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« (…) Les débats traditionnels autour du commerce international prenaient comme illustration des pays exportant des produits qui sont consommés dans d'autres pays : voitures, ordinateurs, vin, vêtements, et ainsi de suite. Mais dans nos économies modernes, ce qui est souvent exporté au-delà des frontières nationales est un bien intermédiaire, qui est ensuite utilisé dans la production d'autres biens intermédiaires et exporté à nouveau, si bien que le produit final est produit dans une chaîne de valeur mondiale qui implique de nombreux. Le recueil d'essais Global value chains in a changing world, édité par Deborah K. Elms et Patrick Low, en offre un bel aperçu. Le livre a été publié par l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en collaboration avec l'Institut mondial Fung et l’Université technologique Nanyang.

Le livre comporte 16 chapitres couvrant divers aspects des chaînes de mondiales notamment la façon de mesurer la valeur ajoutée au sein de chaque pays, la manière de gérer ces processus de production et la façon dont les pays à revenu faible et intermédiaire peuvent se trouver un niche dans les chaînes de valeur. Ici, je vais me pencher ici sur l’essai de Richard Baldwin. Il commence ainsi (…) :

"Les chaînes de valeur mondiales ont transformé le monde. Elles ont révolutionné les options dont disposent les pays pauvres pour se développer ; maintenant ils peuvent se joindre aux chaînes de valeur plutôt que d'avoir à investir des décennies pour construire la leur. La délocalisation des étapes de fabrication intensives en main-d'œuvre et la mobilité internationale de la technologie ont contribué à la croissance exceptionnelle des pays émergents, un changement qui stimule la réforme de la politique intérieure et qui se trouve stimulée par cette dernière en retour. Ce revers de fortune constitue peut-être le changement économique mondial le plus important de ces cent dernières années. Cependant les chaînes de valeur mondiales évoluent elles-mêmes rapidement. Le changement est dû en partie à leur impact (en termes de convergence des revenus et des salaires) et en partie aux innovations rapides dans les technologies de communication, la fabrication intégrée par ordinateur et l'impression 3D."

Baldwin affirme que ces chaînes de valeur mondiales représentent une forme profondément différente du commerce international. Dans ce qu'il appelle "la première grande fragmentation" (first great unbundling) (c’est-à-dire la croissance du commerce mondial depuis le début du dix-neuvième siècle jusqu’au vingtième siècle), les gains à l’échange résultent de moindres coûts de transport combinés à l’innovation, à la spécialisation et aux économies d'échelle. Les avantages de complexité et d’échelle semblaient être mieux coordonnés lorsque la production était concentrée dans un nombre relativement limité de lieux. Le résultat a été que l'activité économique s’est concentrée : par exemple, dans le Nord plutôt que dans le Sud et dans certaines régions et aires métropolitaines plutôt que dans d'autres.

La "deuxième grande fragmentation" (second great unbundling) des chaînes de valeur mondiales est impulsée par différents facteurs : la baisse des coûts de technologie de communication et d'information a permis de coordonner les activités économiques réalisées dans de nombreux endroits différents et les grands écarts de salaires qui s'étaient creusés pendant plusieurs décennies entre les différents pays a permis de réduire les coûts en fractionnant le travail. "Certains coûts de coordination sont liés à la communication, de sorte que la `glue de coordination’ a commencé à fondre à partir du milieu des années quatre-vingt avec la fusion des télécommunications, des ordinateurs et des logiciels d'organisation… Alors que le transfert de technologie est une histoire ancienne (pensons à la poudre à canon), les TIC ont facilité le contrôle, ce qui permit de réduire les coûts et les risques associés à la combinaison de la technologie des pays développés avec le travail des pays en développement." Dans cette forme de commerce international, l'activité économique devient moins concentrée et l'expertise s'étend.

Baldwin décrit le résultat de cette façon : "Il existe des économies-sièges (headquarter), dont les exportations contiennent relativement peu de biens intermédiaires importés, et les économies-usines (factory), dont les exportations contiennent une grande part de biens intermédiaires importés). … La chaîne de valeur mondiale n'est pas vraiment mondiale, mais plutôt régionale (…) avec ce que j'appelle l'usine Asie, l’usine Amérique du Nord et l'usine Europe". Afin de montrer ces dynamiques mouvantes, Baldwin souligne que les économies du G7 (les Etats-Unis, le Canada, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni) représentaient 20 % de la production mondiale en 1820, 40 % des la production mondiale en 1870, et ont culminé à deux tiers de la production mondiale en 1988, mais sont maintenant retombées à 50 % de la production mondiale.

Baldwin affirme également que "l’internationalisation des chaînes de valeur a également internationalisé les flux bidirectionnels complexes qui avaient seulement lieu dans les usines". Ainsi, les décisions sur la façon d'investir qui se prenaient à l'intérieur de l'usine ou peut-être dans une certaine région sont désormais des décisions concernant les investissements directs étrangers (IDE). Le transport de composants et de fournitures s’opérait au sein d’une entreprise : maintenant une part essentielle du transport est sous-traitée à des entreprises logistiques qui fournissent des services d'expédition. Les services juridiques et financiers qui étaient réalisés dans une société et même souvent au sein d’un même bâtiment constituent désormais des transactions internationales. Les décisions concernant l’usage de la propriété intellectuelle dans la ligne de production étaient prises par des gens dans des bâtiments voisins, mais maintenant il faut prendre des décisions sur le partage de la propriété intellectuelle et la formation appropriée entre différents pays.

Et l'économie politique du commerce a également changé. Dans les anciennes formes du commerce international, les pays étaient toujours tentés de protéger les industries nationales en bloquant les importations. Mais dans le commerce des chaînes de valeur mondiales, chaque pays est incité à faciliter les importations pour devenir une partie de la chaîne de valeur mondiale et anticipe que les autres pays vont se comporter de la même manière.

Ce processus de chaînes de valeur mondiales ne fait vraiment que commencer et se révélera davantage comme un kaléidoscope d'images mouvantes que comme un mouvement unidirectionnel. Il y aura toujours des avantages à être proche des fournisseurs d'intrants et des sources de demande finale. D’un autre côté, l'amélioration continue des technologies de l'information et de la communication ont tendance à encourager l’approfondissement de la séparation de l'activité économique, en parallèle avec le développement de produits qui sont à forte intensité technologique, mais qui sont petits et possèdent de faibles coûts d’expédition. Dans le cas des produits comme les logiciels ou certains services, les "produits" peuvent être expédiés par voie électronique à coût presque nul. Ces forces vont différer selon les produits. Elles vont changer avec les nouveaux développements technologiques, comme la fabrication et l'équipement assistés par ordinateur, puisque ces derniers peuvent être exploités par des spécialistes qui sont géographiquement éloignés les uns des autres (…). Les forces vont également différer selon la manière par laquelle les régions se spécialisent dans différents types de production.

Je pense que lorsque les historiens économiques dans 50 ou 100 ans regarderont notre époque, ils constateront que nos préoccupations d’aujourd’hui comme la lente reprise de la Grande Récession, le financement des soins de santé, l'euro et bien d'autres encore se seront estompées avec le temps. Ils considéreront plutôt la création de chaînes de valeur mondiales et la transformation des modèles économiques mondiaux, avec ce que cela signifie pour les pays et les travailleurs, comme l'événement économique de notre époque. »

Timothy Taylor, « Global supply chains and rethinking international trade », in Conversable Economist (blog), 20 décembre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « La fragmentation internationale de la production » et « Les sept dimensions de l’hypermondialisation »