« C’est fantastique et mérité (…) que la médaille John Bates Clark soit décernée à Emi Nakamura, qui a récemment quitté Columbia pour Berkeley. C’est la première médaille Clark qui est décernée à un macroéconomiste au vingt-et-unième siècle. La Grande Récession, les changements massifs dans le commerce international, l’essor de zones monétaires comme la zone euro, le saving glut et ses effets sur les taux d’intérêt, le changement dans l’ouverture aux entrées fébriles de capitaux, etc. : il s’est passé énormément de choses au niveau macroéconomique au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis qu’Andrei Shleifer a gagné la médaille Clark. Il est difficile d’imaginer ce qui peut être plus important pour un économiste à comprendre que ces dynamiques.

Au cours des vingt dernières années, la macroéconomie a connu quelque chose d’inhabituel : elle est devenue semblable à l’organisation industrielle ! Un bref rappel historique pourrait être utile. Le terme "macroéconomie" est dû à Ragnar Frisch, dans l’article qu’il publia en 1933 sur la propagation des chocs économiques. Il écrivait : "L’analyse macrodynamique (…) essaye de donner un compte-rendu de l’ensemble du système économique pris dans son entièreté. Evidemment dans ce cas il est impossible de procéder à une analyse des détails. Bien sûr, il est toujours possible de réaliser une analyse macrodynamique en détail si nous nous confinons à une théorie purement formelle. En effet, il est toujours possible par un système adapté d’indices et d’exposants, etc., d’introduire pratiquement tous les facteurs que nous pouvons imaginer. (…) Une telle théorie, cependant, n’aurait qu’un intérêt limité. Il ne serait guère possible d’étudier des problèmes fondamentaux tels que la forme exacte de la solution (…). Ces derniers problèmes sont des problèmes majeurs dans l’analyse du cycle d’affaires. De façon à s’attaquer à ces problèmes sur une base macrodynamique (…), nous devons délibérément négliger une masse considérable de détails de l’image".

Et c’est ce que nous avons fait. Les keynésiens ont ramené les microfondations de la macroéconomie dans une poignée de paramètres globaux pertinents. La critique de Lucas affirma que nous pouvons simplifier certaines choses (plusieurs agents en un agent représentatif, par exemple), mais que nous devons toujours commencer notre analyse avec les paramètres fondamentaux que sont les préférences, les contraintes et les technologies. La synthèse néoclassique a combiné ces paramètres bruts avec les rigidités nominales (les prix visqueux, l’information limitée, et ainsi de suite). Mais le principal point de Frisch demeurait : à quoi servent ces paramètres théoriques plus profonds si nous ne pouvons estimer leur valeur et leurs effets macroéconomiques ? Comme Einstein nous l’a enseigné, le but du scientifique devrait être de simplifier le plus possible les choses, mais pas davantage.

Il y a deux choses qui ont récemment changé en macroéconomie. Premièrement, la puissance de calcul offre désormais la possibilité d’estimer ou de calibrer de très complexes modèles dynamiques et stochastiques, avec des agents tournés vers l’avenir, avec des trajectoires de prix à l’équilibre ou en dehors de l’équilibre, avec diverses frictions ; c’est en cela que la macroéconomie a commencé à ressembler un peu comme l’organisation industrielle, avec les paramètres microéconomiques à la base. Mais deuxièmement, et de nouveau de façon analogue à l’organisation industrielle, le montant de données disponibles pour le chercheur a crû énormément. Nous avons maintenant des données sur les prix qui nous disent exactement quand les prix changent et de quel montant, comment ces changements se propagent le long des chaines de valeur et d’un pays à l’autre, comment ils interagissent avec les impôts, et ainsi de suite. Le problème de Frisch a dans un sens été résolu : nous n’avons plus le même arbitrage entre utilité et profondeur lorsque nous étudions la macroéconomie.

Nakamura est surtout connue pour utiliser cette profonde combinaison de données et de théorie pour comprendre comment les entreprises fixent leurs prix. Les rigidités des prix jouent un rôle particulièrement important dans les théories de la macroéconomie qui impliquent potentiellement de l’inefficacité. Considérons une version (quelque peu expurgée) de la théorie des cycles d’affaires réels. Ici, des chocs touchent l’économie : par exemple, un cartel du pétrole réduit l’offre de pétrole pour des raisons politiques. Les entreprises doivent réagir à ce choc "réel" du côté de l’offre en réorganisant l’activité économique. Le choc réel se propage ensuite d’un secteur à l’autre. Le rôle de la politique monétaire dans un tel monde est limité : une récession reflète simplement la réaction des entreprises au changement réel dans l’environnement économique.

Cependant, quand les prix sont "visqueux", ce n’est plus vrai. La vitesse à laquelle les chocs réels se propagent et la distorsion que les prix visqueux introduisent peuvent être affectées par la politique monétaire, puisque les firmes vont réagir aux changements de leurs anticipations d’inflation en changeant la fréquence à laquelle ils révisent les prix. Golosov et Lucas dans le Journal of Political Economy affirmèrent, théoriquement et empiriquement, que les effets en termes de bien-être des "prix visqueux" ou de "coûts de menu" n’étaient pas très significatifs. L’extraction de ces effets de bien-être est assez sensible à plusieurs aspects des données et de la théorie. Dans quelle mesure y a-t-il une dispersion des prix à court terme plutôt qu’une chance exogène pour toutes les entreprises dans un secteur de changer leurs prix ? Notons que la dispersion des prix est difficile à maintenir à moins que nous ayons des coûts de recherche pour le consommateur (sinon chacun achèterait au vendeur le moins cher), donc la dispersion des prix ajoute un défi technique non trivial. De combien les prix changent-ils dans la réalité (…) ? Quand l’inflation est plus forte, est-ce que les entreprises ajustent aussi fréquemment, mais plus amplement, leurs prix (rappelons-nous du fameux doublement du prix du Coca-Cola), ou est-ce qu’elles ajustent les prix plus souvent en modifiant leurs prix dans la même proportion qu’elles le faisaient dans des environnements de faible inflation ? Combien d’hétérogénéité y a-t-il dans les pratiques de fixation des prix d’un secteur à l’autre et dans quelle mesure ces différences affectent les conséquences des prix en termes de bien-être étant donné les relations entre secteurs ?

Nakamura nous a amenés très loin dans ces questions. Elle a construit d’incroyables bases de données, proposé des stratégies d’identification très astucieuses pour séparer les modèles de fixation des prix et utilisé ces outils pour grandement améliorer notre compréhension de l’interaction entre rigidités des prix et cycle d’affaires. Son article sur les "cinq faits" utilise des microdonnées du Bureau of Labor Statistics pour montrer que les soldes représentent la moitié des "modifications de prix" que les chercheurs avaient précédemment estimées, que les prix changent plus vite lorsque l’inflation est plus forte et qu’il y a une forte hétérogénéité entre les secteurs dans le comportement de changement des prix. En faisant remonter ces données jusqu’aux années soixante-dix, Nakamura et ses coauteurs montrent aussi que les environnements à forte inflation ne provoquent pas plus de dispersion des prix : en fait, les entreprises révisent leurs prix plus souvent. Robert Lucas dans ses Macroeconomic Priorities avait fait valoir de façon convaincante que les coûts du cycle d’affaires en termes de bien-être étaient bien plus faibles que les coûts d’inflation et que les coûts d’inflation étaient eux-mêmes bien plus faibles que les coûts de distorsions fiscales. Comme Nakamura le souligne, si vous croyez cela, alors ne vous étonnez pas de donner la priorité à la stabilité des prix et à la politique fiscale ! (Beaucoup ont chipoté sur le raisonnement de Lucas, mais même en ajoutant des agents hétérogènes il est difficile de faire apparaître que les cycles d’affaires se traduisent par de larges coûts, cf. Krusell et alii (2009)). Mieux comprendre les vrais coûts de l’inflation, via l’effet retour de l’expansion monétaire sur la fixation des prix, va grandement aider les responsables de la politique économique pour calibrer les coûts et bénéfices de la stabilité des prix vis-à-vis des autres objectifs macroéconomiques.

Bien qu’elle soit généralement connue en tant que macroéconomiste empirique, Nakamura a aussi publié plusieurs articles (en l’occurrence notamment avec son mari Jon Steinsson) sur la théorie de la fixation des prix. Par exemple, pourquoi les prix sont-ils à la fois visqueux et impliquent aussi des soldes ? Dans un article astucieux publié dans le Journal of Monetary Economics, Nakamura et Steinsson modélisent une fixation des prix par les firmes face à des consommateurs sujets à des habitudes. Si la firme ne se contraint pas elle-même, elle a l’incitation à accroître les prix une fois que les consommateurs acquièrent leur habitude sur un produit (…). Pour éviter ces problèmes d’incohérence temporelle, les entreprises aimeraient s’engager à une trajectoire de prix avec une certaine flexibilité pour répondre aux changements de la demande. Un équilibre à ce modèle de type contrat relationnel implique un prix-plafond avec des soldes quand la demande chute : des prix rigides et des soldes, comme nous l’avons vu dans les données ! Dans un second article théorique avec Steinsson et Alisdair McKay, Nakamura observe dans quelle mesure la communication à propos des futurs taux d’intérêt nominaux peut affecter les comportements. En principe, beaucoup : si vous me dites que la Fed va garder les taux d’intérêt réels à un faible niveau pendant plusieurs années (de faibles taux dans le futur accroissent la consommation dans le futur, ce qui accroît l’inflation dans le futur, ce qui réduit les taux réels aujourd’hui), je vais emprunter. Mais le fait d’introduire les contraintes d’emprunt et le risque de revenu signifie que je ne vais jamais emprunter beaucoup d’argent : je peux connaître un mauvais choc demain et me retrouver à la rue. Donner cinq années au forward guidance à propos des taux d’intérêt plutôt qu’une année ne va par conséquent pas vraiment affecter mon comportement : c’est le désir de détenir de l’épargne de précaution qui limite mon emprunt, pas le taux d’intérêt.

Nakamura mérite le prix qu’elle a reçu, tant elle a joué un rôle de premier plan dans la réorientation de la macroéconomie qui l’a rendue, d’une part, plus empirique et, d’autre part, plus "microéconomique" sur le plan théorique. Sa focale est ciblée sur certaines des énigmes clés pour les responsables de la politique économique. Il est impossible de couvrir un aussi large champ dans un unique billet (…), mais heureusement il y a deux résumés faciles à lire et de qualité de ses principaux travaux. D’une part, dans l’Annual Review of Economics, elle a compilé les nouveaux faits empiriques sur les changements des prix, les tentatives pour identifier le lien entre politique monétaire et changements des prix et les implications pour la théorie du cycle d’affaires. D’autre part, dans le Journal of Economic Perspectives, elle discute de la façon par laquelle les macroéconomistes ont tenté d’identifier les paramètres théoriques de façon plus crédible. (…) J’hésite à m’arrêter ici tant Nakamura a publié de nombreux articles influents, mais je finirais en évoquant brièvement deux points que vous devriez davantage explorer. Du côté des dépenses publiques, elle a utilisé les chocs de dépenses locaux et un modèle robuste pour estimer le multiplicateur budgétaire national des dépenses publiques. Deuxièmement, elle a récemment suggéré que les récessions tendent à durer plus longtemps depuis que les femmes quittent moins massivement qu’auparavant la production domestique pour la vie active. »

Kevin Bryan, « The price of everything, the value of the economy: A Clark medal for Emi Nakamura », in A Fine Theorem (blog), 1er mai 2019.