« Supposons qu’un grand pays de la zone euro, en l'occurrence la France, décide de fortement augmenter son salaire minimum afin de réduire la pauvreté. Cette hausse est tellement importante qu’elle entraîne une accélération de l’inflation salariale en France, ce qui détériore la compétitivité de la France vis-à-vis du reste de la zone euro. La France ne peut rester durablement non compétitive ; en l’occurrence, la France devrait ensuite connaître une inflation inférieure à la moyenne de la zone euro pour regagner en compétitivité, et ce durant une période prolongée.

Cependant, cela se traduirait pour la France par une période durant laquelle le chômage sera au-dessus de son taux naturel. Les politiciens français déclarent que c’est politiquement inacceptable pour les électeurs. Alors, ils affirment que l’inflation française doit rester à 2 %, mais que le reste de la zone euro doit connaître une inflation de 4 % au cours de la même période (si bien que le taux d’inflation de la zone euro risque d’être supérieur à 3 %) pour que la France puisse regagner en compétitivité. Ce serait normalement impossible, parce que la cible d’inflation de la BCE est de 2 %. Cependant l’influence de la France sur la BCE est telle que la BCE l’élève pas les taux d’intérêt pour empêcher l’inflation agrégée d’atteindre 3 % et elle garde par conséquent des taux d’intérêt faibles parce qu’elle anticipe un reflux de l’inflation à 2 %.

Il serait normal que le reste de la zone euro soit irrité d’avoir à endurer une inflation de 4 %. Certains pays peuvent suggérer que, en l’absence d’une action de la BCE, ils pourraient resserrer leur politique budgétaire pour que l’inflation s’éloigne des 4 %. Cependant la France n’accepte pas (…) et elle suggère plutôt aux autres pays-membres d’adopter une hausse du salaire minimum à similaire celle qu’elle avait initialement mise en œuvre. Dans un discours, le gouverneur de la Banque de France suggère que la BCE peut éventuellement relever les taux d’intérêt, mais à la condition que les autres pays-membres mettent en œuvre cette "réforme structurelle" du salaire minimum. Le gouvernement français se dit aussi prêt à accepter que les autres pays-membres adoptent des plans d’austérité d’ampleur limitée, mais seulement si la consolidation budgétaire prend la forme de hausses d’impôts plutôt qu’une baisse des dépenses publique.

En lisant cette histoire, vous vous dites que c’est impossible que les autres pays-membres ne se plieraient pas ainsi face à la France. Selon moi, c’est pourtant ce que l’Allemagne est en train de faire actuellement, à ceci prêt que dans la réalité l’Allemagne a en fait connu initialement une période durant laquelle l’inflation salariale allemande était inférieure à la moyenne de la zone euro (pour les raisons discutées par Dustmann et ses coauteurs ici). (En fait, ce que l’Allemagne fait est bien pire, parce qu’avec les asymétries en termes d’inflation et la déflation par la dette, les coûts que subissent le reste de la zone euro pour regagner aujourd’hui en compétitivité face à l’Allemagne sont bien plus importants que les coûts associés à une éventuelle inflation de 4%. ) L’influence qu’exerce l’Allemagne sur la BCE est certainement, dans la réalité, moins importante que celle qu’exerce la France dans ma fiction, mais elle a l’avantage que les taux d’intérêt sont contraints par leur borne inférieure zéro (qui limite leur baisse) et qu’elle peut déclarer illégale toute mesure "non conventionnelle". Je me demande bien pourquoi, dans notre monde réel, les pays-membres de la zone euro se plient face à l’Allemagne. »

Simon Wren-Lewis, « Eurozone asymmetries », in Mainly Macro (blog), 5 octobre 2014. Traduit par Martin Anota