« Quand j'étais enfant en Turquie, j'ai travaillé comme vendeur sur un marché. J’ai vendu des pommes de terre et des oignons. Chaque semaine, j’enfilais mon tablier et je voyais des milliers de transactions se dérouler sous mes yeux. Cela me fascinait. En grandissant, j’ai compris que partout dans le pays, de telles transactions se regroupaient pour façonner comme par magie le produit national brut et le revenu.

À la télévision (…), des adultes en costume-cravate nous disaient que certains pays excellaient dans ces échanges économiques et que cela expliquait leur richesse. Cela s’est avéré être le plus déroutant pour moi : comment des pays avec des populations similaires peuvent-ils présenter des différences de richesse aussi importantes ? Ne cultivaient-ils pas et ne consommaient-ils pas des pommes de terre et des oignons semblables à ceux que je vendais ? Ne possédaient-ils pas des terres et des ouvriers comparables pour cultiver de telles cultures ? À l’âge de dix ans, la perplexité des différences entre pays m’a laissé convaincu qu’il devait y avoir une certaine magie qui transformait des personnes et des champs similaires en niveaux de richesse très différents.

Ce sont probablement ces expériences qui m’ont amené à étudier l’économie. Cependant, ce n'est que lors de mon premier cours de macroéconomie en tant qu'étudiant de premier cycle en Turquie que j'ai vraiment compris ce qui se cachait derrière la magie. Dans ce cours, le professeur a dévoilé un terme de productivité magique, "A", et une ingénieuse formule qui a dévoilé les secrets derrière les disparités nationales.

k(t+1) − k(t) = sAf(k) − (d+n+g)k

J'avais enfin rencontré le magicien Robert Merton Solow, dont le récent décès nous a laissé un profond sentiment de perte.

Le modèle Solow suppose l’existence de deux modes de croissance. Le premier, sans doute le plus facile à comprendre, tournait autour de l’accumulation du capital. Le modèle précisait que les pays pourraient augmenter leur production de pommes de terre et d’oignons si les travailleurs avaient davantage d’outils à leur disposition. Si 10 ouvriers dans un champ de pommes de terre possédaient deux charrues au lieu d’une, leur production de pommes de terre, sans surprise, augmenterait. Ainsi, l’un des principaux moteurs de la croissance économique dans le modèle Solow était la disponibilité de davantage de capital. Mais il y avait un hic. Lorsqu’un nombre inchangé de travailleurs voyait le montant du capital doubler, leur production faisait moins que doubler. Cela était dû à des rendements décroissants : à mesure que la quantité d’intrants augmente, la production augmente, mais de moins en moins.

Cela a une conséquence importante. Même si les pays pouvaient réaliser une croissance à court terme du revenu par habitant grâce à l’accumulation de capital, cette trajectoire ne pouvait pas être maintenue indéfiniment. Au fil du temps, l’accumulation du même type de capital entraînerait des rendements décroissants, si bien que la croissance a tendance à se rapprocher de zéro.

Cela nous amène à la question suivante : pourquoi les pays affichent-ils des taux de croissance à long terme aussi divergents ? En d’autres termes, après des siècles d’existence, pourquoi certaines nations sont-elles tellement plus riches que d’autres ? C'est là que le terme magique de productivité de Solow, "A", intervient. Avec ses équations, Solow a démontré qu'une croissance soutenue à long terme ne peut être obtenue qu'en faisant croître "A" (par exemple, en passant des simples charrues en bois aux charrues en acier, puis aux charrues tirées par des tracteurs, et ainsi de suite jusqu'aux charrues informées par l'IA). En d’autres termes, les économies devaient devenir plus productives grâce à l’adoption de nouvelles technologies.

En 1987, cette idée a valu à Solow le prix Nobel. Elle a également déclenché un relais de flambeau dans la littérature économique qui a attiré l’attention des brillants esprits, notamment les lauréats du prix Nobel Bob Lucas et Paul Romer, pour considérer les moteurs de la croissance de la productivité.

Le capital physique est visible et compris par tous. En revanche, la productivité est complexe, dynamique et n’est pas immédiatement apparente, si bien que, par conséquent, même lorsqu’elle est quantifiée, elle ne devient que la "mesure de notre ignorance". Les décideurs politiques trouvent plus simple d’élaborer des plans visant à accroître les investissements dans le capital physique, mais la complexité et la faible visibilité des moteurs de productivité, tels que le transfert de connaissances et l’innovation, les ont dissuadés de consacrer suffisamment de ressources à des politiques visant à stimuler la productivité. Ils feraient bien mieux s’ils tenaient compte du message de Solow : une croissance économique durable est impossible sans augmentation de la productivité.

C'est pourquoi le prochain Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale porte la marque de Solow, en se concentrant sur l'identification des politiques qui permettent aux pays d'accumuler plus efficacement le capital "k" et de stimuler la productivité "A" via l'adoption de la technologie et de l'innovation.

Il est difficile d’identifier une autre théorie qui soit aussi simple et qui ait eu un impact aussi profond sur notre compréhension de la croissance économique. Son élégance et sa simplicité rendent ses idées accessibles même aux étudiants distraits de première année. Même si les étudiants en économie peuvent oublier la plupart des modèles qui leur sont enseignés, le modèle de Solow reste gravé dans leur esprit pour le reste de leur vie.

Quand j’ai été pris au MIT pour faire ma thèse en science économique, je me souvenais très bien de la première fois que j'ai repéré le professeur Solow. Il était à la cafétéria du rez-de-chaussée du Sloan Building, en train de déjeuner avec Paul Samuelson. Cela reste l’un des jours les plus spéciaux de ma vie. Bien qu'il ait arrêté d'enseigner, je m’étais assuré d'assister à toutes les conférences qu'il a données à Cambridge (…). Il est resté impressionnant jusqu'au bout.

(...) Je remercie Bob Solow et Bob Lucas, que nous avons perdus plus tôt cette année, ainsi que les autres géants économiques de nous avoir permis de nous tenir sur leurs hautes épaules. Je les connaissais tous les deux et je sais qu’ils voudraient que nous regardions encore plus loin qu’eux. Adieu, professeur Solow, et merci pour la magie. »

Ufuk Akcigit, « Thank you for the magic, Bob Solow », Brookings, 26 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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