« Au cours des deux décennies qui ont précédé la crise, le consensus était que l’inflation faible et stable devait être l’objectif principal (si ce n’est unique) de la politique monétaire. Les modèles nouveaux keynésiens (avec des rigidités nominales comme principale, voire unique, friction) fournirent la fondation intellectuelle à cette approche (Woodford, 2003). Dans ces modèles à économie ouverte, l’inflation stable maintenait la production autour de son niveau efficient : c’est la soi-disant "coïncidence divine" (Blanchard et Gali, 2007). Et, puisque la faible inflation menait à une moindre dispersion et volatilité des prix, l’inflation devait être non seulement stable, mais aussi très faible.

En pratique, les banques centrales suivirent ces prescriptions avec un degré de flexibilité (en répondant aux chocs d’offre et en permettant des écarts temporaires par rapport à la cible d’inflation), en particulier dans les pays émergents. En effet, la divine coïncidence ne tient pas en présence de perturbations autres que les rigidités nominales, notamment les frictions financières. Et un arbitrage émergea entre la stabilisation de la production autour de son niveau efficient et la stabilisation de l’inflation (Woodford, 2003). Pourtant, la focale demeura sur la stabilisation de l’inflation. En particulier, les distorsions financières (par exemple les contraintes de crédit associées aux chocs de bilan), bien que pertinentes au regard de la théorie, furent considérées comme quantitativement trop faibles pour influencer la conduite de la politique monétaire, en particulier dans les économies avancées.

Les responsables politiques reconnurent les dangers associés aux déséquilibres financiers (par exemple, les booms de crédit et d’actifs). Les études empiriques et les modèles théoriques, en dehors du cadre de la macroéconomie orthodoxe, firent le lien entre la fragilité financière et les douloureuses contractions économiques, notamment en raison des chocs politiques survenant à l’étranger (par exemple, Allen et Gale, 2000 ; Calvo et Mendoza, 1996 ; Kaminsky et Reinhart, 1999). Et il y eu des appels à une politique monétaire "allant à contre-courant" (leaning against the wind) (par exemple Blanchard, 2000 ; Borio et Lowe, 2002 ; Borio et White, 2003 ; Cecchetti et alii, 2000, 2002 ; Dupor, 2005). Mais les travaux qui lièrent directement les conditions de politique monétaire et la prise de risque des banques étaient peu nombreux avant la crise (Jimenez et alii ; Angeloni et alii, 2013 ; Dell’Ariccia et alii, 2014 ; Valencia, 2011).

Cela dit, dans quelques pays émergents, l’inquiétude soulevée par les déséquilibres financiers (par exemple les larges expositions au taux de change ou la croissance rapide du crédit) pesaient déjà significativement sur les décisions de politique monétaire avant la crise. Dans la plupart des économies avancées, cependant, la vue dominante était que la préservation de la stabilité financière devait être assurée par la régulation et la supervision financières. La politique monétaire devait réagir aux mouvements de prix d’actifs seulement si ces derniers affectent l’inflation et la production. Cette approche de douce négligence fut renforcée par la croyance selon laquelle la politique monétaire peut effectivement "nettoyer les dégâts" si une bulle éclate. Et l’on pensait que les bulles étaient difficiles à identifier et potentiellement dangereuses à faire éclater ex ante (comme au Japon en 1989 et aux Etats-Unis en 1920).

En effet, l’assouplissement monétaire mis en œuvre après un choc financier a toujours été moins sujet à controverses et il a été régulièrement mis en œuvre. L’assouplissement monétaire et les interventions du prêteur en dernier ressort allégèrent les difficultés de bilan et les contractions de la production associées avec les paralysies des marchés et les pénuries de liquidité.

Cependant cette réponse asymétrique (appelée “Greenspan put” avant la crise) peut générer un aléa moral et exacerber la prise de risque ex ante, comme les mesures agressives mises en œuvre après l’effondrement favorisent de façon disproportionnée les agents les moins prudents (Farhi et Tirole, 2012 ; Caballero et Krishnamurthy, 2003).

Avec la crise, il devint évident qu’une réponse plus symétrique était nécessaire. Pourtant, même si un consensus émerge pour dire que la politique macroéconomique doit prendre en compte la stabilité financière, il n’est pas certain que la politique monétaire doit jouer ce rôle (plusieurs des arguments soutenant la thèse d’une douce négligence tiennent toujours). Et, si c’était le cas, il n’y a pas consensus sur les paramètres qui devront guider l’action des autorités monétaires pour préserver la stabilité financière. Notons que cette question n’est pas la même que celle consistant à savoir si cette responsabilité doit rester aux banques centrales (…). En effet, une seule institution peut poursuivre plusieurs objectifs, aussi longtemps qu’elle dispose de plusieurs instruments, du moins en principe.

La politique monétaire (le taux directeur) n’est pas bien adaptée pour prévenir le genre de déséquilibres qui menèrent à la crise. Elle touche l’ensemble de l’économie et elle est difficile à contourner. Mais elle constitue par conséquent un outil coûteux pour régler les déséquilibres touchant des secteurs spécifiques, en particulier si le comportement spéculatif est relativement inélastique aux variations du taux d’intérêt. De plus, des conflits peuvent apparaître lorsque l’on utilise une politique de taux d’intérêt pour préserver la stabilité des prix et de la production. Donc, des outils plus ciblés peuvent répondre plus efficacement aux répercussions des distorsions financières. Les mesures macroprudentielles (par exemple, les limites imposées au ratio prêt sur valeur et au ratio dette sur revenu, le provisionnement dynamique, les réserves obligatoires et les réserves de fonds propres contracycliques) peuvent réduire les incitations à la prise de risque et l’accumulation de réserves ex ante et la restructuration financière peut régler le problème des bilans endommagés ex post.

Cependant les outils macroprudentiels sont nouveaux et ils n’ont été que très peu testés, en particulier en ce qui concerne les économies avancées. Comme les contrôles de capitaux, ils sont sujets à des contournements et à des problèmes d’économie politique (FMI, 2013a) et, dans les cadres institutionnels de quelques pays, ils peuvent se révéler difficiles à s’ajuster suffisamment vite. Les inquiétudes soulevées quant à ces limites ont ravivé l’intérêt pour la politique monétaire allant à contre-courant (Gerlach et alii, 2009; Mishkin, 2010; Bernanke, 2011; King 2012).

Les modèles nouveaux keynésiens avec frictions financiers soutiennent la vue selon laquelle, en l’absence d’autres outils, la politique monétaire doit adopter la stabilité financière comme nouvelle cible intermédiaire (Curdia et Woodford, 2009 ; Carlstrom et alii, 2010 ; Woodford, 2012). Mais ces modèles linéaires constatent que les écarts par rapport aux règles de décisions standards (inflation ou écart de production) seraient petits. Les modèles qui prenaient en compte les effets hautement non linéaires associés aux plus sévères formes d’instabilité financière (notamment les équilibres multiples, les paralysies de marché et les banqueroutes en cascades) présentaient des effets quantitativement plus larges. En effet, l’un des aspects de la crise a été l’effondrement de l’intermédiation financière dans les principales économies avancées et il n’est pas encore très clair comment les nouvelles règles qui ont été adoptées depuis vont influencer l’activité d’intermédiation et, par là même, la transmission de la politique monétaire et son rôle dans la stabilité financière.

Si l’on était amené à conclure que la politique monétaire doit contribuer à préserver la stabilité financière, il est possible de distinguer entre deux approches. Une première approche consisterait à chercher à la préserver dans le cadre d’un régime de ciblage d’inflation qui serait flexible et caractérisé par un horizon élargi. Dans un tel cadre, les banques centrales réagiraient aux déséquilibres financiers qui si ceux-ci menaçaient la stabilité des prix à long terme. Donc, par exemple, durant les booms, le taux directeur serait plus élevé que celui suggéré par une règle standard à la Taylor, dans la mesure où les déséquilibres financiers en formation pourraient mener à un effondrement et à des pressions déflationnistes (…). Une approche alternative consisterait à introduire la stabilité financière comme une cible additionnelle indépendante de la stabilité des prix, mais qui ne serait pas sans liens avec cette dernière. Même si la banque centrale prenait en compte les implications de la stabilité financière pour la stabilité de la production et donc les pressions inflationnistes, selon cette approche elle réagirait aux déséquilibres même s’ils ne menacent pas la stabilité des prix.

Cela dit, on ne sait pas précisément comment tout ceci fonctionnerait en pratique. Premièrement, à la différence de la stabilité des prix, il y a diverses dimensions attachées à la stabilité financière et à ses répercussions et il existe plusieurs indicateurs et cibles potentiels pour la politique monétaire, notamment l’endettement, la croissance du crédit et les prix d’actifs. Deuxièmement, puisque les bulles sont difficiles à identifier en temps réel, les autorités monétaires pourraient avoir à arbitrer entre, d’une part, laisser de dangereux déséquilibres s’accumuler et, d’autre part, lisser l’activité financière. Ceci suggère que se focaliser sur les plus dangereux déséquilibres, tels que les booms alimentés par le crédit, peut être un bon début (Mishkin, 2010 ; White, 2009). Finalement, il pourrait être difficile de prévoir et de capturer les effets de ces actions politiques sur le comportement des marchés financiers via les modèles quantitatifs hautement calibrés qui ont guidé jusqu’à présent la politique monétaire. Des « suggestions » apportées par des modèles plus qualitatifs (…) devront être prises en compte (Caballero, 2010). Jusqu’à ce que ces enjeux soient mieux saisis, la politique monétaire va exiger plus d’art et moins de science qu’avant la crise. »

Tamim Bayoumi, Giovanni Dell'Ariccia, Karl Friedrich Habermeier, Tommaso Mancini Griffoli et Fabian Valencia, « Should financial stability be a goal of monetary policy? », Monetary Policy in the New Normal, FMI, staff discussion note, n° 14/3, avril 2014. Traduit par Martin Anota.



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