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Tag - aide au développement

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mercredi 12 juillet 2017

L’aide internationale ne peut pas être régressive

« Il y a plusieurs arguments contre l’aide étrangère. Angus Deaton a affirmé que l’aide étrangère, en fournissant aux gouvernements des ressources autrement qu’à travers la fiscalité, brise le lien de réciprocité qui existe entre les contribuables et l’Etat. Elle affaiblit donc les institutions nationales et isole les régulateurs de la population. Dambisa Mayo croit que l’aide alimente la corruption. Bill Easterly a attaqué l’aide au motif qu’elle irait aux gouvernements et non au secteur privé. Plusieurs critiques récentes rappellent des arguments avancés il y a plusieurs décennies par Peter Bauer ("Dissent on development") et même plus tôt par Ludwig von Mises.

Aujourd’hui, à l’instant même où l’Union européenne semble considérer une hausse de l’aide pour l’Afrique (non pas pour répondre à des inquiétudes humanitaires, mais pour satisfaire le seul intérêt domestique comme la réduction de la migration est difficile à imaginer sans une convergence substantielle des revenus entre l’Afrique et l’Europe), il est utile de souligner qu’un argument contre l’aide ne tient pas. C’est l’argument avancé quelques fois dans la presse populaire (et même par moments par certains universitaires aussi) selon lequel l’aide aux pays pauvres est juste un transfert de ressources des personnes pauvres dans les pays riches aux riches des pays pauvres. C’est que l’économie appelle un "transfert régressif" (par opposition au transfert « progressif » que nous désirons, consistant à taxer une personne plus riche et à transférer l’argent à un plus pauvre.)

Les données sur la répartition mondiale du revenu montrent clairement que cet argument précis avancé contre l’aide ("la régressivité") n’est pas valide. (J’ai déjà abordé ce sujet, de façon plus détaillée, ici.)

(…) Le graphique ci-dessous montre les niveaux de revenu annuel par tête (en dollars PPA de 2011) à différents centiles des répartitions du revenu aux Pays-Bas et au Mali. Comme nous pouvons facilement le voir, même les centiles les plus pauvres aux Pays-Bas sont plus riches que n’importe quel centile de la répartition malienne, notamment les 1 % les plus riches. En d’autres mots, les deux répartitions ne s’imbriquent pas : la répartition hollandaise commence à des niveaux de revenu bien plus élevés que ceux où la répartition malienne s’achève. (La ligne en pointillés est tirée à partir du niveau de revenu du centile le plus pauvre de la répartition hollandaise.)

GRAPHIQUE 1 Répartition du revenu aux Pays-Bas et au Mali

Branko_Milanovic__repartition_du_revenu_Pays-Bas_Mali.png

Maintenant, ce fait seul indique que si l’on taxait un Hollandais et transférait cet argent à une personne au Mali, il serait peu probable qu’il s’agisse d’un transfert régressif. Mais la probabilité d’un transfert régressif est même plus faible que cette première réflexion nous le suggérerait. On doit se demander quelle pourrait être l’identité du Hollandais dont proviendrait l’euro d’impôt (qui est utilisé pour l’aide). En d’autres mots, imaginons un gros bol où seraient collectés tous les impôts sur le revenu que payent les Hollandais et imaginons que sur chaque euro que contiendrait ce bol serait écrit le niveau de revenu (ou la position en termes de centile) de la personne qui l’a payé. Si le système hollandais était un système censitaire, chaque Hollandais contribuerait au même montant absolu et la position en termes de centile du contribuable dont l’euro irait au Mali serait le revenu médian hollandais. Si le système hollandais était tel que le taux d’imposition soit le même pour chaque individu, c’est-à-dire indépendamment de son niveau de revenu (le système d’« impôt forfaitaire »), l’euro viendrait de la personne gagnant le niveau de revenu hollandais moyen. (Formellement, t = αy où t désigne les impôts payés par un individu, α le taux d’imposition et y le revenu avant imposition. Ensuite, l’euro d’impôt aléatoire est reçu d’une personne avec le revenu : E(y(t/T)=E(αy2/T)=α(E(y))2/αE(y)=E(y) où T désigne les impôts totaux.) La personne avec le revenu moyen aux Pays-Bas est localisée au 63ème centile de la répartition du revenu hollandaise.

Mais ce n’est pas tout. Le système hollandais d’imposition directe est progressif, ce qui signifie que le taux d’imposition augmente avec le niveau de revenu. Maintenant, les plus riches vont verser un montant plus élevé non seulement de façon absolue, mais aussi de façon proportionnelle. (…) Nous pouvons calculer le taux d’imposition moyen par centile de la répartition hollandaise (présenté dans le graphique ci-dessous) et aussi calculer qu’un euro aléatoire qui irait financer l’aide en Afrique viendrait de la personne qui se situe au 73ème centile de la répartition du revenu hollandaise. (C’est l’autre façon de dire que la moitié des impôts hollandais sont payés par les 27 % plus gros contribuables.)

GRAPHIQUE 2 Part du revenu brut versé comme impôts directs aux Pays-Bas en 2013 selon le niveau de revenu avant imposition (en %)

Branko_Milanovic__part_des_impots_dans_le_revenu_brut_Pays-Bas.png

Nous pouvons maintenant retourner au premier graphique et quelle est la probabilité que le bénéficiaire de l’aide hollandaise au Mali soit plus riche que la personne au 73ème centile de la répartition hollandaise du revenu. Puisque même les 1 % des Maliens les plus riches ont un revenu qui est grandement inférieur (il est d’environ un quart) que le revenu au 73ème centile de la répartition hollandaise, cette probabilité doit être quasi nulle. En d’autres mots, même si nous supposons, plutôt de façon extravagante, que les seuls bénéficiaires de l’aide hollandaise au Mali sont les 1 % les plus riches locaux, le transfert serait toujours progressif. On peut bien sûr affirmer que si nous découpions la répartition malienne du revenu en de plus petites parts, il se pourrait qu’une petite part (regroupant, imaginons, les cinq ou dix Maliens les plus riches) soit plus riche que le 73ème centile de la répartition hollandaise. Mais cela revient simplement à dire que (en travaillant derrière le voile d’ignorance sur l’identité des bénéficiaires de l’aide) la probabilité d’un transfert régressif se situe quelque part au voisinage d’un centième d’un pourcent. Il incombe à ceux qui affirment que l’aide étrangère peut être régressive de montrer que les bénéficiaires de l’aide sont les gens qui font probablement partie des plus hauts revenus maliens. D’après tout ce que nous savons sur les effets de l’aide, cela semble des plus improbables.

En conclusion, l’aide n’est pas une panacée, elle peut même se révéler nuisible du pays destinataire, mais elle ne représente sûrement pas (dans la plupart des cas auxquels nous avons normalement affaire) un transfert de pouvoir d’achat d’une personne pauvre dans un pays riche à une personne riche dans un pays riche. (…) »

Branko Milanovic, « Why foreign aid cannot be regressive? », in globalinequality (blog), 11 juillet 2017. Traduit par Martin Anota

mercredi 21 octobre 2015

Quel est l’impact de l’aide au développement sur la croissance ? Ce que suggèrent les données recueillies au niveau des entreprises

« Après quelques années de disgrâce, le débat sur les nouveaux Objectifs du Développement Soutenable a ramené la question de l’efficacité de l’aide sur le devant de la scène. Au cours de la dernière décennie, le féroce débat autour de l’efficacité de l’aide a principalement abouti à la conclusion que, si l’aide a effectivement une influence sur la croissance (ce qui n’est pas certain), celle-ci est hétérogène, puisqu’elle dépend notamment de la manière par laquelle les pays qui reçoivent l’aide peuvent l’absorber avant de rencontrer des rendements négatifs. La capacité d’absorption de l’aide semble dépendre de la qualité de la politique macroéconomique (Burnside et Dollar, 2000), de l’exposition aux chocs externes (Guillaumont et Chauvet, 2001; Collier et Dehn, 2001), des handicaps structurels (Dalgaard et ses coauteurs, 2004) et des intérêts de l’élite (Angeles et Neanidis, 2009). D’autres auteurs ont affirmé que l’impact de l’aide dépendait des pratiques des donateurs (Djankov et ses coauteurs, 2009), de leurs motivations (Kilby et Dreher, 2010 ; Dreher et ses coauteurs, 2014) ou du type de l’aide (Clemens et ses coauteurs, 2011). Dans un article influent, Rajan et Subramanian (2008) ont aussi constaté que l’aide n’a pas d’impact sur la croissance.

Ces études explorent toutes l’impact de l’aide sur les taux de croissance agrégés au niveau des pays et partagent les mêmes faiblesses méthodologiques, le principal problème étant le mauvais traitement de l’endogénéité de l’aide (Deaton, 2010 ; Temple, 2010). Dans notre étude, nous nous appuyons sur la littérature existante sur l’aide, mais nous utilisons des données plus désagrégées pour évaluer l’impact de l’aide sur la croissance. Nous examinons comment l’aide affecte la croissance des ventes des entreprises à partir d’un échantillon de 29 pays en développement, en utilisant les ensembles de données de panel des enquêtes réalisées par la Banque Mondiale auprès des entreprises.

Cette approche a un avantage méthodologique majeur : elle atténue largement l’endogénéité présente dans la relation entre l’aide et la croissance. L’endogénéité dans les régressions de croissance agrégée provient de la causalité inverse et des facteurs de confusion. Le bais d’endogénéité qui en résulte peut aller dans un sens ou dans un autre. La causalité inverse peut induire un biais baissier si les donateurs veulent compenser la faible croissance des pays récipiendaires. Inversement, elle peut induire un biais haussier si les donateurs tendent à récompenser et soutenir les pays récipiendaires lorsqu’ils présentent des performances de croissance prometteuses. Bruckner (2013) explore le biais de causalité inverse dans la relation entre l’aide et la croissance à partir d’un échantillon de 47 pays en développement. Il constate un large effet négatif de la croissance (…) sur l’aide. Une fois cet effet négatif pris en compte, l’impact de l’aide sur la croissance devient significativement positif, mais il demeure plutôt faible. Il y a d’autres exemples où les variables omises peuvent biaiser les estimations des moindres carrés de l’impact de l’aide sur la croissance à la baisse. Déjà dans les années soixante-dix, Papanek (1972) a présenté plusieurs facteurs qui pouvaient simultanément induire de plus amples flux d’aides et de moindres taux de croissance, tels que les guerres et l’instabilité politique, la détérioration des termes de l’échange, les chocs climatiques et les intempéries, ainsi que les désastres naturels. Cela suppose bien sûr que l’aide est principalement contracyclique, chose qui fait débat dans la littérature (Bulir et Hamann, 2001 ; Pallage et Robe, 2001). Quand l’aide est procyclique, les chocs omis peuvent bien induire un biais haussier dans les estimations des moindres carrés de la relation entre l’aide et la croissance.

Les stratégies d’identification utilisées pour surmonter les problèmes d’endogénéité de l’aide au niveau macroéconomique ont évolué et se sont améliorées avec le temps. Les premières tentatives pour instrumenter l’aide dépendaient des caractéristiques des récipiendaires, qui sont hautement corrélées avec l’allocation de l’aide, principalement la taille des pays récipiendaires. Angus Deaton (2010) et Bazzi et Clemens (2013) présentent en détails les raisons susceptibles d’expliquer pourquoi cet instrument viole la restriction d’exclusion. Les premières améliorations de cette stratégie d’identification proviennent de Tavares (2003) qui a recours à des instruments du côté de l’offre pour l’aide dans une équation de corruption. L’idée est d’exploiter les variations exogènes de l’allocation géographique de l’aide liées aux situations économiques des pays donateurs. Tavares (2003) utilise la moyenne pondérée du budget total des donateurs alloué à l’aide, où les pondérations représentent alternativement diverses distances culturelles et géographiques. Cette approche fut ensuite affinée par Rajan et Subramanian (2008). Ces derniers utilisent un modèle de gravité qui explique les flux bilatéraux d’aide en utilisant des variables structurelles (la taille relative et le passé colonial) et ils utilisent la valeur prédite des flux d’aide bilatéraux, réagrégés au niveau du récipiendaire, comme instrument pour l’aide. Cependant, comme l’ont bien montré Bazzi et Clemens (2013), leur instrument est hautement corrélé avec la taille des récipiendaires, ce qui affaiblit fortement sa validité.

Un nouveau courant émerge actuellement dans cette littérature sur l’efficacité de l’aide qui exploite des quasi-expériences, c’est-à-dire des situations spécifiques qui permettent d’identifier l’impact de l’aide sur la croissance. Les premières tentatives allant dans ce sens ont utilisé les chocs affectant les pays donateurs. Werker et ses coauteurs (2009) exploitent les variations exogènes des prix du pétrole comme instrument pour l’aide à partir des pays arabes. De même, Nunn et Qian (2014) utilisent les fluctuations de la production de blé des Etats-Unis, pondérées en fonction de la tendance d’un pays à recevoir de l’aide alimentaire, comme instrument de l’aide alimentaire américaine (…). Les chocs affectant les pays récipiendaires ont aussi récemment été exploités comme source exogène de variations de l’aide. Galiani et ses coauteurs (2014) ont utilisé la sortie des pays du programme de l’Association Internationale de Développement (IDA) et la large réduction de l’aide dans les années suivantes, comme source de variation exogène de l’aide. Ils constatent que lorsque l’aide est instrumentalisée par une variable muette indiquant si le pays a franchi le seuil de l’IDA, l’aide a un impact positif sur la croissance.

Dans notre étude, nous explorons l’impact de l’aide sur la croissance, mais en utilisant les performances au niveau des entreprises (…). Observer l’impact de l’aide sur les performances de croissance désagrégées est une approche alternative pour faire face aux problèmes d’endogénéité de l’aide. Premièrement, observer l’impact de l’aide sur les performances de croissance désagrégées atténue largement la causalité inverse : il est peu probable que la performance d’une entreprise influence l’allocation de l’aide par les donateurs. Notre cadre économétrique réduit aussi largement le biais des variables omises. Nous nous focalisons sur les enquêtes que la Banque Mondiale a réalisées auprès des entreprises. (…) Nos résultats suggèrent un effet positif significatif de l’aide sur la croissance des entreprises. La hausse de 1 point de pourcentage de l’aide accroît la croissance des entreprises d’environ 2 points de pourcentage, ce qui représente une hausse de 20 % de la croissance moyenne ; la croissance moyenne est d’environ 8,5 % dans notre échantillon d’entreprises. Malgré l’apparemment très fort impact de l’aide dans notre analyse, nos preuves empiriques suggèrent que la magnitude de l’effet de l’aide est très similaire à ce qui est trouvé au niveau agrégé par Clemens et ses coauteurs (2011), qui concluent qu’une hausse d’un point de pourcentage de l’aide se traduirait par une hausse de 0,1 à 0,3 point de pourcentage de la croissance, ce qui, étant donné les taux de croissance moyens des pays atteignant environ 1,3 %, représenterait aussi une hausse de 20 % de la croissance.

Le second avantage méthodologique de notre approche est qu’elle permet d’explorer les canaux via lesquels l’aide influence la croissance des entreprises. Sur ce point, notre étude suit étroitement Rajan et Subramanian (2007, 2011). Ils ont en effet examiné l’impact de l’aide sur le taux de croissance de la valeur ajoutée des entreprises manufacturières. Ils explorent deux canaux à travers lesquels l’aide peut impacter négativement la croissance du secteur : la maladie hollandaise (ou malédiction des ressources naturelles) et la détérioration des institutions. Suivant Rajan et Zingales (1998), ils montrent que l’aide impacte négativement les secteurs qui dépendent relativement plus des institutions et qui sont plus tournés vers l’extérieur. Nous adoptons la même stratégie et explorons comment les entreprises sont affectées par l’aide (…). Nous explorons quatre canaux : les canaux de la maladie hollandaise et des institutions, le canal du financement et le canal des infrastructures (électricité et transport). Nous constatons des preuves empiriques qui suggèrent que l’impact positif de l’aide sur la croissance des entreprises s’explique principalement par le relâchement des contraintes en financement et en infrastructures. »

Lisa Chauvet et Hélène Ehrhart, « Aid and growth. Evidence from firm-level data », Banque de France, document de travail, juillet 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « L’aide au développement favorise-t-elle la croissance ? »