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« Le président Hugo Chávez du Venezuela est mort. Que va-t-il se passer maintenant ? Quel héritage laisse-t-il pour le Venezuela ? (…) Il faut reconnaître que, par essence, il y a une contradiction fondamentale dans le chavismo, le projet d'Hugo Chávez. D'une part, son projet apparaissait comme une réaction de la société vénézuélienne contre les élites qui avaient la mainmise sur les institutions et l'économie du pays depuis l'indépendance du pays ou, pour être plus exact, depuis même avant l'indépendance. Mais, d'autre part, son combat contre les élites lui a également permis de créer sa propre dictature qui était même encore potentiellement plus dommageable pour l'économie du Venezuela et qui rendit impossible de créer de nouvelles institutions plus inclusives.

Il est facile de comprendre les racines de la montée au pouvoir d’Hugo Chávez après 1999. Premièrement, elles ont tenu en l’existence d’un système de parti oligarchique, le "système de Punto Fijo", nommé ainsi après le pacte de 1958 que signèrent les deux principaux partis, l’Acción Democrática (AD) et le Comité de Organización Política Electoral Independiente (COPEI), pour se partager le pouvoir. Ces élites des partis politiques acquirent du pouvoir en trouvant un soutien de la part d’un groupe d'élites économiques, les "douze apôtres". Cela a créé une oligarchie vénézuélienne, souvent désignée comme une "partidocracia".

Deuxièmement, ces problèmes ont été exacerbés par un type spécifique de "trahison politique" : (…) de nouvelles forces arrivent au pouvoir avec un programme réformateur mais, une fois au pouvoir, changent d’avis et s’allient avec les élites traditionnelles. Au Venezuela, (…) la présidence de Carlos Andrés Perez, qui mit en œuvre des réformes de libéralisation des marchés après avoir été élu sur la base d’un programme totalement différent. En 1992, il fait face à un coup d'Etat militaire orchestré par Chávez et un groupe d'officiers militaires sous la bannière du Mouvement révolutionnaire Bolivariano 200. Bien que le coup d'Etat ait échoué, les officiers ont été libérés de prison en 1994 par Rafael Caldera, le successeur de Perez.

Chávez a tout d’abord été élu président en 1998, en grande partie en réaction à un système politique qui avait été clairement capturé et qui se révélait incapable de se réformer. En désespoir de cause, les Vénézuéliens ont été attirés par quelque chose de radical. Après son élection, le président Chávez mit l'accent sur la réécriture de la constitution. Les changements qu'il a mis en œuvre comprennent le démantèlement des freins et contrepoids, à travers notamment l’instauration d'un parlement monocaméral à la place du parlement bicaméral (…) de sorte que, par exemple, les futurs changements constitutionnels ont pu être approuvés par une simple majorité de la législature. (…) La législature, par simple majorité, pouvait accorder au président des pouvoirs quasi illimités pour administrer par décrets, une fonction qui fut l’objet d’une utilisation intensive. En 2000, le président Chávez a obtenu le droit de gouverner par décret pendant un an sans avoir à obtenir l'approbation de la législature. En 2007, ce pouvoir a été renouvelé et étendu à 18 mois. Il a été renouvelé en Décembre 2010 pour 18 mois. En 2004, l'Assemblée nationale a adopté une loi élargissant la taille de la Cour suprême de 20 à 32 membres et permettant de ratifier à la majorité simple la nomination de nouveaux juges. 5 juges ont démissionné en signe de protestation, permettant à Chávez de nommer 17 nouveaux juges.

Comment Chávez a-t-il défendu de tels changements ? Comme il l'a lui-même dit, le problème était "comment rompre avec le passé, comment surmonter ce type de démocratie qui répond aux seuls intérêts des secteurs oligarchiques ; comment se débarrasser de la corruption". Ses arguments étaient convaincants. Le sociologue vénézuélien Coronil Fernando a affirmé que les gens ordinaires percevaient les élites comme "un cogollo corrompu qui a privatisé l'Etat, pillé les richesses du pays et abusé le peuple... Les gens ont été trahis par leurs dirigeants et la démocratie est devenue une façade derrière laquelle une élite utilisait l'État pour son propre avantage ».

Ce type de rhétorique et de motifs est très courant dans les régimes de gauche qui ont récemment été instaurés en Amérique latine. Par exemple, lorsqu’il prit la présidence de l'Equateur pour la première fois, Rafael Correa a déclaré "ne soyons pas naïfs... Nous avons gagné les élections, mais pas le pouvoir. La puissance est contrôlée par des intérêts économiques, les banques, la partidocracia et les médias liés aux banques." Le mot "partidocracia" est exactement le même que celui utilisé au Venezuela. Le 28 Février 2007, Correa a prononcé un discours important alors qu’il proposait la tenue d'un référendum pour obtenir une assemblée constitutionnelle. Il a commencé son discours ainsi : « Nous avons dit que nous allions transformer la patrie dans la révolution des citoyens, la rendre démocratique, constitutionnelle (…), mais révolutionnaire, sans nous empêtrer dans les anciennes structures, sans tomber entre les mains de ceux qui ont le pouvoir traditionnel, sans accepter que la patrie ait des propriétaires particuliers. La patrie est pour tout le monde, sans mensonges, avec une transparence absolue."

Donc Chávez, comme Correa en Equateur et Evo Morales en Bolivie, fut soutenu parce que le programme politique qu’il proposait était un accord avec l'électeur moyen. Selon le diagnostic que ces politiciens faisaient des problèmes au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, les maux économiques auxquels ces pays étaient confrontés découlaient de la capture de la société par une élite. Comment changer cette situation ? Ils ont affirmé que certaines mesures devaient être prises pour briser la mainmise des élites sur le pouvoir. L'approche de Chávez, de Correa et de Morales était de renforcer les pouvoirs du président et de supprimer les contrôles et contrepoids qui, par le passé, s’étaient révélés être des outils utilisés par les élites afin de bloquer les programmes réformateurs, par exemple celui de Carlos Andrés Pérez. C'est presque comme si l'on devait "combattre le feu par le feu" : les institutions ont été accaparées par les élites, donc nous devons faire tomber ces institutions afin de construire une société différente.

Pourtant, cet appel à une société différente n'a paradoxalement pas conduit à l’instauration d’institutions différentes au Venezuela parce que le pouvoir personnel et l'influence de Chavez sont fondamentalement liés à la désinstitutionnalisation et la personnalisation de la politique vénézuélienne. Pourtant, cela peut en soi n’avoir été qu’une phase de transition. Le plus grand problème avec toute révolution, notamment celle menée par Chávez en 1998, est qu'elle peut simplement consister en ce qu’une vieille élite soit remplacée par une nouvelle. Bien que les gens, à juste titre, se plaignent que le style de gouvernement de Chávez compliqua l’institutionnalisation du régime post-partidocracia, il peut avoir des conséquences positives à court terme. La plus importante d’entre elles fut peut-être que l'attaque contre l'ancienne élite ne créa pas une nouvelle élite enracinée (imaginez : le printemps arabe en Egypte sans le triomphe immédiat des Frères musulmans). Si le Venezuela a de la chance, elle a peut-être créé une société politiquement plus fluide où il est possible de créer quelque chose de très différent et de beaucoup plus inclusif.

Il est ici intéressant d’établir une comparaison avec l'Argentine. L'attaque que mena Perón dans les années 1940 contre les élites traditionnelles a créé une machine politique et une bande d’élites politiques qui ont par la suite dominé la vie politique et dirigé le pays, avec des conséquences économiques beaucoup plus désastreuses que le précédent régime en Argentine. Le chavisme, de par sa nature non institutionnalisée, ne semble pas avoir créé une telle machine, ce qui est peut-être son plus grand héritage et la seule lueur d'espoir pour l'avenir de la démocratie vénézuélienne. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Paradoxes of Chavismo », in Why Nations Fail (blog), 14 mars 2013.