« A la fin des années soixante-dix, lorsque j’entrais de plain-pied dans l'économie, la ligne de démarcation standard en macroéconomie était entre "monétaristes" et "keynésiens". Mais cette distinction était déjà en train de devenir obsolète. Robert Hall a suggéré en 1976 que la principale ligne de démarcation en macroéconomie était désormais entre les macroéconomistes "d’eau douce" (freshwater) et les macroéconomistes "d'eau salée" (saltwater) et cette idée a largement résisté à l'épreuve du temps. Comme Hall l’a écrit à l'époque, "si l’on simplifie grossièrement, on peut dire que la pensée actuelle se divise en deux écoles. Les macroéconomistes d'eau douce affirment que les fluctuations sont largement attribuables à des déplacements de l’offre et que le gouvernement est incapable d’influencer le niveau de l'activité économique. Les macroéconomistes d'eau salée affirment que les déplacements de la demande sont responsables des fluctuations et pensent que les politiques gouvernementales (tout du moins la politique monétaire) sont susceptibles d'affecter l’activité. Inutile de dire que les économistes pris individuellement se répartissent sur tout un spectre de salinité".

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Dans une note de bas de page, Hall propose quelques exemples (…) : "Thomas Sargent correspond à de l'eau distillée, Robert Lucas au lac Michigan, Martin Feldstein à la rivière Charles en amont du barrage, Franco Modigliani à la rivière Charles en aval du barrage et Arthur Okun à la mer de Salton". Pour ceux qui ne connaissent pas la géographie du sud de la Californie, la mer de Salton est le plus grand lac en Californie. Elle a été formée il y a longtemps par le débordement occasionnel de la rivière Colorado, mais elle n'a pas de débouché naturel, si ce n’est l'évaporation. Ainsi, (…) sa salinité a continué d'augmenter, ce qui la rend plus salée que l'océan.

Comme Hall le souligne, l’ancienne distinction entre monétaristes et keynésiens reposait sur des vues divergentes sur les effets de la politique monétaire et de la politique budgétaire. En général, les keynésiens des années cinquante ne croyaient pas que l'offre de monnaie et de crédit était un facteur important dans le cycle économique. Les monétaristes comme Milton Friedman ont affirmé qu’elle l’était. Vers le milieu des années soixante-dix, les monétaristes avaient gagné (…). Comme le note Hall en 1976, "la vieille division entre monétaristes et keynésiens n'est plus pertinente puisqu’un élément important de la doctrine d'eau douce est l’affirmation selon laquelle la politique monétaire n'a pas d'effets réels. Ce qui était le point de vue monétariste standard est maintenant (…) largement représenté, notamment à Cambridge, dans le Massachusetts".

À un niveau plus détaillé, Hall a attribué une grande part des différences entre les économistes d'eau douce et les économistes d'eau salée à leurs points de vue divergents sur les anticipations. Selon la conception d'eau douce de l'époque, (…) les acteurs économiques sont supposés prévoir excellemment les répercussions futures des diverses politiques économiques en vertu de leurs "anticipations rationnelles" (rational expectations). Dans certains modèles économiques avec anticipations rationnelles, l'ajustement de la masse monétaire n'a pas d'effets, parce que tous les acteurs économiques voient ce qui se passe et ajustent immédiatement les prix et les salaires en conséquence. Comme l'a écrit Hall en 1976, "à présent, il suffit de s’éloigner de quelques mètres du bord de l’océan pour voir tout le monde aller dans le sens des anticipations rationnelles."

Mais jusqu’à quel point l’idée de rationalité est-elle pertinente ? Comme le note sèchement Hall, certains modèles semblaient suggérer que tous les acteurs économiques étaient dotés de la même rationalité qu’"un docteur en économie du MIT avec 9 ans d'expérience professionnelle". (…) Certains économistes ont suggéré qu’il y avait des délais d’information en considérant que cela prend du temps aux agents de formuler des anticipations rationnelles. D'autres pensaient en termes d’"anticipations adaptatives" en considérant que les agents s’appuient sur les seuls événements passés pour formuler leurs anticipations (…). D'autres encore ont examiné les raisons pour lesquelles les prix ou les salaires risquaient de ne pas s'adapter, en mettant particulièrement l’accent sur les contrats ou autres types de "rigidité des prix" qui se développeraient plus tard dans une conception "nouvelle keynésienne" d'eau salée de l'économie. Comme l’écrit Hall, "les macroéconomistes de convictions plus saumâtres sont sceptiques quant à la valeur explicative des retards d’information et ont développé une alternative majeure dans le cadre d'un comportement économique rationnel. L'idée de base est que les acheteurs et les vendeurs de services de travail concluent rationnellement des contrats où ils fixent le salaire en termes nominaux pour un certain période de temps".

Au milieu des années deux mille, un certain nombre d'économistes pensaient qu'ils avaient réussi à rassembler un modèle macroéconomique consensuel. Celui-ci reposait sur les idées d'eau douce que les modèles macroéconomiques devraient être construits sur le comportement microéconomique et les anticipations des agents individuels, tout en laissant la possibilité à des idées d'eau salée comme la rigidité des prix, les pertes économiques dues aux récessions et un rôle pour les politiques économiques dans l’atténuation de la récession. L'article de Jordi Gali et Gertler Mark dans le numéro d'automne 2007 du Journal of Economic Perspectives intitulé "Macroeconomic Modeling for Monetary Policy Evaluation" offre un aperçu de ces tentatives de construire un modèle consensuel. (…) Mais ce modèle consensuel, comme à peu près tous les modèles macroéconomiques existants, a échoué à fournir un cadre utile pour comprendre la Grande Récession. Les camps d'eau douce et d'eau salée se sont de nouveau séparés.

Voici un bémol dans ce qu’écrivait Hall en 1976. Il avait affirmé que "la principale caractéristique de la macroéconomie est qu’elle se concentre sur les fluctuations de la production réelle et sur le chômage. Les deux questions brûlantes de la macroéconomie sont : pourquoi l'économie subit-elle des périodes de récessions et d’expansions ? Quelles sont les effets des politiques gouvernementales dans la compensation de ces fluctuations ?" Cette affirmation semblait juste au moment même où Hall l’écrivait. L'idée même de la macroéconomie comme champ distinct est née de cette terrible récession appelée Grande Dépression. Dans les décennies qui la suivirent et ce jusqu'au milieu des années soixante-dix, l'inquiétude suscitée par les fluctuations économiques définit largement le champ de la macroéconomie.

Mais bien que ce changement ne fût pas encore visible en 1976, à l’époque où Hall écrivait, l'économie américaine venait d'entrer dans une longue période de ralentissement de la productivité. Nous étions en train d'assister à l’énorme rattrapage économique du Japon sur les Etats-Unis, qui sera bientôt suivi par celui de la Corée du Sud et de d'autres pays est-asiatiques, et nous assistons à présent à la croissance rapide de la Chine, de l'Inde et de d'autres économies émergentes. L’une des questions qui se pose est si l'économie américaine est capable de retrouver un taux de croissance élevé et de le maintenir dans le temps. Au lendemain de la Grande Récession, beaucoup de vieilles idées à propos des causes des cycles d’affaires et des politiques qu’il faudrait mettre en place pour les atténuer présentent un intérêt évident. Mais, pour moi, la macroéconomie devrait également s’interroger sur les dynamiques de la croissance économique à long terme. »

Timothy Taylor, « Freshwater and saltwater economists: A creation story », in Conversable Economist (blog), 16 décembre 2013. Traduit par Martin Anota