« (…) ProMarket : Votre livre The Great Reversal est une étude minutieuse de la concentration des secteurs et des implications d’un pouvoir de marché des entreprises incontrôlé, mais il débute avec une question simple : "Pourquoi les forfaits de portables sont-ils bien plus chers aux Etats-Unis qu’en Europe ?"

Philippon : Ce fut l’une des questions fondamentales auxquelles je voulais répondre. Il y a beaucoup de biens et services qui étaient habituellement bien moins chers aux Etats-Unis qu’en Europe. Ils sont tous maintenant bien plus chers aux Etats-Unis. Je voulais comprendre ce qui s’est passé. Il y a une très bonne étude à ce sujet réalisée par Luigi Zingales et Mara Faccio. Ils ont utilisé données différentes de celles que je regardais initialement, mais ils sont arrivés à la même conclusion, à savoir que les prix sont 2,5 fois plus élevés aux Etats-Unis qu’en Europe. C’est fou. Ce n’est pas une différence de 10 % ; c’est une différence de 150 %. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez expliquer en disant que les Etats-Unis sont un peu plus riches et donc que certains biens et services sont plus chers ici.

Initialement, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’un schéma large, systémique. Je pensais juste avoir trouvé quelques exemples. Mais ce que j’ai découvert à travers mes travaux avec Germán Gutiérrez, c’est qu’il y en a beaucoup. Il ne s’agit pas seulement des forfaits de portables. Les billets d’avions étaient aussi auparavant bien moins chers et ils sont aujourd’hui bien plus chers aux Etats-Unis qu’en Europe. Il s’agit aussi des télécommunications, un domaine où les Etats-Unis sont particulièrement mauvais : le coût du haut débit est de 68 dollars par mois en moyenne aux Etats-Unis. En France, il est de 31 dollars. En Allemagne et au Japon, il est de 35 dollars ; en Corée du Sud, il est de 32 dollars. Je trouve cela choquant. Je me souviens très bien lorsque j’étais venu aux Etats-Unis en 1999 et qu’il y était bien moins cher de s’y connecter à Internet qu’en Europe.

ProMarket : Qu’est-ce qui explique ce changement ?

Philippon : J’ai une immense dette envers la Brookings et Janice Eberly, qui m’avait demandé d’écrire un article sur les raisons pour lesquelles l’investissement des entreprises aux Etats-Unis a été très faible. C’est une énigme, car les taux de profit aux Etats-Unis sont extrêmement élevés, si bien que les entreprises gagnent beaucoup d’argent. Les taux d’actualisation sont très faibles, donc elles peuvent emprunter à de faibles coûts. Les cours boursiers reflètent cela en atteignant des niveaux très élevés. Ces facteurs tendent habituellement à prédire un investissement élevé, mais nous n’avons pas connu d’investissement élevé.

Il y a deux explications pour ce qui se passe. La première est qu’il y a davantage d’investissement dans les actifs immatériels, or un tel investissement est difficile à mesurer correctement, et cela explique effectivement une partie de la différence. Mais en fait c’est surtout parce que, ce que nous voyons dans les données, c’est que les profits élevés reflètent essentiellement des rentes de monopole. Une fois que vous comprenez cela, alors l’énigme disparaît. Par définition, un monopoleur réalise un taux de profit élevé, mais il ne désire pas accroître ses capacités de production. Cela peut facilement expliquer les fortes valorisations boursières, les flux de trésorerie élevés et le faible investissement. Alors ce qu’il faut alors se demander, c’est pourquoi il y a plus de pouvoir de monopole aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

ProMarket : Les Etats-Unis, écrivez-vous, étaient d'habitude présentés comme un modèle pour les marchés concurrentiels, tandis que l’Europe était perçue comme désespérément monopolistique. Quand est-ce que cette relation a commencé à s’inverser ?

Philippon : Les Etats-Unis avaient des marchés hautement concurrentiels à la fin des années quatre-vingt-dix, mais ils allèrent dans la mauvaise direction, tandis que l’Europe partit d’un faible niveau de concurrence, mais alla dans la bonne direction. Quelque part à la fin des années deux mille, leurs niveaux de concurrence convergèrent. Aujourd’hui, beaucoup de marchés sont en fait plus chers et moins concurrentiels aux Etats-Unis qu’en Europe. D’où le "grand renversement" (great reversal).

L’ironie est que toutes les bonnes idées qui contribuèrent à libéraliser les marchés européens sont venues des Etats-Unis. La raison pour laquelle les billets d’avion sont moins chers en Europe est parce qu’il y a des compagnies low-cost en concurrence avec les vieilles grandes compagnies. Ces compagnies low-cost se sont en partie inspirées de ce que le Southwest faisait aux Etats-Unis. Les réglementations européennes en vigueur sur les marchés des biens se sont toutes inspirées des Etats-Unis à la fin des années quatre-vingt-dix. C’est pourquoi nous avons de moindres barrières à l’entrée et pourquoi le nombre de jours qu’il faut pour ouvrir une entreprise en Europe est passé de 30 à 5. Il y a vingt ans, les Etats-Unis étaient bien en avance sur l’Europe à ce niveau. C’est ainsi que nous avons rendu les marchés européens plus concurrentiels : essentiellement en nous inspirant de ce qui marchait aux Etats-Unis et en le reproduisant. L’idée que les marchés libres sont bons, que vous devez avoir de la concurrence, ce ne sont pas des idées propres à l’Europe. Elles viennent des Etats-Unis. (...)

ProMarket : Vous identifiez la période où cours de laquelle l’Europe et les Etats-Unis se sont "inversés" au début des années deux mille. D’autres estiment que la concurrence américaine a commencé à baisser à partir des années quatre-vingt.

Philippon : Je ne suis pas d’accord avec ceux qui affirment que les Etats-Unis ont commencé à perdre en concurrence dans les années quatre-vingt ou même quatre-vingt-dix. Je pense qu’ils se trompent, parce qu’ils oublient que la concentration n’est pas toujours une mauvaise chose. Vous pouvez avoir une bonne concentration et une mauvaise concentration. Nous trouvons de bons exemples de bonne concentration, où vous avez des marchés plus concurrentiels et des firmes meneuses plus efficaces qui accroissent leurs parts de marché. Si vous avez plus de concurrence, alors les producteurs les plus faibles sont évincés du marché et vous vous retrouvez avec un marché à la fois plus concurrentiel et plus concentré. C’est ce qui s’est passé dans une large mesure aux Etats-Unis dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. C’était un bon type de concentration.

ProMarket : Ce genre de raisonnement qui permit ce que vous appelez la bonne concentration n’est-il pas similaire au raisonnement qui permit à la mauvaise concentration de prendre le dessus ? N’est-ce pas la "bonne concentration" qui est à l’origine du relâchement du droit antitrust qui conduisit à la "mauvaise" concentration ?

Philippon : Oui. Je me réfère aux marchés effectifs, pas à l’idéologie sous-jacente. Pour le marché concret, je pense que le problème aux Etats-Unis commence à la fin des années quatre-vingt-dix ou au début des années deux mille. Avant, nous avions essentiellement une bonne concentration et aussi une régulation antitrust puissante. Le procès contre AT&T s’est déroulé dans les années quatre-vingt, sous Reagan, et il constitue le plus grand procès antitrust de l’histoire. A la fin des années quatre-vingt-dix, vous avez eu le procès Microsoft. Il n’est pas exact que la mise en application du droit antitrust était très lâche. (…)

Si vous regardez le cœur du raisonnement de l’école de Chicago, vous trouvez l’idée que les hauts profits attirent toujours une nouvelle concurrence. En conséquence, vous n’avez jamais à vous inquiéter du pouvoir de monopole. (…) Vous n’avez pas à vous inquiéter d’un éventuel excès de pouvoir de marché de la part des entreprises si celui-ci mène à des profits excessifs, parce que de nouveaux rivaux vont alors entrer sur le marché. Ces entrées vont maintenir le système à l’équilibre. C’est cela l’idée clé. Le problème est que les membres de l’école de Chicago ont misé sur cette idée sans prendre le temps de se demander si elle était vraiment exacte. Ce que les données montrent, c’est qu’elle était peut-être exacte dans les années soixante-dix et quatre-vingt, quand ils faisaient ce raisonnement, mais qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. Depuis 2000, la corrélation entre l’entrée et le profit au niveau sectoriel a cessée de devenir positive pour devenir essentiellement nulle pendant les 15 dernières années. Dans un monde où les entrées n’équilibrent pas les profits excessifs, alors la vision de l’école de Chicago selon laquelle vous n’avez pas à vous inquiéter du pouvoir de marché des entreprises devient inexacte.

L’idée selon laquelle la libre entrée va toujours équilibrer le système était très naïve, je pense. D’un autre côté, l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas de libre entrée dans plusieurs marchés américains aujourd’hui tient aux réglementations gouvernementales. L’école de Chicago a toujours fait part de ses craintes à l’idée que les politiciens et les régulateurs soient capturés par les lobbyistes. C’est sur ce point que l’école de Chicago a raison selon moi. (...)

ProMarket : Vous avez calculé que le manque de concurrence a appauvri les travailleurs américains de 1.250 milliards de dollars de revenu. Comment êtes-vous parvenu à ce chiffre ?

Philippon : Supposez que vous reveniez au niveau de concurrence que vous aviez aux Etats-Unis en 2000. En cherchant quel impact cela aurait directement sur les prix aujourd’hui, mon estimation est que cela aurait économisé environ 300 dollars par mois pour le ménage américain médian. Etant donné que beaucoup de ménages déclarent ne pas être capables de faire face à une facture inattendue de 500 dollars, c’est énorme. En termes d’économie directe par an pour l’ensemble des ménages américains, c’est quelque chose comme 500 à 600 milliards de dollars d’économie directe chaque année, juste en raison de prix plus faibles. Une fois que vous prenez en compte qu’un surcroît de concurrence et de moindres prix mènent à un surcroît d’activité, d’emploi et d’investissement, alors cela se traduit par une perte du PIB privé équivalente à 1.000 milliards de dollars. Bien sûr, ce ne serait pas neutre. Des prix plus faibles signifient que les profits seraient plus faibles, d’environ 250 milliards de dollars et que le revenu du travail croîtrait de 1.250 milliards de dollars. C’est beaucoup d’argent. (...)

ProMarket : vous consacrez une grande partie du livre à l’utilisation du lobbying par les entreprises en vue d’obtenir des régulations qui protègent leurs rentes de monopole. Quelles tendances que vous décrivez (le faible investissement, les prix élevés, la concentration croissante) résultent du lobbying des firmes contre la concurrence ?

Philippon : Je pense que cela en explique une grande partie, mais il est très difficile d’avoir une estimation précise dans la mesure où les données sur le lobbying ne sont pas très bonnes. Ce qui me frappe est que même avec les données dont nous disposons, les effets du lobbying sont toujours très manifestes au niveau étatique, au niveau fédéral, au niveau sectoriel : lorsque vous voyez une forte poussée du lobbying, les entreprises réussissent à obtenir les régulations qu’elles veulent ou à éviter des poursuites antitrust. Plus nous peaufinons les données, plus c’est cohérent avec cette idée. Mais, bien sûr, les entreprises en place peuvent aussi utiliser des stratégies qui limitent la concurrence sans recourir au lobbying : elles peuvent adopter des stratégies prédatrices ou menacer d’utiliser des stratégies prédatrices, elles peuvent acheter des concurrents naissants, etc. (...)

ProMarket : Vous semblez soutenir la déréglementation. Vous écrivez que la déréglementation stimule la créativité et l’innovation et accroît la demande de travailleurs qualifiés. Beaucoup affirmeraient que la déréglementation a aussi contribué à l’essor de la concentration et du pouvoir de marché.

Philippon : Cela dépend de ce que vous avez en tête quand vous parlez de réglementation et de déréglementation. Vous devez toujours considérer les choses en termes de bonnes et de mauvaises régulations. "Nous devons davantage réglementer", cela n’existe pas. Nous devons bien réglementer. Comme principe, toute nouvelle réglementation considérée aux Etats-Unis devrait être jugée en partie selon la question fondamentale suivante : "va-t-elle créer des barrières à l’entrée ?" Quand vous arrivez au point où le marché est aussi dominé par les grosses firmes, cela devrait être une priorité. Cela signifie qu’à certains moments vous allez vouloir tuer certaines réglementations et qu’à d’autres moments vous voudrez avoir une certaine réglementation à cause de cela. Je vais vous donner un exemple. Imaginons que vous forciez les banquez à avoir une interface que les gens pourraient utiliser pour partager leurs données bancaires. C’est une réglementation qui accroîtrait l’entrée parce que vous permettrez aux entreprises de fintech de concurrencer les banques pour fournir des conseils aux consommateurs. (...) »

Thomas Philippon, « The lack of competition has deprived American workers of $1.25 trillion of income », entretien in ProMarket, 9 décembre 2019. Traduit par Martin Anota



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