« Depuis des décennies, il y a un débat autour des différences et similarités entre Marx et Keynes. Le débat autour de l’opportunité d’introduire une garantie d’emploi s’inscrit dans ce débat théorique : est-ce un moyen de soutenir le capitalisme ou d’y mettre un terme ?

Une garantie de l’emploi désigne l’offre, par le gouvernement, d’emplois à un salaire de base pour toute personne qui en voudrait. Cela éliminerait en effet le chômage involontaire. Pavlina Tcherneva a un bon article qui en décrit les détails. Parmi ses autres partisans, il y a Randy Wray et ses collègues, FitzRoy et Jin, Paul, Darity et Hamilton ou encore Wisman et Pacitti.

(…) Cela importe parce que le chômage est une cause massive de misère. Il est associé à la tristesse, au suicide, à de plus faibles salaires et à de plus mauvaises perspectives de carrière même pour ceux qui retournent au travail : Danny Blanchflower et David Bell en ont résumé les divers effets pernicieux. Comme Jeff Spross le dit : "Un emploi n’est pas seulement un mécanisme de livraison du revenu qui pourrait être remplacé par une source alternative. C’est la manière fondamentale par laquelle les gens affirment leur dignité, revendiquent leurs droits dans la société et comprennent les obligations mutuelles qui les lient les uns vis-à-vis des autres. Il y a de bonnes preuves empiriques suggérant que la perte de cette identité sociale importe autant que la perte de la sécurité financière."

(…) Il y a plusieurs arguments keynésiens (1) en faveur d’une garantie d’emploi. Cette dernière agirait comme un stabilisateur automatique, stimulant la demande globale quand l’économie est déprimée, mais la contenant lorsque l’économie est en surchauffe. En offrant aux entreprises la perspective d’une demande forte et stable, elle doit encourager l’investissement. Cela pourrait alors encourager une forme de croissance tirée par la demande. La garantie de l’emploi agirait comme un plancher pour les salaires et les conditions de travail. En sachant qu’ils ne peuvent pas proposer de plus faibles salaires, ni de plus mauvaises conditions de travail, les employeurs devraient stimuler la croissance de la productivité et essayer d’économiser en main-d’œuvre en investissant dans de nouvelles technologies. En ce sens, une garantie de l’emploi ferait au vingt-et-unième siècle ce que des syndicats puissants et le plein emploi firent dans les années cinquante et soixante.

Que peut-on alors dire contre cette idée ? Il y a de gros problèmes pratiques. Est-ce que les gouvernements locaux ont réellement l’expertise en termes de management pour identifier le travail nécessaire et gérer ces projets ? Et le danger est que, sous les gouvernements de droite, une garantie de l’emploi devienne, non pas une façon d’offrir de la dignité aux chômeurs, mais plutôt une forme de "workfare". C’est en partie pour cette raison que je suis d’accord avec Steve à l’idée qu’une garantie de l’emploi doive être accompagnée par un revenu de citoyenneté.

Il y a cependant d’autres problèmes. C’est pourquoi je pense que la garantie de l’emploi puisse être une idée davantage marxiste que keynésienne. Simon en décrit un : "Supposons que nous débutions avec une économie avec une inflation stable, ce qui implique un chômage au niveau du NAIRU, et que nous introduisions la garantie de l’emploi. Comme il est moins coûteux de perdre son emploi, cela pousserait l’inflation à la hausse, si bien que la seule façon de maintenir une inflation stable serait de déprimer la demande, ce qui réduirait bien sûr la production". Bien sûr, (…) vous pourriez affirmer qu’en ramenant des gens à l’emploi la garantie de l’emploi améliorerait les compétences et donc réduirait le NAIRU à long terme. Mais est-ce que le NAIRU serait nul ? Je ne le pense pas. Je pense qu’à partir d’un certain moment la crainte de Simon se matérialiserait. Quand ce sera le cas, une garantie de l’emploi évincerait l’emploi capitaliste.

Pour certains, comme Kate Aronoff, ce n’est pas un problème. "Ce ne sont souvent pas les mêmes choses qui nourrissent une marge de profit et qui font une bonne société." De la dépollution des côtes aux projets d’histoire orale (…), il y a plein d’activités utiles et peu carbonées qui peuvent être faites mais qui ne sont pas valorisées par le secteur privé. Il est difficile d’imaginer une entreprise, par exemple, qui soit capable de faire un profit en construisant des terrains de jeu ou en tenant compagnie aux personnes âgées pour les protéger de la solitude, qui est associée selon plusieurs études à une mort prématurée. C’est une raison pour laquelle une garantie de l’emploi remet en question le capitalisme. Elle pose la question : quelle est la valeur économique ? Est-ce qu’elle correspond seulement à une activité profitable ou prend-elle aussi en compte le travail non marchand (…) ?

Bien sûr, il y a une autre raison pour laquelle nous pouvons penser que la garantie de l’emploi s’oppose au capitalisme. Comme Jeff le dit, en faisant écho à Kalecki, "avec le plein emploi, les capitalistes perdent leur levier pour déprimer le salaire des travailleurs et ils doivent abandonner davantage de profits. Mais, surtout, (…) les capitalistes sont forcés de négocier avec les travailleurs qui sont 'en-dessous' d’eux et de se plier à leur volonté. Leur position de 'demi-dieux' de l’économie (garantissant l’emploi quand ils sont apaisés et l’emportant quand ils sont enragés) est renversée".

Comment les capitalistes vont-ils y répondre ? Une première possibilité est qu’ils réagissent en améliorant les conditions de travail et par là la productivité : nous avons de bonnes preuves empiriques suggérant que des formes de capitalisme plus coopératives sont plus efficaces. Une autre possibilité est qu’ils ferment tout simplement leurs établissements ou cessent d’investir, comme ils craignent que les plus faibles marges de profit fassent plus de dommages aux taux de profit qu’une plus forte demande globale ne leur fasse du bien. L’histoire nous montre que les deux réactions sont possibles : nous avons vu la première lors des années cinquante et soixante, puis la seconde lors des années soixante-dix.

Et ensuite il y a une troisième remise en cause du capitalisme. Une authentique garantie de l’emploi va adapter les emplois aux besoins des travailleurs : elle va les adapter au besoin que les gens éprouvent de prendre soin des membres de leur famille et elle va fournir des emplois adaptés à ceux qui ont des problèmes de santé. C’est à l’opposé de l’essentiel de ce que l’Etat capitaliste a essayé de faire, qui a consisté à changer les gens pour les besoins des capitalistes (…).

Ce que nous avons ici, alors, ce sont deux conceptions différentes d’une garantie de l’emploi. D’un côté, il peut s’agir d’une politique aidant le capitalisme à mieux fonctionner. Mais d’un autre côté, elle peut être une (…) politique qui (…) ne peut pas être adoptée de façon soutenable par le capitalisme et s'avère en fait un premier pas vers le socialisme. Honnêtement, je n’arrive pas à trancher.

(1) Oui, je sais qu’une garantie de l’emploi a davantage été associée avec la MMT qu’avec le keynésianisme. J’utilise le terme "keynésien" en référence à des politiques visant à soutenir le capitalisme en accroissant l’emploi. Je m’attaquerai aux différences entre keynésiens et partisans de la MMT une autre fois. »

Chris Dillow, « Job guarantee: Marxist or Keynesian? », in Stumbling & Mumbling (blog), 11 mai 2018. Traduit par Martin Anota