« Le taux d’intérêt neutre (également appelé le taux d’intérêt d’équilibre de long terme, le taux naturel et, pour les initiés, r-étoile ou r*) est le taux d’intérêt de court terme qui prévaudrait quand l’économie est au plein emploi et l’inflation stable, le taux auquel la politique monétaire est ni contractionnaire, ni expansionniste. Il est fonction des caractéristiques sous-jacentes de l’économie et il n’est pas fixé par la banque centrale. Il est habituellement évoqué en termes réels, c’est-à-dire avec l’inflation soustraite. Le taux neutre ne peut être observé directement ; il peut seulement être estimé.

Pourquoi le taux neutre importe-t-il ?


Il importe parce qu’il affecte comment la banque centrale juge si les taux d’intérêt qu’elle fixe stimulent ou dépriment l’économie. La Fed peut fixer temporairement le taux des fonds fédéraux cible, le taux auquel les banques empruntent au jour le jour, au-dessus du taux d’intérêt neutre pour refroidir l’économie ou sous le taux neutre pour la stimuler. Le taux neutre est essentiellement un guide pour la politique monétaire. (...)

Comment le niveau du taux neutre a-t-il évolué ?


Les économistes utilisent différents modèles pour estimer le taux neutre. Les estimations largement citées des économistes de la Réserve fédérale Kathryn Holston, Thomas Laubach et John Williams suggèrent que le taux neutre réel (ou ajusté en fonction de l’inflation) à environ 0,6 % aux Etats-Unis au deuxième trimestre 2023. Cette mesure a décliné au cours du temps. Le graphique ci-dessous montre leurs estimations du taux neutre à long terme pour les Etats-Unis depuis les années 1970. Depuis 1972, le taux neutre a baissé d’environ 3,4 points de pourcentage selon les estimations.

GRAPHIQUE Estimation du taux d'intérêt neutre des Etats-Unis (en %)

Holston_Laubach_Williams__estimation_taux_d__interet_neutre_d__equilibre_naturel_Etats-Unis.png

source : Holston et alii (2023)

La tendance est similaire pour d’autres économies avancées, ce qui suggère que la baisse du taux neutre n’est pas seulement due à des facteurs spécifiques aux Etats-Unis. Pour le Canada, Holston et alii estiment que le taux d’intérêt neutre a baissé d’environ 3,8 points de pourcentage depuis 1972. Les estimations en Europe sont même plus austères : le taux neutre au deuxième trimestre 2023 serait négatif, après avoir chuté d’environ 3,6 points de pourcentage au cours de la même période.

GRAPHIQUE Estimation du taux d'intérêt neutre du Canada et de la zone euro (en %)

Holston_Laubach_Williams__estimation_taux_d__interet_neutre_d__equilibre_zone_euro_Canada.png
source : Holston et alii (2023)

La projection médiane des membres du comité d’open market fédéral (les gouverneurs de la Fed à Washington et les présidents des banques fédérales régionales) indique un taux d’intérêt réel neutre de long terme à 0,5 % au deuxième trimestre 2023. La projection médiane du taux des fonds fédéraux à long terme (essentiellement une estimation du taux neutre) a baissé au cours du temps. Elle est à présent 1,5 point de pourcentage plus bas qu’elle ne l’était une décennie plus tôt, en 2013.

Quels sont les déterminants du taux neutre à long terme ?


A long terme, le taux d’intérêt neutre est déterminé par l’offre et la demande d’épargne. Par exemple, pour que les entreprises puissent faire de nouveaux investissements, elles ont besoin que les ménages et d’autres épargnants offrent du capital pour financer ce investissement. Par conséquent, l’investissement total dans l’économie doit être égal au stock disponible de capital et d’épargne. Pour que ce soit le cas, les taux d’intérêt doivent être suffisamment élevés pour convaincre les épargnants d’épargner et suffisamment faibles pour inciter les emprunteurs à emprunter. Le taux d’intérêt que l’on obtient ainsi à long terme est le taux d’intérêt neutre. Au cours du temps, il y a divers facteurs qui peuvent affecter l’offre et la demande d’épargne.

La croissance de la productivité. Si les entreprises sont plus productives, elles sont capables de produire plus à partir d’un ensemble fini de ressources. Une plus forte croissance de la productivité est généralement associée à de nouvelles opportunités d’investissement qui augmentent la demande de capital, poussant les taux d’intérêt vers le haut. Dans les années récentes, la croissance de la productivité a au contraire été assez faible, poussant le taux d’intérêt neutre vers le bas.

La stagnation séculaire. L’hypothèse de la stagnation séculaire, avancée par l’ancien secrétaire du Trésor américain Larry Summers, se focalise sur des facteurs relatifs à la demande agrégée. Summers croit que l’épargne a augmenté, tandis que l’investissement désiré a chuté, en raison de changements des fondamentaux économiques, en particulier le fait que les entreprises modernes requièrent moins de capital pour fonctionner. En conséquence, il voit la faiblesse des taux d’intérêt réels comme un phénomène chronique. Il interprète les récentes tendances du taux d’intérêt comme une preuve que l’économie mondiale connaît une chute chronique de la demande agrégée pour les nouveaux investissements et que, à l’exception de significatives relances budgétaires, les taux d’intérêt vont rester faibles pour un certain temps.

La surabondance d’épargne mondiale. Comme le monde devient plus connecté, le stock d’épargne disponible devient mondial, ce qui augmente la sensibilité des taux d’intérêt aux flux de capitaux dans les pays étrangers. L’ancien président de la Fed Ben Bernanke affirmait qu’en conséquence de ces forces un "excès mondial d’épargne" (global savings glut) a poussé le taux d’intérêt neutre à la baisse. Selon cette théorie, les politiques orientées à l’exportation des pays émergents comme la Chine ont inondé les marchés de capitaux avec une offre d’épargne mondiale accrue au début des années 2000. En particulier après une vague de crises de change dans les pays émergents au cours des années 1990, les banques centrales autour du monde ont accumulé de larges réserves de change pour mieux gérer les flux de capitaux. Cette accumulation de réserves étrangères, essentiellement investies dans des bons du Trésor américains, a fortement accru l’offre d’épargne et poussé le taux neutre vers le bas. Certains travaux ont donné de la crédibilité à cette hypothèse, en particulier à la veille de la Grande Récession.

Si ces tendances relatives à l’épargne ou à l’investissement s’inversaient, le taux d’intérêt neutre pourrait augmenter. En avril 2015, par exemple, Bernanke prédisait que les taux d’intérêt tendraient à augmenter si les tendances dans les flux de capitaux mondiaux s’inversaient. De récents travaux suggèrent que l’excès d’épargne mondial peut se réduire. Cela diffère de la théorie de la stagnation séculaire, qui implique une situation plus permanente.

Les actifs sûrs et l’aversion au risque. D’autres explications pour la baisse du taux d’intérêt neutre se focalisent sur la demande d’actifs sûrs. Si les individus deviennent plus averses au risque, ils peuvent épargner pour se protéger contre un éventuel ralentissement futur de l’économie. Cela peut accroître la demande de bons du Trésor américains ultra-sûrs, qui sont très faciles à acheter et à vendre et qui ont une très faible chance de défaut (…). Certains économistes affirment que les investisseurs sont devenus plus averses au risque après la crise financière mondiale de 2008 et ont davantage préféré placer leur argent dans des actifs sûrs que dans des projets d’investissement plus risqués (mais potentiellement plus productifs). Certaines études suggèrent que la hausse des primes de risque et une plus grande demande d’actifs sûrs est la première force qui a tiré à la baisse le taux d’intérêt neutre au cours des récentes années.

La démographie. Pour beaucoup, on épargne avant tout pour préparer la retraite. Ainsi, plus les gens s’attendent à vivre longtemps, plus ils épargnent. Par conséquent, l’allongement de l’espérance de vie dans les pays développés a augmenté l’offre d’épargne et tiré vers le bas le taux d’intérêt neutre. Bien sûr, une fois que les gens sont à la retraite, ils utilisent leur épargne. Mais en même temps, une baisse des taux de fertilité signifie que la main-d’œuvre croît plus lentement, donc qu’il y a moins de travailleurs à offrir avec du capital et, donc, moins de demande pour de nouveaux investissements. Cela pousse vers le bas le taux d’intérêt neutre. Les chercheurs aux Etats-Unis, en Europe et au Japon ont montré que les tendances démographiques ont eu un large effet baissier sur les taux d’intérêt dans les pays développés. (...)

Quels sont les dangers d'un faible taux neutre ?


Un faible taux d’intérêt neutre laisse la politique monétaire avec moins de marge de manœuvre pour réduire les taux d’intérêt lors d’une récession. Comme Larry Summers l’avait noté à la conférence du Hutchins Center en 2017, la réponse de la Fed aux récessions passées a été de réduire les taux d’intérêt nominaux de 5,3 points de pourcentage en moyenne. Si l’inflation est de 2 % et le taux réel neutre de 1 %, le niveau normal des taux d’intérêt nominaux serait autour de 3 %. Dans ce cas, la Fed ne serait pas capable de réduire ses taux de 5 points de pourcentage lors d’une récession. Une étude réalisée par des économistes de la Fed montre qu’avec un très faible taux d’intérêt neutre, la Fed pourrait avoir à ramener ses taux d’intérêt à zéro plus de 40 % du temps. Il y a diverses propositions pour gérer le problème de la borne inférieure zéro sur les taux d’intérêt. Elles incluent l’usage des outils monétaires non conventionnels comme l’assouplissement quantitatif et le forward guidance. D’autres se focalisent sur un changement dans le cadre de politique monétaire de la Fed. En tout cas, aussi longtemps que le taux neutre reste faible, la Fed devra être imaginative en conduisant la politique monétaire quand la prochaine récession arrivera. »

Sam Boocker, Michael Ng & David Wessel, « What is the neutral rate of interest? », Brookings, 18 septembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Cet obscur taux d’intérêt naturel »

« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Bernanke, Summers et la stagnation séculaire »

« Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire »