« Le dollar américain est-il sur le point de perdre le rôle singulièrement dominant qu’il joue dans le système financier mondial ? Je n’ai cessé d'entendre des gens se poser cette question tout au long de ma carrière professionnelle. Sérieusement : j’ai publié mon premier article sur le sujet en 1980. Beaucoup de choses ont changé dans le monde depuis que je l’ai écrit, notamment la création de l’euro et l’essor de la Chine. Pourtant la réponse reste la même : probablement pas. Pour différentes raisons (la fragmentation politique en Europe, le caprice autocratique en Chine), ni l’euro, ni le yuan ne sont une alternative plausible au dollar. Même si la domination du dollar s’érode, cela n’aura pas beaucoup d’importance.

Qu’entend-on par domination du dollar ? Les économistes assignent traditionnellement trois rôles à la monnaie. C’est un intermédiaire des échanges : je ne vais pas faire des conférences d’économie pour payer mes achats dans les épiceries, par contre je vais être payé en dollars pour mes conférences et je vais utiliser ces dollars pour acheter de la nourriture. C’est une réserve de valeur : je vais garder des dollars dans mon portefeuille et sur mon compte en banque. Et c’est une unité de compte : les salaires sont fixés en dollars, les prix dans fixés en dollars, les remboursements de dette sont spécifiés en dollars.

Plusieurs devises peuvent jouer ces rôles dans les affaires domestiques. Le dollar est spécial parce qu’il joue un rôle disproportionné dans les transactions internationales. C’est l'intermédiaire des échanges parmi les devises : quelqu’un qui désire convertir des bolivianos boliviens contre des ringgits malaisiens va vendre des bolivianos pour obtenir des dollars, dollars qu’il utilisera ensuite pour acheter des ringgits. C’est une réserve de valeur mondiale : beaucoup de gens autour du monde détiennent des comptes en banque libellés en dollar. Et c’est une unité de compte internationale : le prix de plusieurs biens faits en-dehors des Etats-Unis est libellé en dollars ; plusieurs obligations internationales promettent un remboursement en dollars.

Comment peut-on expliquer que cette domination se maintienne alors même que l’économie américaine n’a plus la place qu’elle détenait au cours des deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ? La réponse est qu’il y a des boucles rétroactives qui se renforcent mutuellement et qui font que les gens utilisent le dollar parce que d’autres gens utilisent le dollar.

Dans mon vieil article de 1980, je m’étais focalisé sur la taille et la densité des marchés. Il y a bien plus de gens voulant échanger des bolivianos ou des ringgits pour des dollars qu’il n’y a de gens voulant échanger des bolivianos pour des ringgits, donc il est bien plus facile et moins cher de faire des transactions bolivianos-ringgits indirectement, en utilisant le dollar comme "véhicule" que d’essayer de faire des transactions directement. Mais toutes ces transactions indirectes rendent les marchés du dollar encore plus gros, renforçant l’avantage de la devise.

Gita Gopinath, la première directrice générale adjointe du FMI, et Jeremy Stein, un professeur d’économie à Harvard, ont décrit une autre boucle rétroactive impliquant la fixation des prix. Parce que plusieurs biens sont vendus à des prix fixés en dollars, les actifs en dollars ont un pouvoir d’achat relativement prévisible ; cela renforce la demande pour ces actifs, ce qui rend moins coûteux d’emprunter en dollars que dans d’autres devises. Et un emprunt en dollars bon marché incite les entreprises à limiter leurs risques en fixant leurs prix en dollars, renforçant l’avantage du dollar.

Donc qu’est-ce qui pourrait déloger le dollar de sa position spéciale ? Il n’y a pas très longtemps l’euro semblait constituer une alternative plausible : l’économie de la zone euro est énorme, tout comme ses marchés financiers. Par conséquent, beaucoup de gens en-dehors de la zone euro détiennent des actifs libellés en euros et, lorsqu’ils vendent en Europe, ils fixent des prix en euros. Mais l’un des avantages qui restent pour les Etats-Unis est la taille de ses marchés obligataires et la liquidité (la facilité pour acheter ou vendre) que ces marchés fournissent. Jusqu’à sa crise de la dette souveraine en 2010, l’Europe semblait avoir un marché obligataire aussi large, puisque les obligations en euros émises par différents gouvernements semblaient interchangeables et toutes avaient le même taux d’intérêt. Depuis lors, cependant, les craintes d’un défaut souverain ont entraîné une divergence des rendements :

GRAPHIQUE 1 Taux d'intérêt sur les obligations publiques à dix ans de l'Allemagne et de l'Italie (en %)

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source : FRED (2022)

Cela signifie qu’il n’y a pas de marché obligataire en euros : il y a un marché allemand, un marché italien et ainsi de suite et aucun d’entre eux n’est de la même taille que le marché américain.

Que dire à propos de la Chine ? La Chine est un grand acteur dans le commerce international, si bien que vous pourriez penser que beaucoup de gens aimeraient détenir beaucoup d’actifs en yuans. Mais c’est aussi une autocratie avec une propension à des politiques erratiques (notamment comme on l’a vu récemment avec son rejet des vaccins occidentaux contre la Covid-19 et son adhésion persistante à une stratégie insoutenable de confinements désastreux). Qui veut exposer sa richesse aux coups de tête d’un dictateur ?

Et oui, les Etats-Unis ont d’une certaine façon transformé le dollar en arme contre Vladimir Poutine, mais ce n’est pas le genre d’action que nous nous attendons à voir devenir habituelle.

En conséquence, la domination du dollar semble encore assurée, à moins que les Etats-Unis finissent par être gouvernés par un autocratique erratique, ce qui, je le crains, est une possibilité réelle dans un avenir assez proche.

Mais il y a tout du même une chose : même si j’ai tort et que le dollar perd sa domination, cela ne ferait guère de différence. Qu’est-ce que les Etats-Unis gagnent du rôle spécial du dollar après tout ? J’ai souvent lu que la capacité des Etats-Unis à refiler de nouveaux dollars au reste du monde lui permettait de générer des déficits commerciaux persistants. Tournons-nous vers l’Australie :

GRAPHIQUE 2 Solde du compte courant des Etats-Unis et de l'Australie (en % du PIB)

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Les Etats-Unis peuvent être capables d’emprunter à des coûts plus faibles, grâce au rôle spécial du dollar et nous obtenons ce qui représente un prêt à intérêts nuls de tous les gens détenant du dollar (essentiellement des billets de 100 dollars) en-dehors du pays. Mais ce sont des avantages négligeables pour une économie représentant 24.000 milliards de dollars.

Donc la domination mondiale du dollar est sur le point d’être remise en cause ? Probablement pas. Et la vérité est que cela n’importe pas vraiment. »

Paul Krugman, « Why the dollar dominates », 15 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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