« La pandémie de Covid-19 a significativement creusé les disparités de revenu et de richesse à travers le monde. Les populations les plus pauvres ont souffert de taux d’infection plus élevés et les travailleurs dans les emplois les moins payés étaient les plus touchés par les mesures sanitaires. Mais toutes les pandémies passées n’ont pas eu ces effets-là.

Dans un article publié dans le Journal of Economic Literature, Guido Alfani a étudié l’histoire des pandémies en revenant jusqu’à la Peste noire médiévale pour examiner comment des facteurs comme les taux de mortalité et la réponse adoptée par les élites aisées ont affecté les inégalités entre riches et pauvres. Alfani estime que les leçons que l’on peut tirer des précédentes pandémies, en particulier celle du choléra au dix-neuvième siècle, nous permettent d’espérer que les réponses de la politique publique puissent avoir un impact significatif sur la réduction des inégalités à long terme.

Alfani a parlé avec Chris Fleisher à propos de ce que l’histoire des pandémies mondiales peut nous enseigner concernant les réponses à l’épidémie de Covid-19 et les efforts pour répondre aux causes profondes de la pauvreté. (…)

Chris Fleisher : Vous avez dit qu’"il semble certain que la pandémie de Covid-19 entraîne de plus fortes, et non de plus faibles, inégalités de revenu". De quels éléments empiriques disposons-nous qui suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait entraîner plus d’inégalités ?

Guido Alfani : La tendance sous-jacente à une pandémie comme celle-ci est celle d’un accroissement de la pauvreté. Il y a eu une tendance dans plusieurs pays en Occident, en particulier en 2020 et 2021, à des hausses de la pauvreté absolue comme relative. Et nous savons aussi à présent que cette infection tend à infecter relativement plus les strates les plus pauvres d’une société. Mais ce genre de dommages à la santé physique tend à affecter la capacité à générer du revenu des strates les plus pauvres, de ceux qui ont besoin de leur force physique pour leur travail. En outre, nous avons le problème de l’impact des politiques. En particulier dans la première phase de la pandémie de Covid-19, quand des confinements furent mis en place, il y a eu une tendance pour ceux ayant des emplois instables à perdre une partie de leur travail et une partie de leur revenu.

Fleisher : Il n’est pas nécessairement certain que toutes les pandémies mènent à un surcroît d’inégalités. Dans votre article, vous remontez jusqu’au Moyen-Age et à la Peste noire du quatorzième siècle pour voir ce qui s’est passé concernant les écarts de richesse et de revenu. Pouvez-vous expliquer ce qui s’est passé durant la Peste noire ?

Alfani : Quand nous regardons la Peste noire, nous devons prendre conscience que nous considérons une pandémie à une échelle bien différente de ce que nous avons vu au cours des deux derniers siècles. En Europe et dans le pourtour méditerranéen, les taux de mortalité étaient de l’ordre de 50 %. C’est une pandémie qui est très différente de celle de la Covid-19.

Cette pandémie a commencé en Europe en 1347. La peste existait en Europe avant, mais elle avait disparu autour du huitième siècle pour des raisons qui restent mystérieuses. Et ensuite, en 1347, venant d’Asie centrale, cette infection est revenue en Europe et autour de la Méditerranée. Et elle a pris par surprise la population européenne. Les gouvernements et les individus n'étaient absolument pas préparés. Ils ne savaient pas quoi faire. Les interventions qui furent mises en place pour contenir la propagation de cette maladie étaient très limitées et inefficaces.

Et l’impact que cette pandémie spécifique a eu sur les inégalités dépend pour beaucoup du fait qu’elle prit la population par surprise. Ce que nous observons dans quasiment touts les cas pour lesquels nous avons des informations avant la Peste noire et ensuite brièvement après celle-ci est qu’il y a eu une réduction significative des niveaux globaux d’inégalités de richesse. Et si nous regardons précisément ce qui s’est passé, nous notons aussi que ces réductions s’expliquent par le fait que les élites aisées ont perdu une part significative de leur patrimoine total au bénéfice de toutes les autres strates de la société.

Fleisher : Comment exactement les élites ont-elles perdu de leur richesse en conséquence de la pandémie ?

Alfani : Nous avons différents processus survenant au même instant. Le processus le plus direct est la mortalité de masse, qui a tué dans la société sans, à notre connaissance, un quelconque gradient pertinent en termes de statut socioéconomique. Cela signifie que les riches ont autant péri de la Peste noire au quatorzième siècle que les pauvres. La mortalité de masse, dans ce contexte, est promise à entraîner une fragmentation patrimoniale. (…) Tous ces changements des propriétés ont aussi amené les gens à hériter davantage de patrimoine que ce qu’ils auraient voulu avoir, plus de terres qu’ils ne voulaient en avoir ou à hériter des parcelles qui sont inefficaces pour le travail. Donc, ce qu’ils faisaient, c’était essayer de vendre des parties de ces propriétés sur le marché terrien. En outre, une pandémie qui tue la moitié de la population tue aussi la moitié des travailleurs. Le travail est immédiatement devenu rare. Et cela va automatiquement entraîner une hausse des salaires réels.

Fleisher : Combien de temps durèrent ces effets ?

Alfani : La Peste noire a entraîné une baisse des inégalités de richesse, ensuite vous avez eu une période de faibles inégalités. Le point tournant se situe quelque part entre 1400 et 1450. Par exemple, en Toscane, déjà à la fin du quatorzième siècle, nous avons des signes que la tendance allait vers la croissance des inégalités, mais dans la plupart des autres zones pour lesquelles nous disposons des informations, il semble que cette phase de faibles inégalités ait tenu jusqu’au milieu du quinzième siècle.

Fleisher : L’épidémie de cholera au dix-neuvième siècle a touché de façon disproportionnée les plus pauvres et créé un genre de "trappe à pauvreté épidémiologique". Pouvez-vous expliquer comment cela s’est produit et pourquoi ce fut différent de la peste quelques siècles plus tôt ?

Alfani : Ce qui est très intéressant dans le cas du choléra est que celui-ci a pour caractéristique d’avoir touché de façon disproportionnée les pauvres. Et c’est le cas parce qu’il tend à se propager via les eaux contaminées et que l’accès à une eau de qualité tend à être plus difficile dans les quartiers les plus pauvres des villes. Il y a une connexion claire entre la pauvreté et le fait d’être exposé au choléra. La mortalité associée au cholera est vraiment différente d’une strate de la société à l’autre. Elle est bien plus faible pour les strates riches de la société que pour ses strates les plus pauvres. Les inégalités de richesse tendent à décliner et nous avons certains éléments empiriques suggérant que cela tient au fait que l’épidémie ait surtout tué parmi les pauvres. Dans ce cas, vous n’avez pas un déclin des inégalités de richesse parce qu’il y a une redistribution vers les pauvres, mais parce qu’il y a une extermination des pauvres. Vous retirez tout simplement des personnes du bas de la répartition.

Fleisher : C’est un récit bien sombre à propos de la réduction des inégalités.

Alfani : Exactement, mais c’est le récit à court terme. L’histoire de long terme à propos du choléra est bien plus optimiste. Peut-être qu’il devint clair à un certain moment que la propagation du choléra était associée à la pauvreté et ce tout particulièrement dans les villes au sein desquelles l’assainissement était particulièrement mauvais, par exemple parce qu’il n’y avait pas de système d’eaux usées. A long terme, les principaux bénéficiaires de cela furent bien sûr les strates les plus pauvres. Et parce que ce sont leurs conditions de vie qui se sont améliorées, cela a entraîné une amélioration de leur espérance de vie à la naissance et cela reflète aussi une amélioration de leur santé. Mais de moindres inégalités de santé tendent à entraîner de moindres inégalités de revenu.

Fleisher : Qu’avons-nous appris à propos des leviers (notamment des politiques) que nous pourrions utiliser pour réduire les inégalités pendant une pandémie ? Qui aurait à les mettre en œuvre ?

Alfani : Ce qui semble fonctionner étant donnée la nature de ces épisodes est tout ce qui peut être fait pour protéger les plus pauvres d’être contaminés par la Covid-19 et ces politiques qui les protègent de la perte de revenu provoquée par la pandémie parce que, par exemple, leur emploi n’est pas stable ou parce qu’ils risquent de rester dans un emploi sans protection sociale.

Si je pense qu’il est très important de considérer le choléra, c’est en raison du récit politique de la façon par laquelle cette pandémie a permis de construire un consensus à l’idée de faire quelque chose en faveur des pauvres. (…) Dans plusieurs pays occidentaux, nous savons que la pauvreté augmente. J’espère vraiment que les conditions politiques créées par la pandémie de Covid-19 nous offrent la possibilité de construire un consensus parmi la société pour faire quelque chose pour empêcher les pauvres de tomber davantage dans la pauvreté. Peut-être que c’est le moment où il est possible de construire un consensus dans l’ensemble de la société pour essayer de faire quelque chose pour s’attaquer aux vraies racines de la pauvreté. »

Chris Fleisher, « The great reset? », entretien avec Guido Alfani, American Economic Association. Traduit par Martin Anota



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