« Voilà un lot de mauvaises surprises en ce qui concerne l’inflation. Aux Etats-Unis, l’indice des prix à la consommation (hors produits alimentaires et énergie) a baissé précisément à l’instant même où il était censé augmenter. Entre mars et mai, l’indice des prix est resté fondamentalement le même, à peine supérieur de 1,7 % au niveau qu’il atteignait un an auparavant. Pour une économie américaine que l’on dit proche de la terre sacrée du plein emploi, c’est une douche froide, en particulier pour la Réserve fédérale, qui a tout mis en œuvre pour ramener l’inflation à sa cible de 2 %.

C’est la même histoire qui se déroule depuis plusieurs années à l’autre bout du monde, au Japon. Mais, pour cette économie si exposée à la déflation, c’est une histoire encore plus sombre. En avril, l’indice des prix à la consommation sous-jacent a été stable par rapport à son niveau l’année précédente (…). Pour la Banque du Japon, qui utilise un arsenal sans précédent de mesures non conventionnelles pour mettre un terme à la déflation de 16,5 % que l’économie insulaire sur l’ensemble de la période comprise entre 1994 et 2013, c’est plus qu’une douche froide. C’est une (…) défaite.

Cette histoire a une dimension mondiale. Oui, il y a quelques anomalies notables, notamment le Royaume-Uni, où les pressions sur le taux de change (…) stimulent temporairement l’inflation sous-jacente à 2,4 % et la Malaisie, où le retrait des subventions sur les carburants a stimulé l’inflation globale, en laissant toutefois l’inflation sous-jacente stable à 2,5 %. Mais ce sont une poignée d’exceptions dans un monde qui manque d’inflation. Les dernières prévisions du FMI le montrent bien : malgré une modeste accélération de la croissance économique mondiale, l’inflation dans les économies avancées devrait s’élever en moyenne à moins de 2 % en 2017-2018.

Le premier chapitre de ce conte a été écrit il y a plusieurs années au Japon. Des bulles spéculatives sur les marchés d’actifs et de l’endettement excessif à (…) la détérioration de la productivité, l’expérience du Japon (avec des décennies perdues qui s’étirent désormais sur un quart de siècle) témoigne des risques qui pèsent sur les grandes économies riches.

Mais aucune leçon n’est plus importante que celle que nous offre la série d’erreurs en matière de politique économique qu’a commises la Banque du Japon. Non seulement un assouplissement imprudent de la politique monétaire a contribué à nourrir les déséquilibres qui menèrent à la crise, mais la banque centrale du pays a ensuite aggravé le problème en ramenant les taux directeurs à leur borne zéro (et même en-deçà de celle-ci), en embrassant l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et en manipulant les taux d’intérêt de long terme dans l’espoir de raviver l’économie. Cela a créé une dépendance malsaine dont il est bien difficile de sortir.

L’expérience japonaise depuis le début des années quatre-vingt-dix offre de nombreux enseignements et pourtant le reste du monde a échoué lamentablement à tenir compte de celles-ci. Des livres et des articles ont été écrits à ce sujet, d’innombrables conférences ont été tenues, des promesses ont été faites, comme celles de Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed, de ne jamais répéter les erreurs du Japon. Et pourtant, jour après jour, d’autres banques centrales majeures (en particulier la Fed et la BCE) les répètent, avec des conséquences tout aussi tragiques.

La mauvaise surprise de 2017 en termes d’inflation indique trois choses. Premièrement, la relation entre l’inflation et l’atonie économique (ce que l’on appelle la courbe de Phillips) s’est enrayée. En raison de ce que le professeur de l’Université de Genève Richard Baldwin appelle le "second découplage" (second unbundling) de la mondialisation, le monde est confronté à l’excès d’offre de chaînes de valeur mondiales de plus en plus fragmentées. L’externalisation via ces chaînes de valeur accroît fortement l’élasticité de la courbe d’offre mondiale, altérant fondamentalement le concept d’atonie sur les marchés du travail et des produits, aussi bien que les pressions qu’une telle faiblesse peut exercer sur l’inflation.

Deuxièmement, la mondialisation d’aujourd’hui est intrinsèquement asymétrique. Pour diverses raisons (les surplombs résultant des récessions de bilan au Japon et aux Etats-Unis, l’épargne de précaution en Chine et la consommation anémique dans une Europe contrainte en termes de productivité), la demande globale dans la plupart des grandes économies reste sévèrement déficiente. Dans un contexte d’offre toujours en croissance, il en résulte un déséquilibre intrinsèquement déflationniste.

Troisièmement, les banques centrales sont impuissantes lorsqu’elles cherchent à atteindre la cible mouvante que constitue ce qu’on peut appeler une trappe à liquidité non stationnaire. Premièrement, comme l’a noté John Maynard Keynes durant la Grande Dépression des années trente, la trappe à liquidité décrit une situation dans laquelle les taux directeurs sont incapables de stimuler une demande agrégée en insuffisance chronique une fois que ceux-ci ont atteint leur borne zéro. Cela vous semble familier ? Le scénario aujourd’hui est une courbe d’offre mondiale en constante augmentation. Cela rend aujourd’hui les banques centrales encore plus impuissantes qu’elles ne l’étaient dans les années trente.

Ce n’est pas une maladie incurable. Dans un monde d’hyper-mondialisation (…), le traitement doit se focaliser sur le côté demande de l’équation. La plus importante leçon des années trente, aussi bien que de l’expérience moderne du Japon, est que la politique monétaire n’est pas la réponse adéquate à une insuffisance chronique de la demande agrégée. Ce sont essentiellement les autorités budgétaires qui ont pour tâche de corriger celle-ci. L’idée que les banques centrales doivent considérer l’éventualité de relever leurs cibles d’inflation est peu crédible.

Entretemps, la présidente de la Fed Janet Yellen a (finalement) raison de pousser la Fed à normaliser sa politique monétaire, mettant un terme à une expérience ratée qui n’apporte plus de bénéfices depuis longtemps. Ce que nous avons craint pendant longtemps, c’est que l’assouplissement monétaire non conventionnel échoue à stimuler l’économie réelle et que l’injection d’amples liquidités aux Etats-Unis et sur les marchés financiers mondiaux puisse nourrir des bulles spéculatives sur les marchés d’actifs, inciter à une dangereuse prise de risque et semer la voie à une nouvelle crise.

Nous ignorons l’Histoire à nos risques et périls. La dernière déception des banques centrales qui ciblent l’inflation n’a réellement rien de surprenant après tout. C’est également vrai en ce qui concerne la chute des taux d’intérêt à long terme. Nous pouvons gagner bien des choses en tirant soigneusement des leçons de l’expérience du Japon. »

Stephen Roach, « Another lesson from Japan », 26 juin 2017. Traduit par Martin Anota