« (...) Les économistes sont souvent accusés à la fois de célébrer l’égoïsme et d’être égoïstes. Comme l’a un jour dit Yoram Bauman, économiste et comédien, en plaisantant : "La seule raison pour laquelle nous ne vendons pas nos enfants, c’est parce que nous pensons qu’ils vaudront plus chers plus tard".

Qu’avons-nous fait pour mériter cette réputation de cruauté ? C’est peut-être parce que l’altruisme et la charité ne sont pas au premier plan dans l’analyse économique. Il s’agit peut-être du personnage de Gordon Gekko dans Wall Street (1987), assurant que "la cupidité, faute d’un meilleur mot, est bonne", ce qui a été en quelque sorte associé aux économistes.

Mais la réputation que nous avons d’être calculateurs et insensibles peut aussi être due aux résultats expérimentaux. Au fil des années, une série d’études ont émergé qui semblent montrer que les études en science économique amènent les étudiants à se comporter de manière plus égoïste. L'idée de base semble plausible. Si vous assistez à plusieurs cours où l’on vous dit que les gens sont fondamentalement intéressés, vous pourriez vous-même devenir davantage intéressés.

Un article de 1993 publié par Robert Frank, Tom Gilovich et Dennis Regan a résumé certains de ces éléments empiriques. Cette étude a constaté que les étudiants en économie tendaient à se comporter de manière moins coopérative dans les jeux expérimentaux que les autres étudiants. Ils s’attendaient également à moins d’honnêteté de la part d’autrui, par exemple si on leur demandait s’ils s’attendaient à ce qu’un étranger ayant trouvé de l’argent perdu essaye de le leur restituer. Des travaux plus récents menés par Bauman et sa collègue Elaina Rose ont constaté que les étudiants en économie étaient moins susceptibles de contribuer aux deux organismes de bienfaisance évoqués lors d'un exercice en classe.

Pourtant, ces travaux laissent deux grands points d’interrogation. La première question est de savoir si la science économique apprend aux individus à être égoïstes ou si les individus égoïstes ont davantage tendance que les autres à se tourner vers la science économique. Bauman et Rose notent que les étudiants en économie sont aussi vicieux au début qu’à la fin de leurs études. En d'autres termes, peut-être que l'économie n'a aucun effet sur la générosité des gens, mais que les personnes au grand cœur évitent les études d'économie.

Peut-être plus important encore, ces questions mesurent-elles réellement l’honnêteté, l’égoïsme ou toute autre vertu morale ? Ce n'est pas clair. Dans l’étude de Bauman et Rose, par exemple, les deux organisations caritatives en question étaient toutes deux des groupes activistes de gauche. Alors, les étudiants en économie ont-ils refusé d’y contribuer parce qu’ils détestaient donner à des œuvres caritatives ? Ou bien est-ce qu’ils estimaient que ces œuvres caritatives particulières n’étaient pas des causes très valables ?

Comme pour les exercices en classe, le geste égoïste est la réponse "correcte" dans certains contextes expérimentaux, comme le jeu du dilemme du prisonnier. Si des élèves apprennent cela et jouent ensuite le coup égoïste, sont-ils devenus plus égoïstes dans la vie de tous les jours ? Il semble tout aussi plausible de suggérer qu’ils ont appris à reproduire la réponse d’un manuel dans un cadre universitaire et qu’ils souhaitent réussir l’examen d’économie.

Il existe certaines tendances dans l’économie orthodoxe qui pourraient pousser les gens à adopter une vision cynique de la nature humaine, mais il existe également une longue tradition en économie affirmant que les marchés libres favorisent la coopération, l’honnêteté, le respect des autres, la liberté et les avantages réciproques.

Alors, étudier l’économie vous rend-il égoïste ? Une nouvelle étude ayant pour titre cette question, réalisée par Girardi, Mamunuru, Halliday et Bowles, ne trouve "aucun effet perceptible" du fait de suivre des études d'économie, que ce soit sur l’intérêt personnel ou sur la croyance que les autres sont intéressés.

Je suggère qu’avant de salir la bonne moralité des étudiants en science économique, nous devrions rechercher des éléments empiriques plus convaincants. Jusqu'à présent, je n’ai rien trouvé. Mais mes recherches ont abouti à la découverte fascinante (grâce au philosophe Eric Schwitzgebel) selon laquelle les livres portant sur la philosophie morale étaient plus susceptibles de manquer dans les bibliothèques que les autres livres de philosophie. Un profond intérêt universitaire pour l’éthique semble être corrélé à une certaine propension à commettre des larcins. Cela vous fait réfléchir.

Ironiquement, le jeu qui a inspiré le Monopoly, The Landlord's Game, a été conçu par la militante et écrivaine Elizabeth Magie pour enseigner des leçons sur un système fiscal plus juste, puis affiné par un professeur d'économie socialiste, Scott Nearing, et ses étudiants. Oui, des passionnés d’économie ont proposé une version coopérative et pédagogique du Monopoly. Hélas, leur vision a été éclipsée par l’impitoyable bataille d’usure que nous connaissons tous aujourd’hui.

Notre propre session du Monopoly aurait pu être plus amusante si seulement mes camarades de jeu avaient adopté l'esprit constructif et coopératif de la science économique. Hélas, ce n’est pas le cas, notre partie s’est donc terminée de manière traditionnelle : sans vainqueur clair, mais avec plusieurs mauvais perdants. »

Tim Harford, « Are economists selfish? Not according to Monopoly », janvier 2024. Traduit par Martin Anota



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