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Tag - Thomas Philippon

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lundi 13 janvier 2020

Economie et politique de la concentration des marchés

« La concentration des entreprises et les marges de profits se sont accrues dans la plupart des secteurs aux Etats-Unis au cours des vingt dernières années. Le graphique 1 illustre ces tendances ainsi que les déclins de la part du travail et de l’investissement privé. Le ratio profit des entreprises après impôts sur valeur ajoutée a augmenté, passant en moyenne de 7 % au cours de la période allant de 1970 à 2002 à une moyenne de 10 % dans la période consécutive à 2002. Les entreprises avaient auparavant tendance à réinvestir environ 30 cents de chaque dollar de profit ; désormais, elles investissent seulement 20 cents pour chaque dollar de profit.

La bonne concentration versus la mauvaise concentration


Une question cruciale pour la recherche est si ces tendances reflètent un pouvoir de marché et la recherche de rentes ou bien des facteurs plus bénins, tels qu’un changement vers les actifs immatériels avec des effets de rendements d’échelle. La principale difficulté est que la relation entre la concentration et la concurrence est ambiguë.

GRAPHIQUE 1a Ratio de concentration des marchés

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La concentration et la concurrence sont positivement reliées l’une à l’autre quand les chocs touchant la concurrence ex post jouent un rôle dominant dans les données. Par exemple, une baisse des coûts de recherche complique la survie des producteurs inefficaces, les force à fusionner ou à sortir du marché et entraîne en définitive une plus forte concentration. Un creusement des écarts de productivité entre les entreprises, souvent en raison des actifs immatériels, peut jouer un rôle similaire. Si ces explications sont les bonnes, les entreprises restantes sur le marché doivent être les plus productives et la concentration doit aller main dans la main avec une forte croissance de la productivité et l’investissement immatériel.

GRAPHIQUE 1b Profits des entreprises après impôts (en % de la valeur ajoutée)

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La concentration et la concurrence sont négativement liées l’une à l’autre quand les chocs touchant les coûts d’entrée jouent un rôle dominant dans les données. Cela peut résulter des changements dans l’application de la législation antitrust, des barrières à l’entrée ou de la menace de comportements prédateurs de la part des entreprises en place. Si ces explications-là sont les bonnes, la concentration doit être négativement reliée à la productivité et à l’investissement.

GRAPHIQUE 1c Rémunérations des salariés (en % de la valeur ajoutée brute)

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Certains secteurs collent à l’hypothèse de la concentration efficace, tandis que d’autres collent à celle de la recherche de rentes. Ali Hortaçsu et Chad Syverson affirment que l’essor des hypermarchés et du e-commerce reflète les gains d’efficacité dans le secteur de la grande distribution. Le secteur du commerce de gros semble aussi coller à ce schéma. Le secteur des télécommunications, d’un autre côté, colle au schéma de la quête de rentes. Il est devenu de plus en plus concentré et Germán Gutiérrez et moi avons montré que les consommateurs américains payent aujourd’hui deux fois plus pour les services de téléphonie mobile et de haut débit que les citoyens de quasiment tous les autres pays développés. Certains secteurs de haute technologie combinent les aspects des deux types de concentration. L’une des raisons, comme Nicolas Crouzet et Janice Eberly l’affirment, est que le capital immatériel génère simultanément de forts rendements et des rentes élevées.

GRAPHIQUE 1d Investissement net (en % de l'excédent net d'exploitation)

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Au cours des vingt dernières années, la concentration négative est cependant devenue relativement plus importante aux Etats-Unis. Les récentes hausses de la concentration ont été associées à une faible croissance de la productivité et à une baisse des taux d’investissement. Les entreprises dans les secteurs où la concentration augmente s’engagent dans des fusions et acquisitions plus profitables et dépensent davantage dans le lobbying. Les profits excessifs ne sont plus annulés par la libre entrée et la rotation des meneurs de chaque secteur a diminué.

L’économie politique de la concentration


Si la "mauvaise" concentration a fini par prévaloir, nous devons comprendre pourquoi. Quelles sont les barrières à l’entrée ? Quel est le rôle respectif de la politique et de la technologie ? Il est difficile d’obtenir une réponse convaincante en regardant seulement les Etats-Unis, mais la comparaison avec d’autres régions (l’Europe en particulier) est assez éclairante. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les marchés américains étaient plus concurrentiels que les marchés européens. Aujourd’hui, cependant, beaucoup de marchés européens ont de moindres profits excessifs et de moindres barrières réglementaires à l’entrée. Deux secteurs américains illustrent très bien l’évolution de la concentration et des marges au cours du temps : les télécoms et le transport aérien.

Il y a vingt ans, l’accès à internet était moins cher aux Etats-Unis qu’en Europe. En 2018, le coût mensuel moyen d’un haut débit fixe est deux fois plus important aux Etats-Unis qu’en France ou en Allemagne. Le transport aérien est un autre secteur où les Etats-Unis ont reculé. La hausse de la concentration et des profits suit une vague de fusions controversées, notamment la fusion entre Delta et Northwest en 2008, celle entre United et Continental en 2010, celle entre Southwest et AirTran en 2011 ou encore celle entre American et US Airways en 2014. En Europe, au cours de la même période, la croissance des compagnies low cost a accentué la concurrence et poussé les prix à la baisse.

Les secteurs européens ne sont pas devenus moins chers et plus concurrentiels par hasard. Dans tous les cas que j’ai étudiés, il y a eu une action significative de la part des autorités, par exemple le retrait d’une barrière à l’entrée ou une action antitrust. Le secteur des télécoms français, par exemple, était en oligopole avec trois opérateurs historiques qui recouraient à un lobbying intense pour empêcher l’entrée d’un nouveau concurrent. L’oligopole fut remis en cause en 2011 lorsqu’un quatrième opérateur obtint une licence et les prix chutèrent de moitié dans les deux années suivantes.

Ces résultats sont surprenants. L’Europe, avec sa tradition de protection de champions nationaux, n’est pas le lieu où nous nous serions attendus à voir la concurrence s’intensifier. Les Etats-Unis, avec sa tradition de marchés libres, n’est pas le lieu où nous nous serions attendus à voir la concurrence refluer. Comment pouvons-nous alors expliquer ces évolutions ?

L’explication théorique pour l’Europe est en fait relativement simple. Quand les institutions du Marché unique de l’UE ont été conçues au début des années quatre-vingt-dix, les Etats-membres craignaient que chacun essaierait d’imposer son agenda domestique aux régulateurs communs. Gutiérrez et moi montrons que l’équilibre de Nash du jeu de la conception de la réglementation se déroule différemment au niveau de l’UE qu’au niveau national. Au niveau national, les politiciens jouissent de la possibilité d’influencer les régulateurs. Au niveau de l’UE, cependant, ils s’inquiètent de l’influence des autres Etats-membres. Par conséquent, les Etats-membres se sont accordés pour donner aux institutions européennes davantage d’indépendance qu’ils n’en donnent aux institutions nationales. C’est pourquoi l’Europe a fini avec la banque centrale et l’agence antitrust les plus indépendantes au monde. Au cours des vingt années suivantes, la logique du marché unique a peu à peu poussé l’Europe vers des marchés plus libres et plus concurrentiels.

Comprendre comment les marchés américains sont devenus moins concurrentiels est plus compliqué. Il y a plein d’explications possibles. Une partie de l’accroissement de la concentration s’explique par l’accroissement des rendements des actifs immatériels, comme Crouzet et Eberly l’expliquent. Le test crucial tient à la relation entre croissance de la productivité et concentration. Matias Covarrubias, Gutiérrez et moi constatons une corrélation positive entre changements de la concentration et croissance de la productivité dans les années quatre-vingt-dix. Cela suggère que la concentration était soit bénigne, soit le prix à payer pour atteindre une plus forte efficacité. Cependant, la corrélation est devenue négative dans les années deux mille, suggérant une plus forte prévalence de recherche de rentes. Malheureusement, c’est là où le manque de données (…) crée des défis empiriques. Il y a aussi des questions économétriques épineuses quand nous utilisons des données granulaires pour tester cette relation. Il faut reconnaître que nous n’avons pas de certitude ici.

Deux tendances qui sont spécifiques aux Etats-Unis dans les années deux mille nous aident à faire la lumière sur cette question. L’une est ce que Gutiérrez et moi avons qualifié d’échec de libre entrée. Quand les profits augmentent dans un secteur, de nouvelles entreprises doivent entrer dans ce dernier. Quand les profits diminuent, les firmes en place devraient sortir du marché ou se lancer dans des opérations de consolidation. La théorie économique prédit un surcroît d’entrées dans les secteurs où les valeurs boursières sont fortes relativement aux valeurs comptables, un indicateur connu sous le nom de ratio q de Tobin. Intuitivement, le q de Tobin mesure les profits attendus (tels qu’ils sont valorisés par le marché) par unité de coûts d’entrée (les valeurs comptables). Nous étudions si le nombre d’entreprises augmente dans les secteurs où le q de Tobin est élevé et diminue dans les secteurs où il est faible.

Le graphique 2 montre que la libre entrée était bien portante des années soixante aux années quatre-vingt-dix. L’élasticité positive implique, lorsque le q de Tobin médian d’un secteur augmentait, plus les entreprises entraient dans ce secteur. En l’occurrence, une hausse du q de Tobin d’une unité dans un secteur, par exemple de 1 à 2, coïncida avec une hausse du nombre d’entreprises dans ce secteur d’environ 10 % au cours des deux années suivantes. Ce qui est cohérent avec la libre entrée, les entreprises avaient tendance à entrer dans les secteurs à q élevé et à sortir des secteurs avec un faible q.

GRAPHIQUE 2 Élasticité des entrées nettes vis-à-vis du q de Tobin

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Mais ce n’est plus le cas. L’élasticité a été quasiment nulle depuis 2000. Cela remet en cause le mécanisme de rééquilibrage fondamental qui était au cœur du raisonnement que développait l’école de Chicago pour conclure qu’il ne fallait pas s’inquiéter à propos de la domination de marché par une poignée de grandes entreprises. Si la libre entrée échoue, le raisonnement du laissez-faire s'écroule.

L’autre tendance frappante aux Etats-Unis durant les années deux mille est l’essor du lobbying de la part des entreprises et des contributions au financement des campagnes. Le lobbying et la réglementation peuvent expliquer l’échec de la libre entrée si les entreprises en place les utilisent pour altérer les règles du jeu. Les entreprises en place peuvent, par exemple, influencer l’application de la législation antitrust et de la législation relative aux fusions-acquisitions aussi bien que des réglementations allant des brevets et de la protection copyright à la réglementation financière, en passant par les accords de non-concurrence, la certification professionnelle et les échappatoires fiscales. Ce qui est cohérent avec ces idées, nous constatons que l’élasticité de l’entrée des entreprises au q de Tobin a davantage diminué dans les secteurs qui ont connu les plus forts accroissements de lobbying et de réglementations.

L’échec de la libre entrée a des implications négatives pour la productivité, l’égalité et le bien-être en général. Si le capital reste piégé dans les secteurs déclinants et n'est pas alloué vers les secteurs prometteurs, l’économie en souffre : la croissance de la productivité est faible, les salaires stagnent et les niveaux de vie peinent à s’améliorer. »

Thomas Philippon, « The economics and politics of market concentration », in NBER Reporter, n° 2019:4. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les marchés européens sont plus concurrentiels que les marchés américains »

« Firmes stars, étoiles montantes ? »

« Faut-il s’inquiéter de la concentration des marchés aux Etats-Unis ? »

« Pourquoi les barrières à l’entrée se sont-elles renforcées aux Etats-Unis ? »

mardi 17 décembre 2019

« Le manque de concurrence a fait perdre 1.250 milliards de dollars aux travailleurs américains »



« (…) ProMarket : Votre livre The Great Reversal est une étude minutieuse de la concentration des secteurs et des implications d’un pouvoir de marché des entreprises incontrôlé, mais il débute avec une question simple : "Pourquoi les forfaits de portables sont-ils bien plus chers aux Etats-Unis qu’en Europe ?"

Philippon : Ce fut l’une des questions fondamentales auxquelles je voulais répondre. Il y a beaucoup de biens et services qui étaient habituellement bien moins chers aux Etats-Unis qu’en Europe. Ils sont tous maintenant bien plus chers aux Etats-Unis. Je voulais comprendre ce qui s’est passé. Il y a une très bonne étude à ce sujet réalisée par Luigi Zingales et Mara Faccio. Ils ont utilisé données différentes de celles que je regardais initialement, mais ils sont arrivés à la même conclusion, à savoir que les prix sont 2,5 fois plus élevés aux Etats-Unis qu’en Europe. C’est fou. Ce n’est pas une différence de 10 % ; c’est une différence de 150 %. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez expliquer en disant que les Etats-Unis sont un peu plus riches et donc que certains biens et services sont plus chers ici.

Initialement, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’un schéma large, systémique. Je pensais juste avoir trouvé quelques exemples. Mais ce que j’ai découvert à travers mes travaux avec Germán Gutiérrez, c’est qu’il y en a beaucoup. Il ne s’agit pas seulement des forfaits de portables. Les billets d’avions étaient aussi auparavant bien moins chers et ils sont aujourd’hui bien plus chers aux Etats-Unis qu’en Europe. Il s’agit aussi des télécommunications, un domaine où les Etats-Unis sont particulièrement mauvais : le coût du haut débit est de 68 dollars par mois en moyenne aux Etats-Unis. En France, il est de 31 dollars. En Allemagne et au Japon, il est de 35 dollars ; en Corée du Sud, il est de 32 dollars. Je trouve cela choquant. Je me souviens très bien lorsque j’étais venu aux Etats-Unis en 1999 et qu’il y était bien moins cher de s’y connecter à Internet qu’en Europe.

ProMarket : Qu’est-ce qui explique ce changement ?

Philippon : J’ai une immense dette envers la Brookings et Janice Eberly, qui m’avait demandé d’écrire un article sur les raisons pour lesquelles l’investissement des entreprises aux Etats-Unis a été très faible. C’est une énigme, car les taux de profit aux Etats-Unis sont extrêmement élevés, si bien que les entreprises gagnent beaucoup d’argent. Les taux d’actualisation sont très faibles, donc elles peuvent emprunter à de faibles coûts. Les cours boursiers reflètent cela en atteignant des niveaux très élevés. Ces facteurs tendent habituellement à prédire un investissement élevé, mais nous n’avons pas connu d’investissement élevé.

Il y a deux explications pour ce qui se passe. La première est qu’il y a davantage d’investissement dans les actifs immatériels, or un tel investissement est difficile à mesurer correctement, et cela explique effectivement une partie de la différence. Mais en fait c’est surtout parce que, ce que nous voyons dans les données, c’est que les profits élevés reflètent essentiellement des rentes de monopole. Une fois que vous comprenez cela, alors l’énigme disparaît. Par définition, un monopoleur réalise un taux de profit élevé, mais il ne désire pas accroître ses capacités de production. Cela peut facilement expliquer les fortes valorisations boursières, les flux de trésorerie élevés et le faible investissement. Alors ce qu’il faut alors se demander, c’est pourquoi il y a plus de pouvoir de monopole aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

ProMarket : Les Etats-Unis, écrivez-vous, étaient d'habitude présentés comme un modèle pour les marchés concurrentiels, tandis que l’Europe était perçue comme désespérément monopolistique. Quand est-ce que cette relation a commencé à s’inverser ?

Philippon : Les Etats-Unis avaient des marchés hautement concurrentiels à la fin des années quatre-vingt-dix, mais ils allèrent dans la mauvaise direction, tandis que l’Europe partit d’un faible niveau de concurrence, mais alla dans la bonne direction. Quelque part à la fin des années deux mille, leurs niveaux de concurrence convergèrent. Aujourd’hui, beaucoup de marchés sont en fait plus chers et moins concurrentiels aux Etats-Unis qu’en Europe. D’où le "grand renversement" (great reversal).

L’ironie est que toutes les bonnes idées qui contribuèrent à libéraliser les marchés européens sont venues des Etats-Unis. La raison pour laquelle les billets d’avion sont moins chers en Europe est parce qu’il y a des compagnies low-cost en concurrence avec les vieilles grandes compagnies. Ces compagnies low-cost se sont en partie inspirées de ce que le Southwest faisait aux Etats-Unis. Les réglementations européennes en vigueur sur les marchés des biens se sont toutes inspirées des Etats-Unis à la fin des années quatre-vingt-dix. C’est pourquoi nous avons de moindres barrières à l’entrée et pourquoi le nombre de jours qu’il faut pour ouvrir une entreprise en Europe est passé de 30 à 5. Il y a vingt ans, les Etats-Unis étaient bien en avance sur l’Europe à ce niveau. C’est ainsi que nous avons rendu les marchés européens plus concurrentiels : essentiellement en nous inspirant de ce qui marchait aux Etats-Unis et en le reproduisant. L’idée que les marchés libres sont bons, que vous devez avoir de la concurrence, ce ne sont pas des idées propres à l’Europe. Elles viennent des Etats-Unis. (...)

ProMarket : Vous identifiez la période où cours de laquelle l’Europe et les Etats-Unis se sont "inversés" au début des années deux mille. D’autres estiment que la concurrence américaine a commencé à baisser à partir des années quatre-vingt.

Philippon : Je ne suis pas d’accord avec ceux qui affirment que les Etats-Unis ont commencé à perdre en concurrence dans les années quatre-vingt ou même quatre-vingt-dix. Je pense qu’ils se trompent, parce qu’ils oublient que la concentration n’est pas toujours une mauvaise chose. Vous pouvez avoir une bonne concentration et une mauvaise concentration. Nous trouvons de bons exemples de bonne concentration, où vous avez des marchés plus concurrentiels et des firmes meneuses plus efficaces qui accroissent leurs parts de marché. Si vous avez plus de concurrence, alors les producteurs les plus faibles sont évincés du marché et vous vous retrouvez avec un marché à la fois plus concurrentiel et plus concentré. C’est ce qui s’est passé dans une large mesure aux Etats-Unis dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. C’était un bon type de concentration.

ProMarket : Ce genre de raisonnement qui permit ce que vous appelez la bonne concentration n’est-il pas similaire au raisonnement qui permit à la mauvaise concentration de prendre le dessus ? N’est-ce pas la "bonne concentration" qui est à l’origine du relâchement du droit antitrust qui conduisit à la "mauvaise" concentration ?

Philippon : Oui. Je me réfère aux marchés effectifs, pas à l’idéologie sous-jacente. Pour le marché concret, je pense que le problème aux Etats-Unis commence à la fin des années quatre-vingt-dix ou au début des années deux mille. Avant, nous avions essentiellement une bonne concentration et aussi une régulation antitrust puissante. Le procès contre AT&T s’est déroulé dans les années quatre-vingt, sous Reagan, et il constitue le plus grand procès antitrust de l’histoire. A la fin des années quatre-vingt-dix, vous avez eu le procès Microsoft. Il n’est pas exact que la mise en application du droit antitrust était très lâche. (…)

Si vous regardez le cœur du raisonnement de l’école de Chicago, vous trouvez l’idée que les hauts profits attirent toujours une nouvelle concurrence. En conséquence, vous n’avez jamais à vous inquiéter du pouvoir de monopole. (…) Vous n’avez pas à vous inquiéter d’un éventuel excès de pouvoir de marché de la part des entreprises si celui-ci mène à des profits excessifs, parce que de nouveaux rivaux vont alors entrer sur le marché. Ces entrées vont maintenir le système à l’équilibre. C’est cela l’idée clé. Le problème est que les membres de l’école de Chicago ont misé sur cette idée sans prendre le temps de se demander si elle était vraiment exacte. Ce que les données montrent, c’est qu’elle était peut-être exacte dans les années soixante-dix et quatre-vingt, quand ils faisaient ce raisonnement, mais qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. Depuis 2000, la corrélation entre l’entrée et le profit au niveau sectoriel a cessée de devenir positive pour devenir essentiellement nulle pendant les 15 dernières années. Dans un monde où les entrées n’équilibrent pas les profits excessifs, alors la vision de l’école de Chicago selon laquelle vous n’avez pas à vous inquiéter du pouvoir de marché des entreprises devient inexacte.

L’idée selon laquelle la libre entrée va toujours équilibrer le système était très naïve, je pense. D’un autre côté, l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas de libre entrée dans plusieurs marchés américains aujourd’hui tient aux réglementations gouvernementales. L’école de Chicago a toujours fait part de ses craintes à l’idée que les politiciens et les régulateurs soient capturés par les lobbyistes. C’est sur ce point que l’école de Chicago a raison selon moi. (...)

ProMarket : Vous avez calculé que le manque de concurrence a appauvri les travailleurs américains de 1.250 milliards de dollars de revenu. Comment êtes-vous parvenu à ce chiffre ?

Philippon : Supposez que vous reveniez au niveau de concurrence que vous aviez aux Etats-Unis en 2000. En cherchant quel impact cela aurait directement sur les prix aujourd’hui, mon estimation est que cela aurait économisé environ 300 dollars par mois pour le ménage américain médian. Etant donné que beaucoup de ménages déclarent ne pas être capables de faire face à une facture inattendue de 500 dollars, c’est énorme. En termes d’économie directe par an pour l’ensemble des ménages américains, c’est quelque chose comme 500 à 600 milliards de dollars d’économie directe chaque année, juste en raison de prix plus faibles. Une fois que vous prenez en compte qu’un surcroît de concurrence et de moindres prix mènent à un surcroît d’activité, d’emploi et d’investissement, alors cela se traduit par une perte du PIB privé équivalente à 1.000 milliards de dollars. Bien sûr, ce ne serait pas neutre. Des prix plus faibles signifient que les profits seraient plus faibles, d’environ 250 milliards de dollars et que le revenu du travail croîtrait de 1.250 milliards de dollars. C’est beaucoup d’argent. (...)

ProMarket : vous consacrez une grande partie du livre à l’utilisation du lobbying par les entreprises en vue d’obtenir des régulations qui protègent leurs rentes de monopole. Quelles tendances que vous décrivez (le faible investissement, les prix élevés, la concentration croissante) résultent du lobbying des firmes contre la concurrence ?

Philippon : Je pense que cela en explique une grande partie, mais il est très difficile d’avoir une estimation précise dans la mesure où les données sur le lobbying ne sont pas très bonnes. Ce qui me frappe est que même avec les données dont nous disposons, les effets du lobbying sont toujours très manifestes au niveau étatique, au niveau fédéral, au niveau sectoriel : lorsque vous voyez une forte poussée du lobbying, les entreprises réussissent à obtenir les régulations qu’elles veulent ou à éviter des poursuites antitrust. Plus nous peaufinons les données, plus c’est cohérent avec cette idée. Mais, bien sûr, les entreprises en place peuvent aussi utiliser des stratégies qui limitent la concurrence sans recourir au lobbying : elles peuvent adopter des stratégies prédatrices ou menacer d’utiliser des stratégies prédatrices, elles peuvent acheter des concurrents naissants, etc. (...)

ProMarket : Vous semblez soutenir la déréglementation. Vous écrivez que la déréglementation stimule la créativité et l’innovation et accroît la demande de travailleurs qualifiés. Beaucoup affirmeraient que la déréglementation a aussi contribué à l’essor de la concentration et du pouvoir de marché.

Philippon : Cela dépend de ce que vous avez en tête quand vous parlez de réglementation et de déréglementation. Vous devez toujours considérer les choses en termes de bonnes et de mauvaises régulations. "Nous devons davantage réglementer", cela n’existe pas. Nous devons bien réglementer. Comme principe, toute nouvelle réglementation considérée aux Etats-Unis devrait être jugée en partie selon la question fondamentale suivante : "va-t-elle créer des barrières à l’entrée ?" Quand vous arrivez au point où le marché est aussi dominé par les grosses firmes, cela devrait être une priorité. Cela signifie qu’à certains moments vous allez vouloir tuer certaines réglementations et qu’à d’autres moments vous voudrez avoir une certaine réglementation à cause de cela. Je vais vous donner un exemple. Imaginons que vous forciez les banquez à avoir une interface que les gens pourraient utiliser pour partager leurs données bancaires. C’est une réglementation qui accroîtrait l’entrée parce que vous permettrez aux entreprises de fintech de concurrencer les banques pour fournir des conseils aux consommateurs. (...) »

Thomas Philippon, « The lack of competition has deprived American workers of $1.25 trillion of income », entretien in ProMarket, 9 décembre 2019. Traduit par Martin Anota



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