« La National Oceanic and Atmospheric Administration des Etats-Unis prévoit un puissant épisode El Niño, susceptible de particulièrement perturber le temps au niveau mondial, au début de l’année 2024. Les études suggèrent qu’un El Niño peut freiner la croissance économique, aggraver la crise de la dette des pays en développement et exacerber les conflits armés dans les régions les plus affectées. Il n’est pas trop tôt pour que les nations créancières du monde accélèrent le rythme de la restructuration de la dette des pays en développement.

El Niño/La Niña sont des périodes de températures atypiquement chaudes/froides dans l’Est de l’océan Pacifique. Le cycle entre les deux est appelé "oscillation australe" et il constitue la plus forte source de variabilité d’une année à l’autre du système climatique mondial. Son impact sur le temps est plus prononcé dans les tropiques et en Afrique subsaharienne, où plusieurs économies dépendent de la pêche et de l’agriculture pluviale.

Les impacts sur la croissance économique dans ces zones peuvent être désastreux. Un récent article publié dans Science par Christopher Callahan et Justin Mankin attribue des pertes économiques massives aux effets durablement négatifs d’El Niño sur la croissance, en estimant des pertes totales de 4.100 milliards et 5.700 milliards respectivement durant les épisodes El Niño de 1982-1983 et 1997-1998. L’ordre de magnitude de ces estimations est supérieur à celle des estimations précédemment obtenues pour les pertes économiques associées à El Niño. Les estimations suggèrent que les pertes découlant de ces événements climatiques peuvent persister au-delà de cinq ans, notamment les effets cumulés de croissance et d’investissement perdus, les dommages aux infrastructures dus aux glissements de terrains et aux inondations et les maladies.

Certains économistes, notamment Matthew Kahn et David Ubilava, ont contesté ces estimations. Mais les pays en développement, en particulier en Afrique et les pays où la relation historique entre el Niño et la croissance du PIB est la plus forte (comme le Pérou, le Ghana et l’Indonésie) sont bien exposés à des pertes d’un montant s’élevant à des centaines de milliards.

Un El Niño puissant peut aussi être politiquement déstabilisateur. Un article publié dans Nature par Solomon Hsiang, Kyle Meng et Mark Cane conclut que les explosions de conflits civiles (les conflits armés entre rebelles et gouvernements) ont été deux fois plus probables durant les épisodes d’El Niño que durant les épisodes de La Niña. Certains de leurs déclencheurs sont des chocs économiques (liés ou non au temps) ou des déclins de l’activité agricole, en particulier pour les agriculteurs de subsistance et les communautés reculées. De tels conflits armés ont des conséquences dévastatrices et durables pour le développement économique et humain.

Dans un récent article publié dans Marine Policy, mon équipe de recherche a trouvé une forte relation entre El Niño et les conflits militaires autour des pêcheries dans des pays côtoyant les mers à l’est et ou sud de Chine, notamment la Chine, le Japon et l’Indonésie. Les conflits autour des pêcheries dans ces pays sont trois fois plus susceptibles de se produire au cours des épisodes El Niño qu’au cours du reste du temps. Bien que ces conflits n’aient pas escaladé en guerres à grande échelle, ils ont entraîné des incidents internationaux avec d’importants effets économiques. L’embargo de la Chine sur les exportations de terres rares vers le Japon durant le conflit territorial des îles Senkaku de 2010 commença avec des conflits impliquant des navires de pêche par exemple.

Tous ces effets sont les plus susceptibles de se manifester dans les pays en développement qui ont déjà une importante dette externe consécutivement aux lentes reprises post-Covid et à la hausse des taux d’intérêt et qui s’est aggravée avec les désaccords entre les principales nations créancières, notamment la Chine et les membres du Club de Paris, à propos du partage de la dette dans d’éventuelles restructurations de la dette. Un puissant El Niño peut aggraver les difficultés déjà sévères que ces pays rencontrent pour chercher à assurer le service de leur dette externe tout en fournissant des services publics critiques comme les soins de santé et le paiement d’importations d’aliments et de carburants. La crise de la dette en Amérique latine (1982-1983) et la crise asiatique (1997-1998) ont coïncidé avec certains des plus puissants épisodes El Niño qui aient été enregistrés au cours de l’Histoire.

Les crises de la dette de plusieurs pays sont le sujet de vives discussions impliquant la Banque mondiale, le FMI et des nations créancières, mais les accords larges ont été élusifs. Cependant, en avril, le Ghana a sécurisé un prêt de 3 milliards de dollars du FMI après que la Chine et d’autres créanciers sont arrivés à un accord, signalant la possibilité d’une coopération plus large entre la Chine et les créanciers occidentaux pour répondre au problème de la dette du monde en développement. Un puissant El Nino en 2023-2024 pourrait rendre une telle coopération encore plus impérieuse. »

Cullen Hendrix, « The world must prepare for a destructive El Niño season next year », PIIE, Realtime Economics (blog), 12 juin 2023.