« L'intelligence artificielle (IA) n'est pas un nouveau champ. Le terme a été inventé en 1956, mais ce n’est que récemment que ce champ a commencé à avoir des effets significatifs sur l’économie.

La recherche dans le domaine de l’IA a traversé trois époques. Les premiers travaux se focalisaient principalement sur les systèmes symboliques avec des règles et des instructions codées à la main. Dans les années 1980, les systèmes experts, constitués de centaines ou de milliers de règles "si… alors..." tirées d’entretiens avec des experts humains, aidaient à diagnostiquer des maladies et à formuler des recommandations en matière de crédit, mais avec un succès commercial limité.

Ensuite, l’attention s’est portée sur les systèmes d’apprentissage automatique, y compris les systèmes "d’apprentissage supervisé" formés pour réaliser des prédictions en se basant sur de larges bases de données d’exemples étiquetés par des humains. À mesure que la puissance de calcul augmentait, les algorithmes d’apprentissage profond devenaient de plus en plus efficaces, ce qui a entraîné une explosion de l’intérêt pour l’IA dans les années 2010.

Plus récemment, des modèles encore plus larges utilisant des systèmes non supervisés ou autosupervisés sont devenus un sujet majeur du champ. Les grands modèles de langage (large-language models, LLMs), formés à partir de massives quantités de textes pour simplement prédire le mot suivant dans une séquence, ont étonné le public avec leur capacité à produire des résultats significatifs et remarquables. Ces systèmes se sont montrés capables de surpasser les humains pour un éventail croissant de tâches intensives en connaissances, par exemple passer l'examen du barreau. En outre, des études montrent que l’accès aux grands modèles de langage et à d’autres types d’outils d’IA générative peut aider les travailleurs à améliorer leurs propres performances.

Au cours de l’année écoulée, un nombre croissant de travaux ont exploré comment les nouveaux outils d’IA peuvent influencer la productivité dans des applications aussi diverses que le codage, la rédaction et le conseil en gestion.

Dans le cadre d'une étude réalisée avec Lindsey Raymond, nous avons analysé les effets de l'IA générative sur la productivité des travailleurs dans le contexte du support technique client (Brynjolfsson, Li et Raymond, 2023). Notre étude se basait sur les données relatives à plus de 5.179 agents, dont environ 1.300 avaient un accès à un assistant basé sur un grand modèle de langage qui fournissait des suggestions en temps réel pour communiquer avec les clients. Le système, formé sur des millions d'exemples de conversations réussies et non, a fourni des suggestions que les agents pouvaient utiliser, adapter ou rejeter. L'outil a été déployé par étapes, ce qui a permis d’observer ses effets causaux dans un cadre quasi expérimental.

Nous avons constaté des améliorations significatives de la productivité des travailleurs, telle qu’elle est mesurée par le nombre de problèmes clients que les travailleurs résolvent par heure. En quatre mois, les agents traités étaient plus performants que les agents non traités qui étaient en poste depuis deux fois plus longtemps, voire davantage.

En moyenne, la productivité des travailleurs a augmenté de 14 %. Ces gains étaient concentrés parmi le quintile inférieur des travailleurs, qu'ils soient classés selon l'expérience ou la productivité antérieure ; dans ce quintile, les gains de productivité ont atteint jusqu'à 35 %. En revanche, le quintile supérieur a connu des gains de productivité négligeables et même, dans certains cas, de légères diminutions de la qualité des conversations, telle qu’elle est mesurée par la satisfaction des clients. Cela reflète la manière par laquelle le système est formé : en observant des conversations réussies, le système s'est révélé capable de glaner le comportement des agents les plus compétents et de transmettre ces comportements sous forme de suggestions aux travailleurs novices.

Le système a-t-il déqualifié la main-d’œuvre ? Une autre expérience naturelle suggère que non. Comme avec la plupart des grands systèmes, il y avait des pannes occasionnelles lorsque le système devenait inopinément indisponible. Les travailleurs qui avaient auparavant utilisé le système devaient désormais répondre à des questions sans y avoir accès et, malgré cela, ils ont continué de surpasser ceux qui n'avaient jamais utilisé le système. Cela suggère que le système les a aidés à apprendre les réponses et à les retenir.

Nos résultats suggèrent que les technologies d’IA générative pourraient profiter particulièrement aux travailleurs situés aux niveaux inférieurs ou intermédiaires de la répartition des qualifications, contrairement aux vagues précédentes de technologies d’information qui ont largement profité aux travailleurs les plus qualifiés. En s’appuyant sur ces résultats et sur d’autres également, David Autor voit dans les récentes vagues d’IA une opportunité pour reconstruire la classe moyenne en augmentant la valeur de la production de son travail (Autor, 2024).

Les avancées en matière de technologies d’IA et de conception algorithmique peuvent apporter des améliorations au-delà des mesures directes de productivité. Par exemple, nous avons constaté dans notre étude que l’assistance de l’IA améliore l’expérience de travail des agents traités, telle qu’elle est mesurée à partir des transcriptions de conversations : les clients parlaient plus gentiment aux agents et ils étaient moins susceptibles de demander à parler à un superviseur. Ces effets étaient probablement dus à la fois à l'amélioration des compétences sociales des agents et à un accès accru aux connaissances techniques grâce à l'assistance par chat.

En effet, il y a de plus en plus d’éléments suggérant que les outils d’IA générative peuvent surpasser les humains dans un domaine traditionnellement considéré comme une source de force pour les humains relativement aux machines : l’empathie et les compétences sociales. Une étude des réponses des médecins aux questions de patients a montré qu'un chatbot basé sur un large-language model fournissait des réponses plus détaillées, de meilleure qualité et dix fois plus susceptibles d'être considérées comme empathiques (Ayers et al., 2023).

Finalement, les innovations dans les systèmes d’IA pourraient améliorer davantage le fonctionnement des outils d’IA actuels. Par exemple, Li, Raymond et Peter Bergman (2020) ont exploré comment la conception d'algorithmes peut améliorer la qualité des décisions d'entretien lors de l’embauche de services professionnels. Ils constatent que même si les systèmes d'apprentissage supervisé traditionnels (qui recherchent des travailleurs collant aux schémas historiques de réussite dans les données de formation de l'entreprise) sélectionnent des travailleurs de meilleure qualité par rapport à l'embauche humaine, ils sont également beaucoup moins susceptibles de sélectionner des candidats noirs ou hispaniques. En revanche, l’apprentissage par renforcement et les modèles de bandits contextuels (qui valorisent l’apprentissage à propos des travailleurs qui ne sont traditionnellement pas représentés dans les données de formation de l’entreprise) sont capables d’apporter des améliorations similaires à la qualité des travailleurs tout en répartissant plus largement les opportunités d’emploi.

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Alors que les effets de l’IA sur la productivité et les pratiques de travail sont désormais évidents non seulement dans un certain nombre de cadres expérimentaux mais également dans les applications professionnelles, il leur faudra peut-être plus de temps pour apparaître dans les statistiques agrégées. Brynjolfsson, Daniel Rock et Chad Syverson (2017) ont discuté d'un ensemble de raisons pour lesquelles les effets de l'IA pourraient ne pas modifier rapidement les chiffres de productivité agrégées.

D’une part, la productivité du travail est généralement définie comme le PIB par heure travaillée. Mais le PIB tel qu’il est traditionnellement mesuré peut manquer plusieurs bénéfices de l'économie numérique, qui crée des biens gratuits et les rend plus largement disponibles tout en améliorant la qualité, la variété ou la commodité des biens existants (…) (Brynjolfsson et al., 2019).

En outre, les technologies à usage général comme l’IA sont susceptibles de connaître un décalage entre leur adoption initiale et les améliorations observables de la productivité. Dans une deuxième étude, Brynjolfsson, Rock et Syverson (2021) ont modélisé cette "courbe en J de la productivité". Comme pour d’autres types de technologies d’information, la phase initiale de l’adoption de l’IA se caractérise par des investissements complémentaires chronophages, notamment le réalignement des processus d’entreprise, l’intégration de nouvelles technologies dans les flux de travail existants et la requalification de la main-d’œuvre. Comme l'ont souligné Brynjolfsson et Lorin Hitt (2000), ces ajustements sont coûteux et peuvent créer de précieux actifs incorporels, mais ni les coûts ni les bénéfices ne sont généralement pris en compte lorsque l’on mesure la production d'une entreprise. Par conséquent, la productivité, telle qu’elle est conventionnellement mesurée, peut initialement être perçue comme stagnante, voire en baisse. Cependant, à mesure que ces compléments technologiques et organisationnels sont mis en œuvre, les gains de productivité de l’IA commencent à se matérialiser, marqués par une trajectoire ascendante de la courbe en J.

Le modèle de la courbe en J de la productivité implique que les indicateurs de productivité peuvent échouer à capturer l'étendue des bénéfices au cours des premières étapes de l'adoption de l'IA, ce qui se traduit par une sous-estimation du potentiel de l'IA.

Les effets économiques que l’IA générative manifestera en définitive dépendront non seulement de sa propension à stimuler la productivité et à modifier le travail dans des cas spécifiques, mais également de la proportion de l’économie qu’elle est susceptible d’affecter. Comme le notent Daron Acemoglu et Autor (2010), les professions peuvent être décomposées en tâches spécifiques. En appliquant cette idée, Brynjolfsson, Tom Mitchell et Rock (2018) ont examiné 18.156 tâches dans la taxonomie O-NET et ils ont constaté que la plupart des professions incluent au moins certaines tâches qui pourraient être automatisées ou augmentées par l'apprentissage automatique, même si une refonte importante serait en général nécessaire pour exploiter tout le potentiel de la technologie. En s'appuyant sur ces travaux, Tyna Eloundou, Sam Manning, Pamela Mishkin et Rock (2023) ont estimé qu'environ 80 % de la main-d'œuvre américaine pourrait voir au moins 10 % de ses tâches être soit automatisées, soit augmentées par l'introduction des large-language models, tandis qu'environ 19 % des travailleurs pourraient voir au moins la moitié de leurs tâches être affectées.

Le théorème de Hulten stipule que l'on peut obtenir une approximation de premier ordre des effets d'une technologie sur la productivité en multipliant la part de l'économie affectée avec son impact moyen sur la productivité. Des éléments empiriques suggèrent que le potentiel impact sur la productivité et la part de l’économie potentiellement affectée sont significatifs dans le cas de l’IA générative, ce qui suggère que les effets pourraient être en définitive substantiels, même si, comme l’implique la courbe en J de la productivité, ils pourraient prendre un certain temps avant de se matérialiser (Baily, Brynjolfsson et Korinek, 2023).

Le champ même de l’économie n’est pas immunisé contre les effets de l’IA générative. Les étudiants en économie utilisent ces outils pour leurs devoirs, ce qui nécessite de repenser les méthodes d'enseignement. Nous et nos collègues utilisons ces outils pour faciliter la recherche et la rédaction ; nous avons utilisé des large-language models pour nous aider dans certains aspects de la préparation de cet article. Anton Korinek (2013) a décrit six façons par lesquelles les large-language models peuvent aider les économistes : l'idéation et le retour, la rédaction, la recherche de base, l'analyse de données, le codage et les dérivations mathématiques. Jens Ludwig et Sendhil Mullainathan (2023) vont plus loin en montrant que les modèles d’IA peuvent être utilisés pour rendre plus systématique la première étape du processus scientifique, à savoir la génération d’hypothèses. (...)

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Comme l’expliquent Brynjolfsson et Gabriel Unger (2023), d’importants choix politiques émergent en ce qui concerne les effets de l’IA sur la productivité, la concentration sectorielle et les inégalités. Par exemple, sur la question des inégalités, la distinction entre la technologie utilisée pour l’automatisation versus l’augmentation ou, plus formellement, entre l’IA qui se substitue au travail et l'IA qui lui est complémentaire peut avoir des effets significatifs sur la répartition des revenus et le pouvoir de négociation. Brynjolfsson (2022) a affirmé que l’une ou l’autre de ces approches peut stimuler la productivité, mais il a noté que le fait de se concentrer sur une IA semblable à un humain peut conduire à un "piège de Turing" en réduisant le pouvoir de négociation des travailleurs. À mesure que l’IA gagne en puissance, il devient de plus en plus impérieux de mener des études économiques pour mieux comprendre comment exploiter ses avantages tout en atténuant ses risques. »

Erik Brynjolfsson & Danielle Li, « The economics of generative AI », NBER, The Reporter, avril 2024. Traduit par Martin Anota



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