« (…) Caractérisé par un sentiment anti-etablishment, le populisme a connu un essor dans les démocraties occidentales au cours des dernières décennies. Le populisme est parfois défini par sa vision dichotomique de la société, séparant celle-ci en deux groupes homogènes et antagoniques : les "vrais gens" et l’"élite corrompue". Il affirme que la politique doit exprimer la volonté générale de la population, ce qui se traduit souvent par des tendances d’exclusion et autoritaires lorsqu'il est au pouvoir.

A travers l’Europe et les Etats-Unis, le populisme ne semble pas près de disparaître de sitôt. Les parts de suffrages de plusieurs partis populistes ont régulièrement augmenté au cours de la dernière décennie. Beaucoup d’entre eux sont de droite et eurosceptiques, comme Forza Italia et Fratelli d'Italia : Fidesz et Jobbik en Hongrie ; le RN en France ; Droit et justice en Pologne ; l’AfD en Allemagne. Mais les partis populistes de gauche ont également gagné en popularité, comme le Mouvement 5 Etoiles en Italie, La France Insoumise en France et Syriza en Grèce.

Le soutien croissant au populisme a entraîné de profondes transformations politiques, notamment le Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et, plus récemment, l’élection de Giorgia Meloni comme présidente du Conseil des ministres italien. Dans leurs formes les plus extrêmes, certains mouvements populistes ont menacé les fondations de la démocratie. Ce fut le cas lorsque les partisans de Trump ont envahi le Capitole en janvier 2021, cherchant à renverser les résultats des élections (…).

Le risque de déstabilisation des institutions démocratiques, notamment de l’Union européenne, fait qu'il est impérieux de comprendre les déterminants du populisme. La mondialisation s’est approfondie pendant plusieurs décennies, amenant beaucoup de travailleurs à perdre leur emploi avec les délocalisations. La crise financière de 2008 a laissé les individus qu’elle a touchés avec un sentiment de forte insécurité, alors que les banques ont été renflouées. Les vagues d’immigration associées aux guerres et au changement climatique inquiètent certains individus dans les pays de destination, craignant de perdre leur emploi ou s'inquiétant du système socio-fiscal. Les inégalités de revenu et la faible mobilité sociale, c’est-à-dire la difficulté à changer de statut socio-économique, peuvent favoriser les idéologies populistes. (…)

Les déterminants économiques du populisme : une vue d’ensemble

La mondialisation

Il y a un large consensus selon lequel le populisme est intrinsèquement lié aux impacts économiques de la mondialisation. Même si la mondialisation a apporté des niveaux élevés de commerce international et stimulé la croissance économique, ses bénéfices ont été inégalement répartis. Dans les économies avancées, l’intensification de la concurrence étrangère, en particulier émanant de la Chine, combinée aux avancées technologiques, a entraîné une délocalisation et une automatisation des plusieurs emplois peu ou moyennement qualifiés. En conséquence, beaucoup de travailleurs ont été relégués à des emplois moins payés ou en-dehors du marché du travail. Cela n’a pas seulement creusé l’écart dans les taux d’approbation des dirigeants politiques entre les travailleurs très qualifiés et les travailleurs peu qualifiés ; cela a aussi exacerbé les inégalités de revenu et de richesse.

Les résultats électoraux dans les pays développés présentent une tendance claire : les régions qui ont historiquement dépendu des emplois peu ou moyennement qualifiés ou qui ont constitué des centres industriels tendent à soutenir les candidats populistes. Par exemple, Trump a gagné un large soutien dans la Rust Belt, le Brexit a obtenu ses plus fervents soutiens dans les villes industrielles dans les Midlands et Marine Le Pen a sécurisé son électorat dans les zones désindustrialisées.

Une étude réalisée par David Autor et alii (2020) révèle une corrélation aux Etats-Unis entre l’exposition au commerce international et les résultats électoraux sur la période allant de 2000 à 2016. Dans les comtés exposés au commerce international avec une population essentiellement blanche le vote de droite a augmenté, tandis que dans les comtés où les minorités ethniques sont plus importantes le vote de gauche a augmenté. En outre, Dani Rodrik (2021) a constaté une corrélation significative entre le vote en faveur de Trump en 2016 et une opposition aux accords commerciaux. Des tendances similaires, où les régions les plus affectées par la concurrence étrangère ont davantage penché pour le populisme, ont été observées au Royaume-Uni, en Italie, en France et en Allemagne. Les régions avec un chômage élevé rapportent aussi une forte insécurité économique, qui affecte même ceux qui ont toujours leur emploi.

Les crises financières

Les crises financières peuvent aussi accroître le soutien en faveur des populistes et les sentiments anti-establishment. En plus des pertes économiques directement provoquées par les crises financières, les mesures d’ajustement économique adoptées après celles-ci sont souvent associées à des politiques d’austérité affaiblissant les filets de sécurité sociale. Entre-temps, les grosses banques, qui ont contribué à la crise financière, comme lors de la crise de 2008, sont souvent renflouées, alimentant les sentiments d’injustice et anti-establishment et par là l’essor du populisme.

Manuel Funke et alii (2016) ont évalué les conséquences politiques des crises financières majeures dans 20 pays développés de 1870 à 2014. Leur analyse montre une hausse de 30 % du soutien en faveur de l’extrême-droite suite aux crises financières, un schéma qui n’apparaît pas après les récessions de magnitude comparable qui n’ont pas été associées à une crise financière. Les chercheurs estiment que les crises financières provoquent de telles réactions parce qu’elles sont souvent perçues comme des échecs évitables des élites financières et affectent de façon disproportionnée la société.

En outre, Yann Algan et alii (2017) ont identifié l’insécurité économique induite par la crise comme un facteur clé du populisme et de la défiance politique. Leur examen des données régionales de 26 pays européens entre 2000 et 2016 révèle un lien marqué entre l’essor du chômage et l’accroissement du soutien en faveur des partis populistes et en marge. Pour isoler une relation causale, ils ont étudié les hausses du chômage en lien avec les structures économiques d’avant-crise, soulignant en particulier le rôle du secteur de la construction dans la valeur régionale, au vu de ses liens avec les bulles financières et la crise subséquente. Leurs constats font ressortir la connexion entre les crises financières et un bond dans les votes en faveur des populistes.

La migration

La migration joue un rôle pivot dans les récits populistes de droite. La rhétorique populiste capitalise sur les craintes économiques de ceux habitant les régions frappées par la désindustrialisation et les délocalisations, présentant les immigrés comme des concurrents aux autochtones pour les emplois, les aides sociales et l’immobilier. Cette rhétorique est amplifiée par les mauvaises perceptions de l’immigration. Alors qu’une corrélation entre immigration accrue et le vote populiste existe, l’impact exact dépend du contexte.

Andreas Steinmayr (2021) s'est penché sur le cas de la Haute-Autriche pour évaluer l’influence de l’immigration sur les votes en faveur du parti d’extrême-droite FPÖ. Avec l’Autriche comme point de transit et pays d’accueil pour les demandeurs d’asile, l’étude a abouti à des résultats contrastés : les régions avec une exposition à l’immigration à court terme tendent davantage vers le FPÖ, tandis que celles avec une exposition à long terme y tendent moins. Elias Dinas et alii (2019) fournissent de nouveaux éclairages en étudiant le soutien envers l’extrême-droite sur les îles grecques avec différentes arrivées de réfugiés : les îles avec des arrivées de réfugiés soudaines et importantes présentèrent un pic dans le soutien en faveur de l’extrême-droite relativement aux îles avec des arrivées plus régulières.

Dans une étude assez proche, Anthony Edo et alii (2019) ont observé l’effet de l’immigration sur les votes en faveur de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite en France. En instrumentant les flux actuels de migration avec les dynamiques passées, ils trouvent que l'immigration augmente le soutien en faveur de l’extrême-droite et diminue légèrement le soutien en faveur de l’extrême-gauche. L’effet tient essentiellement aux immigrés peu qualifiés, qui sont potentiellement perçus comme un fardeau pour les finances publiques et comme des concurrents sur le marché du travail pour les autochtones peu qualifiés.

Les inégalités

Les inégalités de revenu et de richesse semblent accroître le vote populiste. Les inégalités de revenu dans plusieurs pays développés ont augmenté depuis le tournant du millénaire, en particulier au sommet de la distribution des revenus. (…) Pástor et Veronesi (2021) fournissent des éléments empiriques suggérant que, parmi les pays développés, le soutien en faveur du populisme est plus élevé dans les pays avec des niveaux élevés d'inégalités. John Duca et Jason Saving (2016) observent aux Etats-Unis une relation entre l’accroissement des inégalités et la polarisation politique, tandis que Florian Dorn et alii (2020) ont observé une corrélation positive entre les inégalités et le vote en faveur des partis de droite.

Le mécanisme derrière ces constats pourrait tenir à la perception de l’injustice économique. Une étude de Christina Starmans et alii (2017) indique que les êtres humains, depuis leur jeune âge, valorisent la justice économique, possiblement en raison de facteurs évolutionnaires. Chose intéressante, les individus pourraient accepter un certain niveau d’inégalités s’il est perçu comme méritocratique, c’est-à-dire s’ils pensent que les rémunérations sont basées sur l’effort et les compétences. Yann Algan et alii (2017) distinguent entre ces inégalités "justes", associées au mérite, et les inégalités "injustes" résultant de facteurs non contrôlables comme le lieu de naissance, l’origine ethnique ou le revenu des parents. Ils trouvent que des niveaux élevés d’inégalités "injustes" sont associées à de faibles niveaux de réformes de marchés. Paul Hufe et alii (2022) estiment que les inégalités économiques aux Etats-Unis étaient largement basées sur le mérite avant les années 1990, mais qu'elles ont ensuite de plus en plus été "injustes". Si le système est perçu comme de moins en moins méritocratique, cela peut nourrir le vote populiste.

La mobilité sociale, qui décrit les déplacements des individus sur l’échelle des revenus, est intimement liée aux inégalités. Miles Corak (2013) montre que de plus fortes inégalités de revenu sont liées à une moindre mobilité intergénérationnelle, une relation qualifiée de "courbe de Gatsby le Magnifique". Malgré leurs liens, la perception de ces phénomènes pourrait être assez différente d’un individu à l’autre. Par conséquent, la mobilité sociale n’importe pas seulement indirectement pour le populisme en façonnant les inégalités ; elle pourrait aussi affecter directement les sentiments populistes dans les démocraties modernes.

Fischer_Meister__determinants_economiques_du_populisme.png

Mobilité sociale, populisme et préférences pour la redistribution

Il y a faible mobilité sociale quand des individus ont plus de difficultés à changer de statut socio-économique. Alors que beaucoup de travaux se sont penchés sur le lien entre inégalités de revenu et populisme, il se pourrait que ce ne soit pas seulement les inégalités qui alimentent les sentiments anti-establishment, mais plutôt les faibles niveaux de mobilité sociale. Le sentiment d’être bloqué en permanence à une strate sociale et de ne pas être capable de rejoindre les "élites" qui bénéficient de la meilleure éducation, des plus hauts salaires et d’une grande fortune peut alimenter les sentiments populistes. (..)

La mobilité sociale et le populisme

Quelques études ont exploré les liens entre mobilité sociale et le soutien en faveur du populisme. Eric Protzer (2021) a examiné le vote en faveur des populistes d’extrême-droite lors de diverses élections. Il trouve une corrélation entre le vote populiste et la mobilité intergénérationnelle. L’étude considère aussi d’autres corrélats possibles du populisme, comme les inégalités de revenu et de richesse, le nombre d’immigrés, l’usage des médias sociaux et la proportion de citoyens séniors dans la population. Parmi les facteurs évalués, les constats montrent régulièrement que la mobilité sociale est le corrélat le plus robuste pour expliquer le populisme au niveau régional dans les pays développés. (…)

Kurer et Van Staalduinen (2022) ont trouvé que les anticipations de statut déçues sont associées au vote radical et à l’abstention lors des élections. (…) Les individus déçus quant à leur statut tendent soit à voter davantage pour les partis radicaux, soit à ne pas voter du tout. Les auteurs fournissent donc des éléments empiriques éclairant la relation entre déclassement et soutien en faveur du populisme. (...) Ils montrent que la relation entre les anticipations déçues et le vote pour la droite radicale est la plus puissante pour les hommes sans diplôme universitaire (…).

La déception avec le statut économique peut aussi tenir à de mauvaises perceptions à propos du revenu relatif, ce qui augmente le vote en faveur des populistes de droite. En utilisant des données d’enquêtes réalisées auprès des ménages allemands, Thilo Albers et alii (2022) ont montré que les individus avec une perception excessivement pessimiste de la position de leur revenu relatif sont plus sensibles aux propos de populistes de droite. (…)

A l’inverse, Ciccolini et Härkönen (2021) suggèrent que la mobilité sociale a une influence limitée sur les comportements électoraux des individus. Ils ont analysé des données tirées de l’European Social Survey (…) pour étudier la relation entre la mobilité professionnelle intergénérationnelle et les votes en faveur du centre-droit, du centre-gauche, de la droite radicale et de la gauche radicale en Europe de l’Ouest. Ils montrent que ce n’est pas la mobilité sociale mais plutôt la catégorise professionnelle courante ou, dans une moindre mesure, leur classe d’origine qui détermine leur orientation politique.

La mobilité sociale et la redistribution

(…) Les partis populistes se situent souvent aux extrémités du spectre politique : tandis que les partis de gauche soutiennent typiquement des niveaux élevés de redistribution, les partis de droite plaident pour une intervention minimale de l’Etat. Diverses études ont exploré le lien entre mobilité sociale et préférences en matière de redistribution.

Alberto Alesina et alii (2018) ont conduit une enquête en France, Italie, Suède, le Royaume-Uni et aux Etats-Unis pour montrer comment la mobilité sociale relative façonne le soutien en faveur de la redistribution. A travers tous les pays, les répondants ont une mauvaise perception de la mobilité sociale dans leur propre pays, telle qu’elle est mesurée par la probabilité d’atteindre différents quintiles de la répartition des revenus à partir du premier quintile. Les répondants aux Etats-Unis sont excessivement optimistes, tandis que les répondants dans les pays européens sont pessimistes. Le pessimisme et l’optimisme à propos de la mobilité sociale sont significativement corrélés avec les préférences en matière de politique publique. Les répondants qui présentent une vision pessimiste de la mobilité sociale tendent à favoriser des politiques redistributives plus généreuses. Ensuite, les auteurs ont conduit une expérience par enquête pour mesurer l’effet causal de la mobilité sociale sur les préférences en matière de redistribution. Confrontés à des informations pessimistes à propos de la mobilité sociale, les répondants de gauche veulent significativement plus de redistribution, tandis qu’il n’y a pas d’effet sur les répondants de droite. Cela tient probablement aux mauvaises opinions à droite à propos du gouvernement et de l’intervention publique. Le traitement d’information sur la mobilité sociale a donc principalement renforcé la polarisation politique sur les interventions du gouvernement.

La perception de la mobilité dans une société peut être différente de l’expérience que les individus ont de leur mobilité. Nina Weber (2021) trouve que le sentiment de déclassement accroît le soutien en faveur de la redistribution. Elle a conduit une expérience par enquête, avec un traitement d’information qui actualise les croyances des individus à propos de leur mobilité sociale. La mesure objective de mobilité sociale absolue utilisée dans le traitement d’information est dérivée de la différence dans les scores de statut socio-économique (socio-economic status scores) entre pères et enfants. Les répondants qui ont connu un déclassement et reçoivent le traitement préfèrent un surcroît de redistribution, une hausse des dépenses pour les pauvres et une hausse des impôts pour les riches. Inversement, aucun effet n’est perçu pour les individus qui n’ont pas connu de mobilité ou qui ont connu une ascension sociale. Ces constats correspondent bien au "biais d’auto-complaisance", une théorie selon laquelle les individus attribuent leurs échecs à des facteurs sur lesquels ils n'ont pas de contrôle, mais s’attribuent le mérite pour leurs succès.

A la fois à un niveau individuel et à un niveau sociétal, on a constaté qu’une mobilité faible ou négative augmente le soutien en faveur de la redistribution. Les préférences politiques déterminent fortement l’effet au niveau sociétal, alors qu’au niveau individuel c’est plutôt la perception que la malchance est à l’origine de circonstances personnelles difficiles et donc la redistribution semble juste. (…) »

Carl Leo Fischer et Lorenz Meister, « Economic determinants of populism », DIW Roundup, n° 145, mars 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Aux racines du mal. Crises financières et ascension de l’extrême-droite »

« L’insécurité économique explique-t-elle la montée du populisme de droite ? »

« Pourquoi la mondialisation alimente-t-elle le populisme ? »

« Les conséquences politiques de l’austérité »

« Immigration et extrême-droite »