« Le Royaume-Uni et la zone euro sont tous deux vulnérables à la prochaine récession, mais les politiciens et les banquiers centraux se renvoient mutuellement la tâche d’y faire face.

Je ne veux pas parler à propos de la probabilité d’une récession au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou dans la zone euro. La prévision reste un pari hasardeux, où il y a simplement trop de variables pour faire quoi que ce soit de précis. Il reste utile de souligner les risques (…). L’inquiétude dont je veux faire part concerne la vulnérabilité du Royaume-Uni et de la zone euro à l’impact d’une éventuelle récession. Cette vulnérabilité fut clairement illustrée par les erreurs commises après la crise financière mondiale. Pourtant,à maints égards, les leçons de cet échec n’ont pas été tirées.

La plupart des gens connaissent l’histoire de l’austérité après la crise financière mondiale. Au Royaume-Uni, l’impact négatif de la crise a été si sévère que même une baisse des taux d’intérêt de 5 % à 0,5 % n’a pas suffi pour contrer son impact. En conséquence, le gouvernement travailliste en 2009 a adopté plusieurs mesures de relance budgétaire. En combinaison avec les taux d’intérêt plus bas, elles ont permis de stopper la chute de la production, mais en 2010 les signes d’une reprise étaient encore fragiles. Le nouveau gouvernement de coalition (réunissant conservateurs et libéraux-démocrates) décida de se focaliser sur la hausse du déficit budgétaire plutôt que sur la reprise et entreprit une large contraction budgétaire, c’est-à-dire se tourna vers l’austérité.

L’austérité britannique a eu pour conséquence la plus lente reprise dans le sillage d’une récession depuis plusieurs siècles. (…)

L’emploi a finalement connu un rebond, mais au prix d’une chute sans précédents des salaires réels. James Smith avance certaines preuves empiriques suggérant que c’est la brutale dépréciation de la livre sterling en 2008 qui explique pourquoi (…)les salaires ont souffert bien plus amplement que nous pouvions nous y attendre. Elle a permis aux entreprises de répondre à la récession en gardant les salaires faibles, tandis que lors des récessions au cours desquelles la livre sterling n’a pas chuté les entreprises ont résisté aux baisses des salaires nominaux et ont donc eu recours à des réductions d’emploi.

L’idée que l’austérité était essentielle pour réduire le déficit public est simplement fausse. Elle a sans doute grandement contribué à la faiblesse de la reprise au Royaume-Uni. Le resserrement de la politique budgétaire a continué jusqu’à aujourd’hui, avec pour conséquence que les taux d’intérêt ont eu à rester faibles pour compenser ce resserrement budgétaire. Au lieu d’être à 5 % comme ils l’étaient avant la crise financière mondiale, les taux d’intérêt sont aujourd’hui inférieurs à 1 %. Comme James Smith le souligne, les baisses de taux d’intérêt lors des précédentes récessions ont été comprises entre 3 et 10 points de pourcentage. Cela signifie que la politique monétaire conventionnelle n’a presque pas de marge de manœuvre pour contrer une nouvelle récession si elle éclatait.

La zone euro est dans une pire position. Elle a connu deux récessions depuis la crise financière, la seconde ayant été largement provoquée par le resserrement budgétaire adopté en conséquence de la crise de la zone euro de 2010-2012. C’est en 2008 que l’inflation sous-jacente en zone euro a pour la dernière fois atteint les 2 % et elle est actuellement autour de 1 %. (Comme le voit en détails Frances Copppola ici.) Les taux d’intérêt fixés par la Banque centrale européenne (BCE) restent à leur borne inférieure. Si une nouvelle récession survenait, provoquée par exemple par une perturbation du commerce international due à Donald Trump, la politique monétaire conventionnelle serait incapable de faire quoi que ce soit pour y faire face.

Bien sûr, les banques centrales au Royaume-Uni et en zone euro ont toujours divers outils de politique monétaire. Mais leur nom est suggestif quant à leur fiabilité. Ils sont non conventionnels parce qu’ils n’ont été utilisés qu’à partir de la crise financière mondiale, donc nous avons peu d’éléments d’appréciation quant à leur impact. (…)

Tout cela est désormais largement compris par les banquiers centraux. Tous ont dit quelque part qu’ils vont se reposer sur la relance budgétaire pour contribuer à contrer la prochaine récession. La BCE a besoin de la relance budgétaire aujourd’hui pour sortir de la précédente. Pourtant, la relance budgétaire est entre les mains des politiciens et non des banquiers centraux et plusieurs politiciens et partis politiques qui ont contribué à mettre en œuvre l’austérité qui freina la reprise consécutive à la crise financière mondiale sont toujours au pouvoir.

Il y a par conséquent un risque que la politique de lutte contre la prochaine récession se retrouve prise entre deux feux. Les banquiers centraux vont dire (…) qu’ils ne sont pas équipés pour la tâche, mais les politiciens seront sourds à ces messages et vont à nouveau commencer à s’inquiéter à propos des déficits qui augmentent inévitablement lors d’une récession. Pour aller plus, nous allons distinguer les cas du Royaume-Uni et de la zone euro.

Au Royaume-Uni, certains peuvent penser qu’avec un nouveau premier ministre le problème de l’austérité a disparu. Pour être élus, les deux candidats ont promis tous les genres de baisses d’impôts et de hausses de dépenses. Mais comme je l’ai récemment affirmé, ce que nous sommes en train de voir ici est ce que les économistes peuvent appeler le biais déficitaire : la tendance à emprunter juste pour le gain politique. Pire, si l’emprunt est principalement utilisé pour les réductions d’impôts (notamment des baisses d’impôts pour les riches) il y a un risque que cela relève d’une stratégie consister à "affamer la bête" (starving the beast), qui consiste, dans un premier temps, à accroître le déficit avec les baisses d’impôts et,dans un deuxième temps,à demander des baisses des dépenses publiques pour ramener le déficit sous contrôle.

Par conséquent, ce n’est pas parce qu’un dirigeant conservateur veut dépenser et réduire les impôts pour plaire aux membres du parti qu’il est garanti qu’il optera pour l’expansion budgétaire lors de la prochaine récession. Aucun membre de la coalition ne s’est excusé pour l’erreur qu’a été l’austérité et nous n’avons aucune raison de croire qu’ils ne la commettront pas à nouveau lors d’une future récession. Le seul parti majeur qui a un cadre budgétaire qui permettrait de passer automatiquement à l’expansion budgétaire quand les taux d’intérêt butent sur leur borne inférieure est le parti travailliste.

Dans la zone euro, les politiciens hauts placés n’ont pas non plus pris conscience que la relance budgétaire est nécessaire quand les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure. L’Allemagne en particulier a un grand besoin d’investissements publics, mais elle est retenue par une règle budgétaire qui est digne d’un âge de pierre économique. Les efforts visant à créer un budget pour la zone euro qui puisse agir d’une façon contracyclique peuvent avoir aussi été bloqués par les politiciens, malgré le soutien de la BCE.

Nous pouvons espérer un changement d’attitudes politiques à la fois au Royaume-Uni et dans la zone euro, mais les banquiers centraux ne doivent pas se contenter d’espérer. C’est à eux qu’a été déléguée la tâche de stabiliser l’économie et, s’ils échouent à réussir cette tâche lors d’une récession, beaucoup vont finir par croire que la délégation de la politique monétaire aux banques centrales fut une énorme erreur. De plus, il n’est pas exact que les banques centrales ne peuvent recourir qu’à des mesures non fiables de politique monétaire quand les taux d’intérêt butent sur leur plancher.

Une façon fiable pour une banque centrale de mettre un terme à une récession quand les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure consiste à la donner directement aux citoyens. Elle peut aussi créer la monnaie et la donner aux emprunteurs en subventionnant les taux d’emprunt. Dans le premier cas, il s’agit de la monnaie-hélicoptère, un terme dû à Milton Friedman, et celle-ci nécessiterait la coopération avec le gouvernement. Dans le deuxième cas, cela a été réalisé par la BCE par le passé (voir Eric Lonergan ici) et cela pourrait donc être fait à une plus grande échelle sans impliquer de gouvernement. Par essence, cela implique de réduire les taux d’intérêt sur l’emprunt bien en-deçà de la borne inférieure, mais en gardant les taux pour les épargnants à la borne inférieure et en finançant la différence en créant de la monnaie.

Les banques centrales dans la plupart des économies majeures ont été heureuses de créer de la monnaie durant une récession, mais cette monnaie a presque toujours été utilisée par les banques centrales pour acheter des actifs. L’impact sur l’économie est alors difficile à prédire, parce que le revenu de personne n’a augmenté et le taux d’intérêt pour l’emprunt n’a pas chuté significativement. Donner de la monnaie directement à la population plutôt qu’acheter des actifs aurait un impact direct et plus prévisible dans la stimulation de l’économie, comme Frances Coppola l’affirme dans son nouveau livre.

Donc, pourquoi les banques centrales ne font pas cela ? Il y a deux grosses raisons. Premièrement, elles estiment que l’accroissement du revenu des gens est le boulot des gouvernements élus, bien qu’il soit selon moi le boulot de la banque centrale de stabiliser l’économie si le gouvernement ne le fait pas (cf. mon article avec Mark Blyth et Eric Lonergan sur la monnaie-hélicoptère.) Deuxièmement si elles créent de la monnaie pour acheter les actifs, quand l’économie est en reprise elles peuvent si nécessaire retirer de la monnaie de l’économie en vendant ces actifs. S’ils donnent cette monnaie, elles n’auront pas d’actifs à vendre. Cependant, ce problème peut être traité avec les gouvernements garantissant l’offre d’actifs dont une banque centrale a besoin.

Outre ces arguments, je pense qu’il y en a un troisième expliquant pourquoi la plupart des banques centrales n’ont pas proposé d’adopter ces types de mesures de façon significatif : c’est le conservatisme avec un petit "c". Le problème est que, si les politiciens peu enclins à entreprendre une expansion budgétaire lors d’une récession restent au pouvoir, ce conservatisme peut être très coûteux aussi bienpour nous que pour les banques centrales elles-mêmes. »

Simon Wren-Lewis, « How the lessons from austerity have not been learned », in Mainly Macro (blog), 23 juillet 2019. Traduit par Martin Anota