« Après quelques années de disgrâce, le débat sur les nouveaux Objectifs du Développement Soutenable a ramené la question de l’efficacité de l’aide sur le devant de la scène. Au cours de la dernière décennie, le féroce débat autour de l’efficacité de l’aide a principalement abouti à la conclusion que, si l’aide a effectivement une influence sur la croissance (ce qui n’est pas certain), celle-ci est hétérogène, puisqu’elle dépend notamment de la manière par laquelle les pays qui reçoivent l’aide peuvent l’absorber avant de rencontrer des rendements négatifs. La capacité d’absorption de l’aide semble dépendre de la qualité de la politique macroéconomique (Burnside et Dollar, 2000), de l’exposition aux chocs externes (Guillaumont et Chauvet, 2001; Collier et Dehn, 2001), des handicaps structurels (Dalgaard et ses coauteurs, 2004) et des intérêts de l’élite (Angeles et Neanidis, 2009). D’autres auteurs ont affirmé que l’impact de l’aide dépendait des pratiques des donateurs (Djankov et ses coauteurs, 2009), de leurs motivations (Kilby et Dreher, 2010 ; Dreher et ses coauteurs, 2014) ou du type de l’aide (Clemens et ses coauteurs, 2011). Dans un article influent, Rajan et Subramanian (2008) ont aussi constaté que l’aide n’a pas d’impact sur la croissance.

Ces études explorent toutes l’impact de l’aide sur les taux de croissance agrégés au niveau des pays et partagent les mêmes faiblesses méthodologiques, le principal problème étant le mauvais traitement de l’endogénéité de l’aide (Deaton, 2010 ; Temple, 2010). Dans notre étude, nous nous appuyons sur la littérature existante sur l’aide, mais nous utilisons des données plus désagrégées pour évaluer l’impact de l’aide sur la croissance. Nous examinons comment l’aide affecte la croissance des ventes des entreprises à partir d’un échantillon de 29 pays en développement, en utilisant les ensembles de données de panel des enquêtes réalisées par la Banque Mondiale auprès des entreprises.

Cette approche a un avantage méthodologique majeur : elle atténue largement l’endogénéité présente dans la relation entre l’aide et la croissance. L’endogénéité dans les régressions de croissance agrégée provient de la causalité inverse et des facteurs de confusion. Le bais d’endogénéité qui en résulte peut aller dans un sens ou dans un autre. La causalité inverse peut induire un biais baissier si les donateurs veulent compenser la faible croissance des pays récipiendaires. Inversement, elle peut induire un biais haussier si les donateurs tendent à récompenser et soutenir les pays récipiendaires lorsqu’ils présentent des performances de croissance prometteuses. Bruckner (2013) explore le biais de causalité inverse dans la relation entre l’aide et la croissance à partir d’un échantillon de 47 pays en développement. Il constate un large effet négatif de la croissance (…) sur l’aide. Une fois cet effet négatif pris en compte, l’impact de l’aide sur la croissance devient significativement positif, mais il demeure plutôt faible. Il y a d’autres exemples où les variables omises peuvent biaiser les estimations des moindres carrés de l’impact de l’aide sur la croissance à la baisse. Déjà dans les années soixante-dix, Papanek (1972) a présenté plusieurs facteurs qui pouvaient simultanément induire de plus amples flux d’aides et de moindres taux de croissance, tels que les guerres et l’instabilité politique, la détérioration des termes de l’échange, les chocs climatiques et les intempéries, ainsi que les désastres naturels. Cela suppose bien sûr que l’aide est principalement contracyclique, chose qui fait débat dans la littérature (Bulir et Hamann, 2001 ; Pallage et Robe, 2001). Quand l’aide est procyclique, les chocs omis peuvent bien induire un biais haussier dans les estimations des moindres carrés de la relation entre l’aide et la croissance.

Les stratégies d’identification utilisées pour surmonter les problèmes d’endogénéité de l’aide au niveau macroéconomique ont évolué et se sont améliorées avec le temps. Les premières tentatives pour instrumenter l’aide dépendaient des caractéristiques des récipiendaires, qui sont hautement corrélées avec l’allocation de l’aide, principalement la taille des pays récipiendaires. Angus Deaton (2010) et Bazzi et Clemens (2013) présentent en détails les raisons susceptibles d’expliquer pourquoi cet instrument viole la restriction d’exclusion. Les premières améliorations de cette stratégie d’identification proviennent de Tavares (2003) qui a recours à des instruments du côté de l’offre pour l’aide dans une équation de corruption. L’idée est d’exploiter les variations exogènes de l’allocation géographique de l’aide liées aux situations économiques des pays donateurs. Tavares (2003) utilise la moyenne pondérée du budget total des donateurs alloué à l’aide, où les pondérations représentent alternativement diverses distances culturelles et géographiques. Cette approche fut ensuite affinée par Rajan et Subramanian (2008). Ces derniers utilisent un modèle de gravité qui explique les flux bilatéraux d’aide en utilisant des variables structurelles (la taille relative et le passé colonial) et ils utilisent la valeur prédite des flux d’aide bilatéraux, réagrégés au niveau du récipiendaire, comme instrument pour l’aide. Cependant, comme l’ont bien montré Bazzi et Clemens (2013), leur instrument est hautement corrélé avec la taille des récipiendaires, ce qui affaiblit fortement sa validité.

Un nouveau courant émerge actuellement dans cette littérature sur l’efficacité de l’aide qui exploite des quasi-expériences, c’est-à-dire des situations spécifiques qui permettent d’identifier l’impact de l’aide sur la croissance. Les premières tentatives allant dans ce sens ont utilisé les chocs affectant les pays donateurs. Werker et ses coauteurs (2009) exploitent les variations exogènes des prix du pétrole comme instrument pour l’aide à partir des pays arabes. De même, Nunn et Qian (2014) utilisent les fluctuations de la production de blé des Etats-Unis, pondérées en fonction de la tendance d’un pays à recevoir de l’aide alimentaire, comme instrument de l’aide alimentaire américaine (…). Les chocs affectant les pays récipiendaires ont aussi récemment été exploités comme source exogène de variations de l’aide. Galiani et ses coauteurs (2014) ont utilisé la sortie des pays du programme de l’Association Internationale de Développement (IDA) et la large réduction de l’aide dans les années suivantes, comme source de variation exogène de l’aide. Ils constatent que lorsque l’aide est instrumentalisée par une variable muette indiquant si le pays a franchi le seuil de l’IDA, l’aide a un impact positif sur la croissance.

Dans notre étude, nous explorons l’impact de l’aide sur la croissance, mais en utilisant les performances au niveau des entreprises (…). Observer l’impact de l’aide sur les performances de croissance désagrégées est une approche alternative pour faire face aux problèmes d’endogénéité de l’aide. Premièrement, observer l’impact de l’aide sur les performances de croissance désagrégées atténue largement la causalité inverse : il est peu probable que la performance d’une entreprise influence l’allocation de l’aide par les donateurs. Notre cadre économétrique réduit aussi largement le biais des variables omises. Nous nous focalisons sur les enquêtes que la Banque Mondiale a réalisées auprès des entreprises. (…) Nos résultats suggèrent un effet positif significatif de l’aide sur la croissance des entreprises. La hausse de 1 point de pourcentage de l’aide accroît la croissance des entreprises d’environ 2 points de pourcentage, ce qui représente une hausse de 20 % de la croissance moyenne ; la croissance moyenne est d’environ 8,5 % dans notre échantillon d’entreprises. Malgré l’apparemment très fort impact de l’aide dans notre analyse, nos preuves empiriques suggèrent que la magnitude de l’effet de l’aide est très similaire à ce qui est trouvé au niveau agrégé par Clemens et ses coauteurs (2011), qui concluent qu’une hausse d’un point de pourcentage de l’aide se traduirait par une hausse de 0,1 à 0,3 point de pourcentage de la croissance, ce qui, étant donné les taux de croissance moyens des pays atteignant environ 1,3 %, représenterait aussi une hausse de 20 % de la croissance.

Le second avantage méthodologique de notre approche est qu’elle permet d’explorer les canaux via lesquels l’aide influence la croissance des entreprises. Sur ce point, notre étude suit étroitement Rajan et Subramanian (2007, 2011). Ils ont en effet examiné l’impact de l’aide sur le taux de croissance de la valeur ajoutée des entreprises manufacturières. Ils explorent deux canaux à travers lesquels l’aide peut impacter négativement la croissance du secteur : la maladie hollandaise (ou malédiction des ressources naturelles) et la détérioration des institutions. Suivant Rajan et Zingales (1998), ils montrent que l’aide impacte négativement les secteurs qui dépendent relativement plus des institutions et qui sont plus tournés vers l’extérieur. Nous adoptons la même stratégie et explorons comment les entreprises sont affectées par l’aide (…). Nous explorons quatre canaux : les canaux de la maladie hollandaise et des institutions, le canal du financement et le canal des infrastructures (électricité et transport). Nous constatons des preuves empiriques qui suggèrent que l’impact positif de l’aide sur la croissance des entreprises s’explique principalement par le relâchement des contraintes en financement et en infrastructures. »

Lisa Chauvet et Hélène Ehrhart, « Aid and growth. Evidence from firm-level data », Banque de France, document de travail, juillet 2015. Traduit par Martin Anota



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