? A notre époque, le capitalisme s’est étendu, non seulement géographiquement, mais aussi en créant de nouvelles activités et de nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mettre nos logements en location, de se faire rémunérer pour influencer les décisions d’achats des gens ou pour vendre le nombre d’une personne comme une marque. Comment peut-on alors comprendre qu’un pays quintessentiel du capitalisme comme les Etats-Unis puisse décider de se désengager de la mondialisation ou, du moins, de restreindre son approfondissement ?

Nous pouvons l’expliquer, selon moi, en convoquant deux autres acteurs en plus de celui mis en lumière par Marx. Premièrement, nous pouvons introduire l’Etat en supposant que ce dernier constitue dans une certaine mesure un acteur autonome et qu’il n’est pas entièrement déterminé par les intérêts des capitalistes. C’est un sujet qui a été discuté pendant plus d’un siècle et pour lequel aucun consensus n’a été atteint. Mais si l’Etat dispose d’une autonomie d’action suffisance, alors il peut outrepasser, dans certains cas, les intérêts des capitalistes.

Il faudrait également prendre en compte les divisions au sein de la classe capitaliste. Aux côtés de ce que l’on pourrait appeler les "capitalistes cosmopolites" qui ont largement profité de la mondialisation via la délocalisation de la production, il peut y avoir ce que l’on pourrait appeler les "capitalistes militaires", c’est-à-dire cette frange de la classe capitaliste directement liée au secteur de la "sécurité", la fourniture d’armes et le remplacement des importations technologiquement suspectes en provenance de pays hostiles. Le retrait de chaque logiciel de protection antivirus Kaspersky et de chaque caméra CCTV faite en Chine bénéficient aux personnes qui produisent des substituts. Ces dernières sont incitées à soutenir une politique plus belliqueuse et donc à émettre des réserves quant à la mondialisation.

Mais les capitalistes militaires souffrent de deux handicaps importants. Ce sont des capitalistes très singuliers dans la mesure où leurs profits dépendent des dépenses publiques et où celles-ci requièrent d’importants impôts. Donc, en principe, ils sont en faveur d’une forte taxation de façon à financer les dépenses du gouvernement dans la défense. Ils en tirent un bénéfice en définitive, mais leurs préférences pour des dépenses publiques et impôts élevés les amènent à se distinguer des autres capitalistes.

Le second problème est qu’en restreignant la mondialisation ils agissent contre une force freinant la hausse des salaires nominaux, à savoir l’importation de biens moins chers en provenance d’Asie. Peut-être que la plus grande contribution de la Chine et du reste de l’Asie n’a pas été une contribution directe (de plus hauts profits tirés des investissements), mais un bénéfice indirect : permettre aux salaires réels de s’accroître (quoique modestement) en Occident, tout en y déformant la répartition du revenu en faveur du capital. C’est ce qui s’est passé au cours des trente dernières années aux Etats-Unis et dans d’autres pays développés et c’est ce qui explique le découplage entre la croissance de la productivité et la croissance des salaires réels : c’est une autre façon de dire que la part du revenu allant au travail a baissé. La part du travail a baissé sans réduire les salaires réels grâce au fait que les biens soient devenus moins chers. Ce fut une aubaine aussi bien pour les capitalistes cosmopolites que pour les capitalistes militaires. Si la mondialisation s’inversait, ce bénéfice s’évaporerait : les salaires nominaux augmenteraient même si le salaire réel restait constant et la part des profits dans le PIB diminuerait.

Donc, les capitalistes militaires font face à deux problèmes : ils doivent appeler à une plus forte taxation et implicitement à une réduction des revenus du capital. Ni l’une, ni l’autre n’est populaire. Cependant, le succès n’est peut-être exclu. Une alliance peut se former entre les capitalistes militaires et les faucons de l’Etat semi-autonomes. Ils peuvent être enclins à accepter de tels "coûts" s’ils permettent aux Etats-Unis de contenir l’essor de la Chine. La pure géopolitique peut dominer l’intérêt économique. L’expérience historique va dans le sens d’une telle alliance : les Etats-Unis ont gagné toutes les grosses guerres (la Première Guerre mondiale, la Seconde, et la Guerre froide) et à chaque fois la victoire les a menés au sommet du pouvoir géopolitique et économique. Pourquoi cela ne se reproduirait-il pas ?

C’est ainsi que nous devrions considérer l’avenir de la mondialisation, du moins du point de vue du calcul occidental : comme un arbitrage entre le pouvoir géopolitique non contraint et la hausse des revenus domestiques. Le raisonnement économique, ainsi que l’hypothèse habituelle (et parfois peut-être facile) selon laquelle l’Etat fait ce que les capitalistes veulent qu’il fasse, vont dans le sens d’une poursuite de la mondialisation. Pourtant l’ « alliance belliciste » peut être suffisamment forte pour s’imposer, si ce n’est pour entièrement inverser la mondialisation et pousser le pays dans l’autarcie. »

Branko Milanovic, « Capitalists, the state and globalization », in globalinequality (blog), 27 février 2023. Traduit par Martin Anota



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« Comment les exportations des pays à bas salaires ont contenu l’inflation »

« La mondialisation creuse les inégalités dans les pays développés »

« Baisse de la part du travail : la mondialisation est-elle coupable ? »

« Le commerce international a créé des gagnants et des perdants dans les pays développés »

mercredi 29 juin 2022

Un bref essai sur les différences entre Marx et Keynes

« Ce bref texte a été stimulé par ma récente lecture de la traduction française de l’Essai sur l’économie de Marx que Joan Robinson a écrit en 1942, ainsi que de divers autres textes que Robinson a pu écrire à propos de Marx, de Marshall et de Keynes. (La traduction et la préface sont d’Ulysse Lojkine.) Sa rédaction a aussi été stimulée par la très bonne présentation de la vie de Joan Robinson et de l’Essai que vient juste de publier Carolina Alvers dans The Journal of Economic Perspectives.

(...) J’ai toujours eu de bonnes connaissances de Marx, mais puisque j’ai fini il y a tout juste deux mois un long chapitre sur les idées de Marx concernant la distribution du revenu (pour mon prochain livre) qui évoque ses réflexions sur le salaire réel, l’augmentation de la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit, etc., j’ai tout cela bien en tête.

C’est un peu moins le cas pour Keynes. Mais j’ai eu, il y a très longtemps, une personne exceptionnelle pour me faire découvrir la Théorie générale. Abba Lerner, l’un des premiers disciples de Keynes, m’a donné des cours particuliers. Après avoir lu un chapitre de la Théorie générale, je devais le résumer, le discuter, puis envoyer mon texte à Abba qui, la semaine suivante, m'en envoyait la correction. J’admirais Keynes pour son génie. Je me souviens toujours (…) de son chapitre sur le "taux d’intérêt propre" (…) que Lerner m’a fait lire et relire. Mais je n’ai pas du tout suivi les développements de la macroéconomie keynésienne et je ne m’intéresse généralement pas à la macroéconomie. Donc, ici, je parlerai de ce que je pense de Keynes, pas des Keynésiens.

Avec l’Essai, l’objectif de Joan Robinson était d’amorcer un "rapprochement" entre l’économie de Marx et celle de Keynes, en montrant les similarités entre la vision qu’avait Marx des relations capitalistes de production, des relations se traduisant par un manque de demande effective, et les thèmes de la Théorie générale. Voici l’une des citations de Marx : "la cause ultime pour toutes les crises réelles est la conjonction entre, d’une part, la pauvreté des masses et les restrictions dans leur consommation et, d’autre part, la tendance de la production capitaliste à chercher à accroître les forces productives, comme si la capacité absolue de consommation de la société leur fixait une limite" (Le Capital, livre 3, chapitre XXX). (…) Ou, comme l’écrit Marx (je paraphrase), pour chaque capitaliste pris individuellement, ses travailleurs sont ses "ennemis" (il veut les payer moins), mais les travailleurs des autres capitalistes sont ses "amis", dans la mesure où ils peuvent être ses consommateurs. Quand tous les capitalistes cherchent à réduire la rémunération des travailleurs et y parviennent, c’est une crise économique qui en résulte.

L’autre explication des crises économiques chez Marx est la croissance déséquilibrée des secteurs qui produisent les biens de consommation et ceux qui produisent les biens d’investissement, mais l’hypothèse a moins d’importance pour les keynésiens. Robinson a aussi fourni un très bon résumé des autres idées de Marx, notamment de sa théorie de la valeur-travail, du problème de la transformation, de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., mais elle se focalise, comme je l’ai indiqué, sur l’origine des crises et la demande effective.

Quand nous mettons en regard Marx, Marshall et Keynes, Robinson affirme que nous devrions essayer de séparer dans l’étude de chacun les propositions "scientifiques" à propos du fonctionnement de l’économie des moteurs "idéologiques" : chez Marx, la conviction que le capitalisme est un mode de production historique (et donc transitoire) ; chez Marshall, l’hypothèse du capitalisme comme la façon "naturelle" d’organiser la production ; et chez Keynes, un désir d’améliorer le capitalisme ou de le sauver de l’autodestruction.

A mes yeux, il semble que la différence entre Marx et Keynes n’est pas tant une différence idéologique (bien que je ne dénierais pas que la différence idéologique soit réelle) qu’une différence dans l’horizon temporel qu’ils utilisent dans leurs analyses. (Je pense que Schumpeter avait quelque chose de similaire en tête, donc ce n’est peut-être pas une idée très originale.)

Pour Marx, l’horizon temporel est toujours le long terme, même quand il évoque les crises. Les crises sont des manifestations à court terme des problèmes (inhérents) de long terme auxquels la production capitaliste fait face et il n’est donc pas surprenant que des auteurs marxistes comme Grossman, Boukharine et Mandel auraient (…) vu l’imbrication entre la baisse tendancielle du taux de profit à long terme et l’instabilité à court terme comme condamnant le capitalisme. (Il n’est pas non plus surprenant que Robinson rejette la baisse tendancielle du taux de profit, mais soutienne l’explication des crises.) Tout chez Marx, comme Joan Robinson l’a bien vu, est historique. Le lecteur est toujours projeté vers l’avenir, dans une réflexion à propos des forces fondamentales qui meuvent le capitalisme.

Chez Keynes, la situation est différente, presque inverse. L’édifice entier de Keynes (pas nécessairement keynésien) est le court terme : l’objectif est de stabiliser l’économie et de retourner à la situation de plein emploi ou proche du plein emploi. Keynes n’est pas particulièrement concerné par le long terme du capitalisme. Implicitement, je pense, il croyait que le capitalisme pourrait rester en place aussi longtemps qu’il est "réparé" de façon à produire au plein emploi des ressources. "Réparer", cela peut impliquer un investissement orienté par le gouvernement ou l’euthanasie du rentier, mais Keynes n’était pas un puriste : il aurait pris n’importe quel outil, même un outil socialiste, pour corriger les dysfonctionnements.

Illustrons la différence entre le long terme de Marx et le court terme de Keynes avec deux concepts où les auteurs semblent parler de la même chose : "les esprits animaux" et "l’armée industrielle de réserve". L’idée d’"esprits animaux" a été introduite par Keynes pour expliquer les décisions des capitalistes en matière d’investissement : la plupart du temps, les capitalistes ne sont pas mus par un calcul exact entre gain espéré et perte attendue, mais agissent selon leurs pulsions (les "esprits animaux") et si, pour une quelconque raison, ces pulsions changent, l’économie peut connaître de soudaines variations de la demande. Joan Robinson explique comment cette incitation à investir largement irrationnelle (dans le sens strict du terme) est similaire à l’idée de Marx selon laquelle les capitalistes cherchent toujours non seulement à atteindre le profit maximal, mais aussi à le réinvestir. Pour Marx, ils ne deviennent capitalistes que lorsqu’ils ne consomment pas le profit, mais le réinvestissent. L’accumulation est (pour utiliser un autre passage célèbre) "Moïse et tous les prophètes". Dans les deux cas, nous voyons que les incitations à investir sont données de l’extérieur de l’économie proprement dite : via des élans soudains d’optimisme ou de pessimisme ou par ce que nous pouvons appeler "l’esprit capitaliste". Mais dans le cas de Keynes, le concept est mobilisé pour expliquer les fluctuations de court terme ; chez Marx, c’est la caractéristique définitionnelle de la classe dans son ensemble et donc du long terme.

Prenons maintenant l’exemple de l’"armée industrielle de réserve" qui croît et se contracte au gré des fluctuations de l’activité économique. Cette notion est très similaire à l’idée de chômage conjoncturel qui joue un si grand rôle chez Keynes (elle est derrière toute sa Théorie générale). Mais l’"armée de réserve" de Marx est une caractéristique constante, donc de long terme, du capitalisme. Les capitalistes en ont besoin pour discipliner le travail et si, au cours de certaines périodes, l’armée de réserve rétrécit, réduisant le pouvoir relatif de la classe capitaliste, des forces la ramenant à la vie se mettent en œuvre : les investissements économisant le travail. L’armée de réserve peut ne jamais disparaître chez Marx. Chez Keynes, par contre, le chômage cyclique doit idéalement être ramené à zéro. C’est quelque chose que le capitalisme, lorsqu’il est judicieusement géré, peut éliminer. A nouveau, les horizons sont différents : pour Marx, c’est un aspect structurel de long terme ; pour Keynes, il résulte du jeu entre les variables économiques.

Marx a été le premier à étudier les caractéristiques historiques fondamentales du capitalisme ; Keynes, le dernier caméraliste. Marx était un historien qui croyait que l’économie façonnait l’Histoire ; Keynes, le plus brillant conseiller du pouvoir. Avec Le Capital, nous avons une Bible du capitalisme ; Avec la Théorie générale, nous avons Le Prince pour la gestion économique du capitalisme. »

Branko Milanovic, « A short essay on the differences between Marx and Keynes », in globalinequality (blog), 29 juin 2022. Traduit par Martin Anota

jeudi 28 avril 2022

Quelles leçons tirer de la saisie des actifs des oligarques russes ?

« La première et plus évidente leçon que nous pouvons tirer de la confiscation des actifs des oligarques russes est que la Russie d’avant le 24 février n’était pas une oligarchie, contrairement à ce que beaucoup croyaient, mais une autocratie autoritaire. Elle n’était pas gouvernée par quelques riches, mais par une seule personne. Pour tirer cette conclusion (assez évidente), nous devons revenir à la justification qui avait été initialement avancée lorsque la menace d’une saisie d’actifs a été formulée. Quand le gouvernement américain a évoqué une possible saisie des actifs des oligarques, c’était avant la guerre et dans l’espoir que la perspective de perdre l’essentiel de leur argent amènerait les oligarques à faire pression sur Poutine pour le pousser à ne pas envahir l’Ukraine. Nous pouvons penser que la totalité ou quasi-totalité des oligarques ciblés (et peut-être même ceux qui craignaient d’être ciblés) prirent conscience de ce qui était en jeu et devaient être contre la guerre. Mais leur influence était, comme nous le savons, nulle. Ironiquement, ils perdirent leurs actifs parce qu’ils n’étaient pas assez puissants.

Dans la mesure où leur influence sur cette importante question (dont dépendaient tous leurs actifs et leur style de vie) était nulle, alors le système n’était clairement pas une ploutocratie, mais une dictature. J’ai écrit à ce sujet dans un billet de juillet 2019 (…) où je distinguais entre les premiers milliardaires russes, qui manipulèrent le système politique (on ne doit pas oublier que ce fut Berëzovski qui porta Poutine à l’attention d’Eltsine parce qu’il pensait que Poutine pouvait être facilement contrôlé) et les nouveaux milliardaires, qui furent traités comme des gardiens d’actifs que l’Etat pouvait prendre, par décisions politiques, à n’importe quel instant. Il apparut (de façon inattendue) que ce n’est pas l’Etat russe qui prit leurs actifs, mais l’Etat américain. Mais il le fit précisément parce qu’il pensait (probablement pas précisément dans tous les cas) que les milliardaires étaient des "oligarques d’Etat".

C’est l’enseignement à tirer à propos de la nature du système politique russe. Mais quelles sont les implications de la saisie d’actifs ? Il y a, selon moi, deux types d’implications : celles mondiales et celles spécifiques à la Russie.

L’implication mondiale est que les ploutocrates étrangers qui placèrent souvent leur argent en dehors de leur pays d’origine vers des "lieux sûrs" aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Europe vont être beaucoup moins convaincus qu’une telle décision fasse sens. Cela va tout particulièrement s’appliquer aux milliardaires chinois, qui peuvent connaître le même destin que les milliardaires russes. Mais cela peut aussi s’appliquer à plein d’autres. Le fréquent usage de mesures de coercition économiques et financières signifie qu’en cas de problèmes politiques entre l’Occident et, disons, par exemple le Nigéria, l’Afrique du Sud ou le Venezuela la même recette sera appliquée aux milliardaires de ces pays, que ce soit comme punition ou dans l’espoir qu’ils fassent pression sur la politique de leur gouvernement. Dans de telles conditions, ils ne seraient guère avisés de garder leur argent dans des lieux aussi risqués que leur propre pays. Nous pouvons donc nous attendre à la croissance d’autres centres financiers, peut-être les pays du Golfe et l’Inde. La fragmentation financière est très probable et tiendra non seulement aux peurs des milliardaires mais aussi aux peurs de potentiels adversaires aux Etats-Unis comme la Chine que les actifs de leur gouvernement puissent s’avérer n’être que de simples morceaux de papier.

Quelles sont les probables implications pour la Russie ? Ici nous devons adopter une vue de plus long terme et nous tourner vers le passé du régime de Poutine. La conclusion que les milliardaires et les gens proches du pouvoir vont tirer est celle qui fut tirée à plusieurs reprises dans l’histoire russe et soviétique avant d’être oubliées. Laissons de côté les conflits entre les boyards et le tsar et considérons les similarités qui existent entre le régime actuel et le régime de Staline. (…) Poutine n’a pas encore commencé à exécuter les gens autour de lui, mais il a montré que, politiquement, ils n’importaient pas du tout. La conclusion que les futurs oligarques russes vont tirer est la même que celle qui tirèrent les membres du Politburo : il vaut mieux avoir un leadership collectif où les ambitions individuelles sont contraintes que de laisser une seule personne prendre tout le pouvoir.

Je pense que les futurs oligarques (qui sont probablement en train de faire leurs premiers pas) vont prendre conscience qu’ils peuvent rester ensemble ou se serrer les coudes. Sous Eltsine, quand ils dictaient la politique du gouvernement, ils préféraient se battre entre eux, ramener le pays au bord de l’anarchie et même de la guerre civile et ainsi ils facilitèrent l’ascension de Poutine qui introduisit un certain ordre.

Une autre implication est très similaire à ce que j’ai qualifié d’implication mondiale. A nouveau, il est utile de remonter dans le temps. Quand les privatisations originelles furent lancées en Russie, la logique économique sous-jacente était que cela n’importait pas (en termes d’efficience) de savoir qui obtiendrait les actifs parce que de meilleurs entrepreneurs pourront renchérir et que tout le monde sera incité à se battre pour l’Etat de droit simplement pour protéger ses gains. Les communistes seront incapables de revenir : "une fois que le dentifrice est sorti de son tube, on ne peut l’y remettre" (il s’agissait de la métaphore favorite pour appeler à des privatisations rapides et inéquitables). La comparaison a été faite avec les "barons voleurs" américains qui s’étaient enrichis par des moyens illicites, mais qui avaient intérêt à se battre pour la sûreté de la propriété une fois leur richesse constituée. On s’attendait à ce que les milliardaires russes fassent de même.

Cela n’a pas été le cas, car les milliardaires trouvèrent ce qui semblait être une meilleure façon de sécuriser leur l’argent : le placer en Occident. La plupart d’entre eux le firent et cela sembla être une excellente décision, tout du moins jusqu’à ce mois de février. Les nouveaux milliardaires post-Poutine vont probablement ne pas oublier cette leçon : donc nous devons nous attendre à ce qu’ils soient en faveur d’un gouvernement central faible, c’est-à-dire en faveur d’une vraie oligarchie, et qu’ils insistent sur l’Etat de droit, tout simplement parce qu’ils n’auront plus d’autre endroit où placer leur richesse. »

Branko Milanovic, « The lessons and implications of seizing Russian oligarchs’ assets », in globalinequality (blog), 16 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

jeudi 3 mars 2022

La fin de la fin de l’Histoire. Qu’avons-nous appris jusqu’à présent ?

« Les guerres sont les événements les plus horribles qui soient. Elles ne devraient jamais survenir. Tous les efforts humains devraient être consacrés à rendre les guerres impossibles. Pas simplement illégales, mais impossibles, dans le sens où personne ne devrait être capable, ni incité à les déclencher. Mais nous n’en sommes malheureusement pas encore là. L’humanité n’a pas assez évolué pour y parvenir. Nous sommes au milieu d’une guerre qui pourrait devenir un conflit très meurtrier.

Les guerres sont aussi une opportunité (…) pour reconsidérer nos idées. Certaines choses deviennent particulièrement claires. Certaines de nos croyances se révèlent être des illusions. Le masque des charlatans tombe. Nous devons considérer le monde tel qu’il est, non celui que nous imaginions la veille.

Donc, qu’avons-nous appris après une semaine de guerre entre l’Ukraine et la Russie ? Je vais essayer de ne pas spéculer à propos de son dénouement. Personne ne le connaît. Le conflit peut finir avec l’occupation et la soumission de l’Ukraine ou bien avec l’effondrement de la Russie. Et il y a plein d’issues possibles entre ces deux scénarios. Ni moi-même, ni mes lecteurs, ni Poutine, ni Biden ne connaissent le dénouement. Donc je ne vais pas spéculer en ce qui le concerne. Donc, quels enseignements semblons-nous avoir tirés jusqu’à présent ?

1. Le pouvoir de l’oligarchie. Le pouvoir de l’oligarchie, en ce qui concerne la raison d’Etat, est limité. Nous avons eu tendance à croire que la Russie, une économie capitaliste oligarchique, était aussi un pays où les riches avaient une influence décisive sur la politique. Peut-être que pour plusieurs décisions du quotidien c’est le cas. (Je n’ai pas en tête ici les oligarques qui vivent à Londres ou à New York, mais ceux qui vivent à Moscou et Saint-Pétersbourg et qui peuvent aussi diriger ou être propriétaires de puissantes entreprises privées ou semi-publiques.) Mais quand les affaires d’Etat sont sérieuses, pour le pouvoir organisé, c’est-à-dire l’Etat, l’oligarchie ne joue pas. La menace de sanctions, si visiblement affichée et claironnée par les Etats-Unis plusieurs semaines avant que la guerre n’éclate, peut avoir poussé les oligarques russes à déplacer leurs yachts aussi loin que possible de la juridiction américaine ou à s’engager dans des ventes forces de leur propriété, mais cela ne fait guère de différence pour la décision de Vladimir Poutine d’aller en guerre.

L’achat d’influence par les riches russes au sein du parti conservateur au Royaume-Uni ou des deux partis aux Etats-Unis n’importe pas non plus. Ni même la "sacro-sainte propriété privée" sur laquelle les Etats-Unis furent créés (et qui attira en premier lieu les oligarques pour y déposer la richesse qu’ils ont volée). Les Etats-Unis ont probablement procédé au plus grand transfert de richesse entre pays que l’on ait pu connaître au cours de l’Histoire. C’est l’équivalent de la fermeture des propriétés ecclésiastiques par Henry VIII. Alors que nous avons vu des confiscations aussi gigantesques au sein des pays (pensons aux révolutions française et russe), nous n’en avons pas vues de telles, réalisées d’un seul coup, en vingt-quatre heures, entre pays.

2. La fragmentation financière. Le corolaire de ce point est que les gens extrêmement riches ne sont plus préservés des forces politiques, même s’ils changent de nationalité, contribuent aux campagnes électorales ou inaugurent une aile de musée. Ils peuvent se retrouver victimes de la géopolitique qu’ils ne contrôlent pas et qui se trouve hors de leur portée et parfois au-delà de leur compréhension. Rester excessivement riche requiert plus que jamais du savoir-faire politique. Il est impossible de dire si les plus riches au monde verront dans cette confiscation la nécessité de capturer plus sérieusement que jamais l’appareil de l’Etat ou de trouver de nouveaux endroits pour placer leurs richesses. Cela va probablement entraîner la fragmentation de la mondialisation financière et la création de nouveaux centres financiers alternatifs, probablement en Asie. Où seront-ils ? Je pense que les meilleurs candidats sont les pays démocratiques avec une indépendance judiciaire, mais jouissant d’un poids politique international et d’une marge de manœuvre suffisants pour ne pas avoir à subir les pressions des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Chine. Ce sont Bombay et Djakarta qui me viennent à l’esprit.

3. La fin de la fin de l’Histoire. Nous, ou du moins certains d’entre nous, avons eu tendance à croire que la "fin de l’Histoire" signifiait non seulement que le système politique et économique ultime a été découvert une nuit en novembre 1989, mais aussi que les instruments archaïques des luttes internationales ne réapparaitraient pas. Les événements ont à plusieurs reprises contredit cette dernière idée, de l’Iraq et l’Afghanistan à la Lybie. Une démonstration plus brutale est aujourd’hui à l’œuvre, là où les frontières sont redessinées en utilisant des instruments auxquels le Monde avait recours pendant cinq millénaires d’Histoire retranscrite, mais que l’on pensait obsolètes.

Le conflit actuel nous montre que la complexité du monde, son "bagage" culturel et historique, sont importants et que l’idée qu’un unique type de système sera embrassé par tous est une illusion. C’est une illusion dont les conséquences sont sanglantes. Pour avoir la paix, nous devons apprendre à vivre en acceptant les différences. Ces différences ne sont pas les différences triviales que l’on entend habituellement lorsque nous nous disons ouverts (ou non) à la variété, par exemple dans les façons de nous habiller, dans nos préférences sexuelles ou dans nos pratiques alimentaires. Les différences que nous devons accepter et avec lesquelles nous devons vivre sont bien plus fondamentales et elles sont liées à la façon par laquelle les sociétés fonctionnent, ce à quoi elles croient et ce qu’elles pensent être la source de légitimité de leur gouvernement. Cela peut bien sûr changer au cours du temps dans une société donnée, comme cela a été le cas à plusieurs reprises par le passé. Mais à un instant donné, cela ne sera pas la même chose d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une religion à l’autre. Se dire qu’une personne qui n’est pas "comme nous" est d’une façon ou d’une autre déficiente ou qu’elle n’a pas conscience qu’il lui serait mieux d’être "comme nous" va rester (si nous gardons cette croyance erronée) la source de conflits incessants. »

Branko Milanovic, « The end of the end of history: what have we learned so far? », globalinequality (blog), 2 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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